domingo, 4 de fevereiro de 2018

Ulli Lust : "Les femmes doivent se mettre à dessiner le sexe"

Dans "Alors que j'essayais d'être quelqu'un de bien", Ulli Lust décrit un ménage à trois qui tourne mal. Un récit épatant de liberté et de sincérité. Rencontre avec l'auteure autrichienne installée à Berlin, en direct du Festival de la BD d'Angoulême.  
Écrit par Amandine Schmitt  

BibliObs. Dans l'album autobiographique «Alors que j'essayais d'être quelqu'un de bien», vous décrivez un triangle amoureux entre vous et deux hommes, Georg et Kimata. Qu'est-ce qui vous a poussé à raconter en détails cette période de votre vie? 
Ulli Lust. Je voulais montrer que les réactions psychologiques à une situation sont multiples. Si votre petit ami vous dit qu'il ne veut plus avoir de rapports sexuels avec vous, c'est un problème majeur dans une relation. Vous pouvez aggraver le problème en choisissant de vous séparer. Nous, on l'a minimisé en se mettant d'accord sur le fait que je pouvais avoir un amant. C'est une façon très cool de gérer le problème. J'aime bien trouver des solutions innovantes aux situations complexes.
Mes amis ou moi avons très bien géré les relations libres au cours de ces vingt dernières années. Au moins, on n'avait pas à se focaliser sur l'idée que deux personnes sont faites l'une pour l'autre et qu'elles doivent rester ensemble pendant quatre-vingts ans sans avoir le droit de flancher. À la lecture de mon livre, on pourrait penser que je cherche à faire passer l'idée que les relations libres ne fonctionnent pas. Ce n'est pas le cas. Disons que mon livre est un plaidoyer pour les relations libres, même si, dans le même temps, j'en raconte une qui n'a pas fonctionné.
Planche extraite de "Alors que j'essayais d'être quelqu'un de bien" ©Ça et là
Vous restituez avec beaucoup d'honnêteté ce que vous ressentez, même quand ce n'est pas à votre avantage.
En littérature, vous avez mauvaise réputation si vous dites que votre roman reflète une partie de votre vie. En Allemagne, les auteurs n'aiment pas qu'on leur demande ce qui est réel dans leur livre. Mais nous savons tous que l'autobiographie est la base de la littérature. Dans l'industrie de la bande dessinée, nous sommes autorisés à en parler ouvertement.
Il s'agit d'aider à comprendre la nature humaine, qui n'est pas toujours jolie. Je trouve vraiment intéressant les paradoxes, le fait que vous pouvez avoir deux sentiments différents en même temps. L'écueil, c'est que certains journalistes voient mon œuvre tout en noir ou tout en blanc: «Georg n'était pas heureux, à un moment, il dit qu'il est jaloux.» Oui, parfois, il est jaloux, mais il peut gérer ses propres sentiments. Il peut les affronter. Nous sommes capables de le faire en tant qu'êtres humains. 
Votre amant, Kimata, est un immigrant nigérian qui se révèle violent. Dans une époque où l'on constate un regain de racisme, vous êtes-vous demandé s'il était opportun de raconter cette histoire?
J'ai effectivement dû y réfléchir. Puis, je me suis dit que je n'allais pas me censurer juste parce qu'on tend un micro à de stupides racistes. Et puis, c'est une autre forme de racisme de ne pas montrer une personne elle-même victime de racisme mal se comporter. Il n'y a pas besoin d'être un saint pour être une victime.
Premier échange de regard avec Kimata. ©Ça et là

Pour le reste, j'essaie d'être nuancée autant que possible et de montrer comment il est en arrivé à devenir violent. C'est un comportement terrible, que je n'approuve pas. Je n'ai plus jamais eu de relations avec des hommes violents. C'était une situation très difficile, surtout qu'il a fait de la prison. Je savais que ce type ne serait pas en prison pour toujours. Il allait sortir, encore plus en colère qu'avant. J'ai essayé de le calmer en lui disant que je voulais juste lui donner une leçon, que je ne voulais pas qu'il souffre autant. «Je t'ai aidé à sortir de prison, alors s'il te plaît sois gentil». J'ai eu de la chance que Kimata ait vraiment appris quelque chose. Beaucoup d'hommes violents n'apprennent jamais rien.

"Il est très facile de diminuer la voix des femmes"

Il y a beaucoup de sexe dans votre album.
Oui, j'aime bien dessiner des scènes de sexe.
Ce qui est intéressant, c'est que vous montrez un regard féminin sur un corps masculin et sur la sexualité en général. C'est quelque chose de rare dans la bande dessinée. Était-ce important pour vous ?
Très important. On voit des femmes sexy partout. J'aime bien, mais ce serait mieux que les femmes aussi se mettent à dessiner le sexe. Il est très important qu'il y ait plus de bandes dessinées érotiques féminines. Nous, les femmes, voulons avoir notre propre matériel érotique. 
Je pense que je vais travailler davantage sur cet aspect de la libération féminine, sur le fait de ne plus avoir honte de soi. J'imagine quelque chose qui sortirait de la fiction, peut-être un essai avec une dimension historique, sur la façon dont les femmes ont été représentées dans le passé et les effets sur notre psyché. 
Vous montrez toujours des héroïnes très libres sexuellement. Est-ce que vous pensez que cette liberté-là est en danger?
Il y a un grand revirement depuis ces 15 dernières années. Certaines parties de la société sont plus libérées, avec les sites de rencontres et les relations libres, de plus en plus populaires chez les jeunes. D'un autre côté, il y a ce besoin de sécurité, on veut revenir aux vieilles mœurs -comme si elles étaient si saines! Facebook a une grosse part de responsabilité, on ne peut pas montrer de tétons ou de gens nus... en 2018! Je me baignais topless dans les années 1970, et maintenant ce serait redevenu dangereux? C'est stupide. 
"J'aime bien dessiner des scènes de sexe". ©Ça et là

Vous avez suivi l'affaire Weinstein?
Oui. Punissez-les ! Ça va vraiment mal. Ça craint que vous ne puissiez obtenir un travail que si vous sucez une bite. Si les hommes étaient dans cette situation, qu'ils n'obtenaient des rôles au cinéma qu'en suçant les vagins des productrices, ils seraient en colère. Mais nous sommes tellement habitués à cette situation qu'ils nous rabâchent: «Ah, ne vous plaignez pas.» Il faut avoir conscience qu'il est très facile de diminuer la voix des femmes. Quand elles s'unissent pour dire #MeToo, les hommes sont très prompts à répondre: «Ne soyez pas hystériques.» Contre notre discours, ils ont la méthode, ils ont des armes très fortes et qui fonctionnent toujours.
Dans votre livre, vous tentez de percer en tant qu'illustratrice à Vienne pendant que vos parents élèvent Philip, votre fils, à la campagne. Il a maintenant 32 ans. A-t-il lu l'album?
Oui et il a aimé. Il a moins aimé que je parle de son père. Ce n'est pas quelque chose dont on a envie de parler en public. Mais je lui ai expliqué que c'était juste pour illustrer un exemple des comportements humains, et que ce sont les seules histoires que je connais. Il peut comprendre que ce soit dans le cadre d'une œuvre. Je ne raconte pas tout ça sur Facebook ou Instagram.
Est-ce que vous envisagez de raconter la suite de vos aventures, quand vous vous êtes exilée à Berlin pour entrer dans une école d'art?
Non, ce serait ennuyeux. Je ne faisais que travailler. S'il n'y a pas de conflit, si je suis heureuse tout le temps, il n'y a pas d'histoire. C'est pourquoi vous ne connaissez que les moments malheureux de ma vie. Ou peut-être que les autres moments malheureux n'étaient pas aussi bien structurés. Dans «Alors que j'essayais d'être quelqu'un de bien», je pouvais développer plusieurs aspects, avec d'un côté l'enfant, de l'autre cette vie de femme moderne et inhabituelle.
J'ai une autre histoire dans les cartons, mais les gens qui y figurent ne l'aimeraient pas. Je dois leur demander l'autorisation avant de travailler dessus. Je peux tout raconter sur moi, mais je dois respecter la sphère privée des autres.

©Ça et là

Vous avez des nouvelles de Kimata ?
Non. Il est à Londres, je crois.
Vous aimeriez en avoir ?
Pas vraiment. 
Avez-vous gardé contact avec Edi, la fille qui vous entraînait sur une mauvaise pente dans «Trop n'est pas assez», votre magistral premier album?
Nooooon! Je l'ai vue dans un petit documentaire sur Vienne qui date d'il y a 20 ans. Elle parlait un peu, disait quelque chose d'ésotérique. Elle était encore plus stupide qu'elle ne l'était à 16 ans. Mais c'était marrant de tomber là-dessus.
Vous n'avez plus de liens avec Kimata, plus de liens avec Edi. En fait, vous écrivez sur les fantômes de votre passé?
Oui. Et c'est très confortable, parce que je n'ai pas besoin de leur parler.
Alors que j'essayais d'être quelqu'un de bien, par Ulli Lust 
traduit de l'allemand par Paul Derouet 
Çà et là, 368 p., 26 euros
[Source : bibliobs.nouvelobs.com]

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