Le cimetière juif de Fez, témoin de l’enracinement ancien des Juifs au Maroc |
Écrit par Yolande Cohen
L’arrivée au Canada
d’une vague d’immigrants juifs d’Afrique du Nord, poussés à quitter leurs pays
dans le contexte de la décolonisation européenne [1], a transformé l’équilibre interne et le visage de
l’importante communauté juive canadienne, jusque-là composée d’immigrants
principalement ashkénazes, plus anciennement établis. Parmi les nouveaux venus
qui s’installent au Québec après 1960, les Juifs originaires du Maroc
constituent le groupe national majoritaire. Comptant 7 995 personnes arrivées entre
1960 et 1991 (selon le recensement de 1991), ils sont plus de deux fois plus
nombreux que les Juifs originaires de Pologne (4 250), et au-delà encore au regard
des Juifs originaires de tous les autres pays confondus (France, Israël, etc.).
Dès lors, la langue et l’origine ethnique, bien plus que la pratique
religieuse, vont devenir de puissants marqueurs de leur identité recomposée.
L’intégration des Séfarades dans l’ensemble communautaire et plus largement dans la société québécoise révèle ainsi des processus de reconstruction identitaire qui impliquent le retour à des référents anciens et parfois mythiques (l’âge d’or de Sefarad), ainsi qu’une réinterprétation de leurs traditions à la lumière des nouveaux paramètres identitaires québécois. Cette reconstruction d’une identité séfarade dans le contexte communautaire montréalais et québécois diffère de celle qui s’est formée à Toronto, autre grande ville canadienne qui accueille un petit nombre de Juifs originaires d’Afrique du Nord, ou de celle que l’on trouve en Israël. Au Québec comme en France, ce mode d’identification passe par le partage du français comme langue commune avec la société d’accueil, par le rajeunissement d’une communauté juive vieillissante, et par le renforcement du sentiment de cohésion communautaire [2].
On cherche à mieux comprendre, ici, ces processus de reconstruction identitaire des Juifs marocains à Montréal, processus qui se caractérisent principalement par le renouvellement des structures communautaires, la construction de nouveaux ensembles institutionnels autour de l’identité séfarade, et leur rapide intégration économique [3]. Je tenterai de montrer d’abord comment s’est réalisée cette reconstitution identitaire, et ensuite combien cette identification au sépharadisme est complexe mais salutaire pour les Juifs du Maroc. Car, si elle gomme en partie le caractère postcolonial de cette immigration et institue une confrontation pas toujours heureuse avec le monde juif ashkénaze, surtout anglophone, elle est une réponse aux attentes politiques favorables à la francophonie et à celle du multiculturalisme qui a permis l’éclosion de cette communauté dans une ville cosmopolite comme Montréal. Il faut toutefois ne pas tomber sans discernement dans l’éloge du multiculturalisme qui tend aussi à figer les identités dans un substrat communautaire uniquement juif au risque de les ghettoïser.
Des Juifs en terre d’islam aux Juifs originaires de…
Vieilles de près de deux mille ans, les communautés juives d’Afrique du Nord ont connu bien des avatars, mais jamais un exode aussi massif que celui qui a eu lieu à partir de la Seconde Guerre mondiale. Forts d’un pluralisme ethnique et religieux multiséculaire, les pays musulmans ont abrité jusqu’à ces dernières années de nombreuses communautés juives, catholiques et protestantes. En un siècle, les effectifs des Juifs en terre d’islam – près d’un million de personnes à l’origine – sont passés à 65 000, dont 25 000 en Iran. Cette quasi-disparition des Juifs du paysage humain des pays musulmans n’est pas sans conséquence sur les relations qui se tissent désormais entre ces pays et la diaspora. Que deviennent les valeurs majeures de tolérance religieuse, de convivialité et de compréhension qui ont marqué les quatorze siècles de relations entre Juifs et musulmans en terre d’islam ? Enfin, l’exil massif de ces communautés entraîne la constitution d’une diaspora juive originaire des pays musulmans, très diversifiée et encore largement sous le choc de ces départs.
En ce qui concerne les Juifs marocains qui se retrouvent principalement en Israël, en France et au Québec, cette vague de grands départs a été vécue comme une dislocation et une (difficile) relocalisation. La vision nostalgique et parfois mythique de la vie d’avant imprègne alors les représentations que les individus se font de leur histoire et de leur identité (perdue ?). Les processus de réappropriation du passé et de reconstruction d’une nouvelle identité à partir de la conscience de soi et des autres permettent d’éviter les replis identitaires souvent associés aux premières générations d’immigrants [4]. Comment les émigrants séfarades interprètent-ils leur départ du Maroc ? Et dans la mesure où ils ont émigré au Canada, et non pas en Israël ou en France, quelles sont les représentations qu’ils se font de leur émigration et de leur installation ?
Deux visions de leur départ du Maroc
La représentation des départs du Maroc véhiculée par cette communauté est loin d’être uniforme et partagée par tous. Étroitement dépendante des conditions particulières à chacun, elle est marquée par une première vision/division, concernant leur rapport à leur départ/déplacement/exil du Maroc. Dans la thèse du départ volontaire et celle de l’exil forcé, on peut distinguer deux pôles principaux entre lesquels se trouvent une variété de positions, qui ont des incidences sur les façons d’envisager l’histoire des rapports entre Juifs et musulmans dans le pays de départ, mais aussi sur les façons dont ils vont considérer leur intégration dans le nouveau pays d’accueil qu’est le Québec.
La représentation du départ massif des Juifs du Maroc comme un départ volontaire est celle qui a été la plus audible. Elle constitue une tendance lourde, assez optimiste, qui consiste à dire que la coexistence entre les Juifs et les musulmans au Maroc, au long de ces nombreux siècles, a été marquée par une cohabitation et même parfois par une convivialité relativement heureuse. Dans cette perspective, la longue période de cohabitation a pris fin à la suite d’évènements externes qui ont précipité le départ : la colonisation et l’établissement d’un protectorat français au Maroc, l’indépendance du Maroc en 1956, la création de l’État d’Israël en 1948 et les guerres israélo-arabes qui s’en sont suivies.
Les tenants de cette interprétation considèrent que ces liens doivent être maintenus et poursuivis par le dialogue interreligieux et intercommunautaire partout où il est possible. C’est la position classique des dirigeants communautaires et des grandes institutions du judaïsme marocain au Maroc (cela se comprend sans doute), mais aussi en France et au Canada. Elle permet aux Juifs de continuer de se considérer comme des ressortissants marocains installés à l’étranger et entretient l’illusion tenace d’un retour possible alors que le départ est définitif. La possibilité conservée de retourner au Maroc pour affaires ou tout simplement pour rendre visite à des amis ou des parents (quelque 3 000 Juifs vivent encore au Maroc aujourd’hui) est continuellement invoquée pour souligner les liens qui persistent entre le roi et ses anciens sujets. Toutefois, cette position, activement revendiquée dans les premières années d’immigration (entre 1960 et 1980), s’estompe désormais pour laisser place à un rapport plus distancié avec le Maroc.
La seconde position, plus récente, a émergé à la fin des années 1990 et au début des années 2000. La thèse de l’exil forcé coïncide avec l’émergence d’un discours de libération postcolonial. Elle insiste sur la subordination des Juifs du Maroc aux musulmans dans le cadre du système de la Dhimma ainsi qu’aux colonisateurs français qui refusaient de leur accorder la nationalité française par un autre décret Crémieux. Elle voit dans ces humiliations les raisons profondes de leur exil massif, dès qu’ils ont été en mesure de partir. Quelques historiens, analystes et dirigeants de la communauté juive américaine, par exemple, proposent cette interprétation de l’histoire des Juifs du Maroc, allant jusqu’à s’associer à la réclamation de restitution des biens spoliés ou confisqués à l’occasion de leur départ précipité du Maroc.
Le déplacement des Juifs du Maroc s’inscrit ainsi dans les grandes vagues migratoires qui suivent la décolonisation. Mais il vise aussi à trouver des rivages plus propices où s’abriter des aléas d’une histoire qui les a vus soumis aux lois de la Dhimma, puis à celles de Vichy, enfin au nouvel arbitraire pour ne pas dire à l’antisémitisme renaissant à l’occasion des guerres israélo-arabes.
Entre ces deux positions clairement polarisées, qui répondent à des besoins à la fois politiques et communautaires, il est difficile de frayer un chemin à une narration historique forcément plus nuancée et plus complexe, plus attentive notamment aux histoires individuelles et aux évènements [5]. Mais, quelles que soit les raisons et justifications données a posteriori à ces départs, ils ont eu lieu et ont conduit les Juifs marocains en Israël ou dans la diaspora.
Une histoire d’émigration postcoloniale
L’émigration des Juifs marocains au Québec s’inscrit dans le grand mouvement qui, en moins de 30 ans, principalement entre 1950 et 1980, a vu le départ de la presque totalité de cette communauté forte de quelque 300 000 personnes en 1950. Contrairement aux Juifs d’Algérie, membres d’une colonie française depuis 1830, les Juifs du Maroc ont subi un protectorat plus tardivement installé, en 1912, et moins intrusif. Toutefois, alors qu’ils ont bénéficié des institutions consistoriales françaises dès 1845 et surtout du décret de naturalisation collective consenti par l’État français, le fameux décret Crémieux, les Juifs d’Algérie bénéficient en outre, une fois l’Algérie indépendante, des mêmes lois concernant le rapatriement et la réinstallation en métropole que les Français d’Algérie, et de ce fait émigrent en masse en France.
Nombre de Juifs marocains, quant à eux, se sentent dans une situation d’exil intérieur depuis la fin du XIXe siècle, et doivent renoncer à une possible intégration collective à la France alors que le départ leur apparaît imminent. Aussi ces populations se trouvent-elles dans une véritable impasse : ayant pour une partie d’entre elles adopté la culture et la langue française comme moyen de s’émanciper de leur milieu, elles ont rejeté certaines de leurs traditions et coupé une partie de leurs liens avec le monde musulman marocain, pour finalement comprendre qu’elles n’avaient pas de place non plus dans la grande nation française.
À cette première dislocation du substrat communautaire traditionnel, il faut ajouter un second type de transformations, bien plus puissantes encore, engendrées par la Seconde Guerre mondiale, la Shoah et le processus de décolonisation des années 1950. Cette communauté a subi les lois discriminatoires du régime de Vichy qui, même si elles ne furent pas entièrement appliquées, les stigmatisent de façon durable (numerus clausus dans les écoles, couvre-feu, etc.). Ces évènements majeurs vont entamer durablement la cohésion de la communauté, déjà fortement ébranlée, et son attachement à la France.
La création de l’État d’Israël en 1948, l’indépendance des pays maghrébins dans les années 1950 et les crises moyen-orientales des années 1960-1970 sont autant d’étapes supplémentaires vers la dislocation de cette communauté. Ses membres émigrent dans plusieurs régions du monde, en Israël, en Europe, en Amérique latine et en Amérique du Nord. La France, qui aurait été malgré tout la destination privilégiée par nombre d’entre eux, leur est fermée en pratique. La naturalisation française se fait en effet au cas par cas, sur demande individuelle, ce qui détourne de la France la plupart des Juifs marocains. Assaillie par un flot de demandes dès l’indépendance du Maroc en 1956, l’administration française freine de toutes ses forces la naturalisation des Juifs du Maroc, considérée comme trop coûteuse et politiquement peu rentable, compte tenu du nombre important de rapatriés d’Algérie aux besoins desquels elle devait déjà répondre et du contexte général hostile aux pieds-noirs. Exclus du pacte postcolonial passé entre la France et ses anciens ressortissants du Maghreb, ils seront sensibles, dans leur choix du pays d’immigration, à l’aide fournie par les grandes organisations sionistes, qui les mèneront pour la grande majorité d’entre eux en Israël, mais aussi à celle fournie par les organisations juives américaines et canadiennes, comme la Jewish Immigrant Aid Services (JIAS) et l’American Jewish Joint Distribution Committee.
C’est dans ce contexte et alors qu’ils sont à la recherche de pays d’accueil que plusieurs milliers de Juifs marocains immigrent dans les années 1960 au Québec, province qui présente l’avantage d’être une terre américaine francophone accueillante aux immigrants [6]. En fait, ils ne connaissaient absolument pas le Québec, et en avaient rarement entendu parler, mais réagissent comme cette famille qu’Élias Canetti décrit si bien dans les Voix de Marrakech, les Danan qui émigrent en Amérique française la tête pleine du mythe américain et de ses promesses de liberté [7].
Avec l’aide des grandes organisations juives américaines qui depuis le début du XXe siècle ont contribué à faciliter l’émigration de centaines de milliers de Juifs à travers le monde, les Juifs marocains qui ont atterri au Québec se retrouvent donc dans un pays inconnu, dont ils parlent certes la langue (en ce qui concerne les francophones, majoritaires par rapport aux Juifs hispanophones et arabophones), mais avec lequel ils ne partagent pas la même culture. Le dépaysement est total et le sentiment d’étrangeté absolu. Commence une quête identitaire commune à tous les immigrants et qui, dans le contexte québécois, coïncide exactement avec l’affirmation de la francophonie face aux anglophones et avec la politique du multiculturalisme préconisée par le gouvernement fédéral. Pour les Juifs du Maroc, ce contexte sera propice à leur réappropriation de l’identité séfarade comme élément moteur du regroupement des différentes composantes de la communauté autour d’eux. Dès lors, les différences entre Juifs originaires d’Algérie, de Tunisie, de France ou du Maroc vont tendre à se fondre dans un creuset commun francophone et séfarade.
Juifs séfarades en terre québécoise : Les institutions communautaires
Des études réalisées sur les Juifs séfarades, il ressort que leur intégration économique est relativement réussie, si on la compare à celle d’autres groupes arrivés à Montréal à la même période [8]. Ils ont aussi globalement bénéficié de la structuration forte de la communauté juive d’origine essentiellement ashkénaze. Dotée de tout un système de services sociaux et communautaires parallèles à celui de l’État, alors déficient en matière d’accueil des immigrants, cette communauté juive reste toutefois réticente face à ces nouveaux venus qui bousculent la hiérarchie établie souvent sur une ancienneté synonyme de notabilité. Les arrivants ne savent pas exactement eux-mêmes comment se définir : comme originaires du Maroc, d’Afrique du Nord, ou de la zone hispanophone ? L’appartenance à un espace francophone semble avoir constitué en fait un dénominateur commun.
Les premiers arrivés fondent un premier regroupement de ressortissants maghrébins, l’Association juive nord-africaine, qui affirme en 1959 son projet de répondre aux besoins culturels et religieux qui leur sont propres. Très vite toutefois, le sépharadisme, néologisme typiquement hybride, leur apparaît plus attractif [9]. En 1966, la Fédération sépharade des Juifs de langue française se transforme en Association sépharade francophone. Cette appellation, tout en masquant quelque peu la référence marocaine ou nord-africaine, vise à affirmer sa différence face à la communauté juive anglophone et à offrir un visage unifié de la communauté, par ailleurs très divisée et multiforme. Cela permet aussi aux dirigeants laïques de ce groupe de négocier une place distincte au sein de la communauté juive, en créant leur propre structure parallèle. Ils rejoignent ensuite l’organisme connu sous le nom de Communauté sépharade du Québec (CSQ), désormais Communauté sépharade unifiée du Québec (CSUQ).
Fondée par une poignée de jeunes immigrants sur le modèle communautaire marocain, qui dissocie au sein d’une même structure l’élément religieux des affaires sociales et politiques, la CSQ a été un élément déterminant de l’organisation et de l’intégration des Séfarades au Québec. À ses objectifs initiaux, qui étaient de préserver la culture séfarade, de la promouvoir et de faciliter l’insertion des immigrants dans la société d’accueil, elle en a ajouté de nombreux autres. Elle s’est dotée de commissions qui œuvrent dans le domaine religieux (tenue des registres d’état-civil, visite des malades, Hevra Kadisha ou confrérie du dernier devoir), social (information sur les services sociaux, mise en contact avec les organismes pouvant répondre aux besoins), et culturel (édition et diffusion d’un journal mensuel La Voix sépharade [10]), etc. Une pléiade d’organisations plus ou moins autonomes assurent une éducation juive en français (les écoles Maïmonide à Côte Saint-Luc et Saint-Laurent), le maintien des traditions liturgiques propres aux Séfarades (avec 8 synagogues dans la région de Montréal), et offrent une vitrine publique avec un festival séfarade tous les deux ans et quantité d’activités culturelles ou récréatives au sein du YMHA – Centre communautaire juif.
Couverture de La Voix sépharade, magazine de la Communauté sépharade du Québec, puis Communauté sépharade unifiée du Québec |
La multiplicité de ces lieux cultuels et communautaires reflète l’importance de l’engagement religieux et communautaire de ce groupe qui, en maintenant vivaces ses traditions liturgiques, culinaires et culturelles, a su en faire rapidement de nouveaux rituels facilement identifiés au judaïsme séfarade. La célébration de la fête de la Mimouna, devenue une fête nationale en Israël et un moment de rencontre privilégié entre tous les Juifs et les non-Juifs au Québec, témoigne de ce changement.
Mais c’est sur le plan culturel et artistique que le passage du judaïsme marocain ou nord-africain au sépharadisme est le plus nettement identifié. C’est à l’occasion du Festival séfarade ou lors du Mois du livre juif de Montréal que s’affiche la vitalité de cette culture multiforme qui se crée et se recrée sur les rives du Saint-Laurent. Bénéficiant d’un potentiel de jeunes talents, surtout français mais aussi québécois, de nombreux artistes en tous genres ont pris la parole, la plume, le pinceau, la caméra pour exprimer cet étrange et complexe métissage. L’écho extraordinaire que certains d’entre eux ont reçu au sein et au-delà de la communauté séfarade a permis l’éclosion d’une culture ancrée dans leur histoire personnelle et dans l’expérience plus universelle de l’émigration. Ainsi c’est à l’occasion de ces festivals que des humoristes comme Michel Boujenah, Gad Elmaleh et bien d’autres, comme la chanteuse Sapho, ont fait leurs premières armes. Des opéras et des pièces de théâtre ont été montés comme ceux de Serge Ouaknine et Alexis Nouss ; une littérature nouvelle a vu le jour, des peintres ont exposé leurs œuvres (André Elbaz, Abecassis). Cette floraison culturelle et artistique témoigne de la vitalité d’une création aux accents universels et à l’influence internationale. L’identité séfarade qui en est résultée, loin d’être dominée par la culture française (de France), a d’abord explosé au Québec.
Toutefois, il convient de signaler quelques-unes des questions qui restent en suspens dans ce processus de transformation des identités juives nord-africaines au contact de la société occidentale, et en particulier québécoise, et dont le communautarisme séfarade semble être le résultat.
Le renforcement communautariste
Les Juifs du Maroc sont arrivés au Québec à un moment de trouble dans les identités québécoise et canadienne. Ces Juifs qui affirment haut et fort leur francophonie ont ainsi bénéficié d’une double ouverture : la politique canadienne du multiculturalisme, qui encourageait le regroupement communautaire par de nombreux appuis et des subventions substantielles, et l’affirmation de l’identité québécoise sur la prédominance du fait français et de la langue française par les différents gouvernements du Québec (à la suite de la révolution tranquille et du mouvement souverainiste québécois).
C’est aussi le moment d’une affirmation nouvelle de l’identité séfarade à travers la diaspora juive, en Israël surtout, où les Séfarades tentent par ce biais de contester la discrimination dont ils sont victimes. Toutefois, parce que l’affirmation identitaire séfarade s’appuie sur des pratiques religieuses traditionnelles et sur un attachement indéfectible à l’État d’Israël, certains la considèrent désormais comme une manifestation de la recomposition du judaïsme mondial, qu’ils qualifient de « judaïsme et sionisme d’Orient ». Loin de se résumer à la représentation d’une communauté dans un pays donné, cette identité transnationale redevient un axe majeur d’expression de soi pour une grande partie des Juifs originaires d’Afrique du Nord et d’Orient dans tous les pays où ils se trouvent, particulièrement en Israël.
Ainsi la communauté, forme multiséculaire de regroupement pour les populations juives, retrouve-t-elle sa fonction ancienne de maintien de l’identité juive, surtout autour de la religion. Mais elle apparaît aussi comme une modalité privilégiée d’intégration aux nouvelles sociétés d’accueil, en particulier au Québec. L’expression de cette identité, qui se résumait souvent à la religion et à ses multiples pratiques, s’est complexifiée avec le rapport à Israël. Le militantisme sioniste en faveur d’Israël demeure l’activité politique par excellence des Juifs séfarades. Ils projettent dans l’activité communautaire cet engagement politique fort, qui semble surtout résumer et condenser ces dernières années leur expérience de la diaspora.
C’est également autour des conséquences d’un antisémitisme toujours présent que l’engagement communautaire prend tout son sens. Toutefois, on le sait, l’activisme communautaire comme seule expression d’une identité complexe demeure problématique. Aussi ouverte voudrait-elle être, la communauté n’enferme-t-elle pas ses membres dans une sorte de « repli sur soi », pas toujours propice à leur épanouissement et à leur influence sociale et politique, ici et maintenant ? Dans leur rapport au Québec/Canada, les Juifs séfarades francophones ont véritablement su faire leur profit, dans le maintien de leurs identités respectives, de certaines convergences entre la mémoire historique et la langue française. Pour autant, il n’y a pas de similitude entre leurs systèmes de valeurs et ceux des Québécois de souche ; tout au plus pourrait-on noter une certaine convivialité dans leurs relations.
De ce fait, leur identification au nationalisme québécois ou même canadien reste-t-il faible. Tout se passe comme si les membres de la communauté vivent dans une ville, Montréal, suffisamment cosmopolite pour que ces questions restent hors champ. Hermétique au projet souverainiste, la majorité d’entre eux est attachée au caractère démocratique et aux libertés fondamentales garanties par les constitutions canadienne et québécoise. En ce sens, c’est plus la conjoncture économique qui pourrait modifier les perspectives d’avenir de cette communauté qui a toujours envisagé l’espace québécois dans un ensemble plus vaste, non seulement continental, canadien ou américain, mais aussi international.
Cette situation affecte les perceptions et les projets de la génération qui est née ou a grandi au Québec, différente par bien des aspects de celle de leurs parents. Bilingues (français et anglais), ces jeunes préfèrent l’anglais, langue internationale qui leur ouvre l’accès aux professions d’avenir. Cette projection dans un espace linguistique international s’accompagne d’un double mouvement : d’une part un retour important aux pratiques religieuses juives, ce qui inverse le processus de sécularisation initié par la colonisation française et perpétué par les premiers arrivants ; d’autre part un décalage face aux jeunes québécois dont le nationalisme (ou souverainisme) plus affirmé reste étranger à leurs préoccupations.
Ainsi ces jeunes se retrouvent-ils en rupture avec la génération de leurs parents, c’est-à-dire moins enclins à faire de la pratique religieuse la source de leur identité, mais aussi moins proches de la société d’accueil. Divisés entre deux allégeances qui semblent irréconciliables – la canadienne qui contribue à maintenir ou à renforcer les clivages ethnoculturels et la québécoise qui est aux prises avec sa propre affirmation politique et identitaire –, nombre de ces jeunes s’affirment juifs (et non pas juifs marocains) et montréalais… Montréal, dont le cosmopolitisme leur paraît garant de la possibilité d’expression de leur propre identité et d’une pluralité d’autres, continue encore de leur apparaître comme un lieu de vie désirable.
Un rapport ambigu à la démocratie
Cette communauté est dirigée, comme beaucoup d’autres, par un même petit groupe de fondateurs de la première heure, ce qui traduit un premier type de changements. Le recrutement de ces nouvelles élites s’est fait non plus en fonction de leur naissance, comme au Maroc (familles proches du roi ou du protectorat), mais plutôt de leur mérite (activisme communautaire, fondation de revues comme La Voix sépharade ou d’associations, etc.). Si ce fonctionnement traduit bien la modernité de leur nouvelle situation, il bute toutefois sur la difficulté de leur renouvellement. Une fois installées à la tête de la communauté, ces personnes, pour la plupart des hommes âgés de 45 à 60 ans et issus du monde des affaires et de l’éducation (une seule femme a assumé la présidence de la CSQ), occupent à tour de rôle les fonctions de direction dans la plupart des instances représentatives de la communauté juive de Montréal. La persistance des modes traditionnels de direction, qui conduisent à la concentration des responsabilités entre les mains d’une petite élite autoproclamée, se trouve renforcée par un fonctionnement communautaire autarcique encouragé par les administrations fédérales et provinciales via leurs programmes de subvention aux communautés établies sur des critères ethnoculturels. La pluralité de vues et de positionnements qui font la richesse du judaïsme apparaît ainsi plus difficile à instaurer.
Des pesanteurs semblables s’exercent sur les liens intercommunautaires : l’ambivalence est totale. L’attachement à Israël est indéfectible : le Congrès séfarade du Canada a été créé en 1990 par la communauté du Québec en vue de développer des liens avec les autres communautés du Canada et les représenter au plan local et international, en particulier vis-à-vis d’Israël. Mais on ne veut rien renier des attaches avec le judaïsme marocain : la CSUQ est aussi affiliée au Rassemblement du judaïsme marocain, fondé à Montréal à la fin des années 1980. Les Juifs du Maroc semblent ne pas pouvoir distinguer entre la fidélité à leurs origines (leurs racines juives et la richesse de la culture créée au Maroc) et la réalité de leur histoire récente. En émigrant, ils ne sont plus obligatoirement assujettis au Roi du Maroc ; pour la très grande majorité d’entre eux, ils acquièrent rapidement la nationalité canadienne après trois ans de résidence au Canada. Certains pensaient pouvoir influer sur la politique proche-orientale en offrant leurs bons offices et en se donnant comme des exemples d’une coexistence séculaire et pacifique des Juifs avec le monde arabo-musulman. Ainsi le groupe Identité et Dialogue s’est-il illustré dès sa création, au début des années 1980, par la tenue d’un colloque, suivi de la publication des actes, rassemblant des intellectuels et des personnalités juives et arabes, du Maroc essentiellement, en faveur de la paix au Proche-Orient. L’un des participants est devenu par la suite le conseiller du roi Hassan II et de son fils, le roi Mohamed VI.
Perspectives d’avenir
Ces quelques perspectives sur l’histoire de ce groupe soulèvent aujourd’hui des questions importantes. Paradoxalement, cette communauté d’un poids démographique limité, coincée qu’elle est entre les grands frères ashkénazes du Québec, dont elle a beaucoup appris, et le monde canadien non-juif pas toujours hostile mais pas vraiment amical non plus, perçoit son importance en termes symboliques de médiation. Incapable d’intervenir seule sur la scène publique du fait du manque d’intérêt de la majorité de ses membres pour la chose politique – qui, à de rares exceptions, ne dépassent pas le cadre communautaire – elle cherche d’autres modes d’intervention. Ainsi, elle tente de participer, en tant qu’agent économique et culturel, à la revitalisation de Montréal comme métropole bilingue, en facilitant les passages de l’anglais au français et entre les différents groupes.
La communauté séfarade participe aussi à l’animation d’un dialogue interreligieux fort stimulant entre chrétiens et Juifs, qui a produit de nombreux résultats, notamment plusieurs publications en français sur les spécificités des cultures et religions, et sur les possibilités de dialogue et d’échange. L’arrivée importante de musulmans (qui forment une communauté très diversifiée de près de 100 000 personnes) ces dernières années à Montréal suscite inquiétude et interrogations, mais aussi dialogue et échanges. Mais tout comme dans les autres religions, le revivalisme religieux a ces dernières années considérablement changé la donne. Le pragmatisme et la modération qui ont marqué longtemps la pratique religieuse des Juifs séfarades semblent s’estomper pour laisser place à une certaine orthodoxie, quelquefois adaptée aux temps modernes, mais qui pourrait conduire à un radicalisme et à un repli identitaire autarcique.
Ce bref exposé de l’histoire de la communauté juive séfarade au Québec témoigne de l’importance des influences locales et internationales sur les processus de reconstruction identitaire. En ce qui la concerne, l’expérience du métissage, dont l’efficacité a été attestée par de longs siècles de cohabitation en terre d’islam, lui a sans doute été utile pour fonctionner dans une société moderne plurielle : structures communautaires fortement intégrées, offre de services, intervention à tous les niveaux de la vie sociale et politique, etc. Et même si cette communauté bute encore sur les valeurs nouvelles des sociétés démocratiques comme l’égalité entre les sexes, la liberté de parole et de culte, l’ouverture démocratique au pluralisme de la pensée, etc., on peut imaginer qu’elles les feront siennes dans un avenir rapproché. D’ores et déjà, ayant dû composer avec les multiples appartenances locales et régionales de ses membres (d’origine tunisienne, égyptienne, irakienne, libanaise, etc.), la communauté unifiée a parcouru un certain chemin par rapport aux anciennes traditions locales.
Reste à savoir si, dans ces tentatives de dépassement, la communauté vise son intégration à une identité canadienne, aléatoire parce que complexe, compte tenu du cas du Québec mais aussi rassurante, et/ou nord-américaine ? On a souligné combien la venue à Montréal a pu apparaître comme une voie d’accès au Canada et peut-être aussi aux États-Unis. Certains de ces immigrants séfarades ont franchi le pas et ont ré-émigré de Montréal vers la Floride ou la Californie. L’avantage de Montréal est que les choix demeurent ouverts : rester (pour une majorité), partir en Israël (une petite minorité très religieuse ou/et très sioniste), aller aux États-Unis. Une seule chose est certaine : pas de retour au Maroc, et pas d’émigration en France !
La communauté possède ainsi les atouts nécessaires pour réaliser une nouvelle synthèse entre l’américanité québécoise et le judaïsme. Pour y parvenir, elle peut s’inspirer de son héritage millénaire marocain où les influences hébraïques, hispano-andalouses, berbères, arabes, françaises et espagnoles se sont combinées pour assurer l’existence d’une culture vivante. Ce projet pourra se réaliser si la perspective à plus long terme l’emporte sur les contingences de l’immédiat, et si la communauté juive dans son ensemble est capable de sortir de ses carcans et de ses peurs pour envisager avec sérénité de nouveaux types de liens avec les autres.
Notes
[1] Cf. Jacques Taïeb, “Historique d’un exode”, Yod, 10, Paris,
1979.
[2] C’est à Montréal que l’on trouve le plus faible taux de mariages
interreligieux, qui est passé de 5,9 % en 1981 à 6,8 % en 1991 dans
la communauté, alors qu’il est respectivement de 9,7 % et 13 % au
Canada.
[3] Différents types d’intégration ont été étudiées : l’intégration
économique réussie des Juifs du Maghreb a été attestée par l’économiste
Moldofsky (1969), et par le psycho-sociologue Jean-Claude Lasry qui démontre
que les membres de la communauté ont pour la plupart réussi à retrouver le
niveau professionnel qu’ils avaient dans leur pays d’origine, d’autant que beaucoup
se sont trouvé des emplois dans des entreprises dites ethniques, séfarades ou
ashkénazes. Voir Jean-Claude Lasry et Claude Tapia (dir.), Les Juifs du
Maghreb. Diasporas contemporaines, Montréal, Les Presses de l’Université de
Montréal, Paris, L’Harmattan, 1989, et Joseph J. Lévy et Michelle
Labelle, Ethnicité et enjeux sociaux : Le Québec vu par les leaders de
groupes ethnoculturels, Montréal, Liber, 1995. Céline Brière (Les Juifs
Sépharades à Montréal. Traces passagères et marqueurs spatiaux d’une minorité
dans une métropole nord-américaine, mémoire en M.A. en géographie, Université
d’Angers, 1990), atteste aussi de leur intégration géographique, puisqu’ils
s’installent essentiellement dans les quartiers traditionnellement juifs (au
centre-ville) et nouvellement juifs (Côte Saint-Luc), et créent leurs propres
référents identitaires entre judéité, francophonie et séphardité. Voir aussi
Nicolas Sourisce, La Communauté juive montréalaise : enracinement
original. La presse des communautés culturelles, un nouvel outil de recherche,
Mémoire de Maîtrise de géographie, Université d’Angers, 1996.
[4] Après avoir mené plusieurs enquêtes sur les Juifs marocains (avec Yossi Lévy
et Marie Berdugo-Cohen, dont l’ouvrage Juifs marocains à Montréal.
Témoignages d’une immigration moderne, Montréal, VLB Éditeur, 1987), et la
production d’un Cd-rom sur les Juifs marocains, (Juifs du Maroc. Traditions et
modernité, Montréal, DoxaMédia, 2000), je participe à l’axe de recherche sur
les Juifs originaires du Maghreb-Machrek dans le vaste projet Histoires de
vie des Montréalais déplacés par la guerre, le génocide et autres violations
aux droits de la personne (CRSH-ARUC). Nous procédons à la collecte de
récits à partir d’une grille qui inclut les questions suivantes : comment les
individus et leurs familles ont-ils vécu leur émigration à Montréal ? Dans quel
contexte particulier leur trajectoire rejoint-elle la grande histoire et pas
seulement la mémoire que nous en avons, qui ne peut à elle seule faire office
d’histoire ? Et comment peut-on aussi la croiser avec celle, plus connue, de
la Shoah ?
[5] Des historiens comme Michel Abitbol (Les Juifs d’Afrique du Nord sous
Vichy, Paris, Riveneuve Éditions, 2008, 1re édition,
Maisonneuve et Larose : 1983), des écrivains comme Marcel Benabou, des artistes
comme Gad Elmaleh, etc., ont été sensibles à cette question.
[6] Les différentes études démographiques consacrées à la population juive
au Québec distinguent les Séfarades des Ashkénazes. Si l’on reprend les
chiffres par lieux de naissance, on constate que les Juifs marocains
constituent le groupe d’immigrants séfarades le plus important entre 1960 et
1980 : ils sont 220 avant 1960, 2 475 entre 1960 et 1969 (soit 66 %),
2 525 entre 1970 et 1979 (soit 69,9 %), 1 375 entre 1980 et 1989 (soit
53 %) et 620 entre 1990 et 2001 (soit 43,2 %). Les autres Juifs
séfarades, que l’on retrouve à partir de leurs lieux de naissance,
sont originaires d’Égypte, d’Algérie-Tunisie-Lybie, d’Irak, d’Iran, de
Turquie et du Liban. Cf. Charles Shahar et Élisabeth Perez, Analyse
du recensement de 2001, Fédération CJA, Montréal, octobre 2005, p. 22.
[7] D’où le sous-titre d’un article assez mal reçu par les dirigeants
communautaires d’alors : « Du soleil à la liberté ? », dans
« Élites et organisation communautaire chez les juifs marocains à
Montréal », avec Joseph Lévy, dans Annuaire de l’Émigration, Rabat,
1995, p. 320-327.
[8] Cf. Esther Benaïm, Intégration des Juifs marocains au Canada.
Monographie de la communauté juive marocaine à Montréal, thèse de Ph. D. en
sociologie, Université Paris-Sorbonne, 1976 ; Jean-Luc Bédard, Identité et
transmission intergénérationnelle chez les Sépharades à Montréal, thèse de Ph.
D. en anthropologie, Université Laval, 2005.
[9] Le terme, appliqué à l’origine aux Juifs d’Espagne, englobe aujourd’hui
les descendants de ces Juifs expulsés sous l’Inquisition qui se sont installés
en Afrique du Nord, aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, en Turquie et dans les
Balkans et qui parlaient judéo-espagnol, ladino, judéo-arabe, judéo-perse,
etc., ainsi qu’au Canada, les nombreuses communautés originaires de pays
musulmans, arabes ou perse qui se sont agrégées au groupe juif marocain
majoritaire à Montréal pour donner lieu à une réalité typiquement québécoise.
En France, on parlera plutôt de Juifs d’Afrique du Nord, et en Israël de
« Juifs orientaux » ou Mizrahi.
[10] Julie Manac’h, (Re-)construction de l’identité sépharade de 1998 à
nos jours : Étude de deux revues communautaires, Los Muestros et La
Voix sépharade, Mémoire de master d’histoire, Université de Rennes 2,
Haute-Bretagne, septembre 2006.
Yolande COHEN, présidente de l’Académie des Lettres et Sciences humaines de la Société Royale du Canada, est professeure titulaire d’histoire contemporaine à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Yolande Cohen a travaillé sur l’histoire des femmes et l’histoire des mouvements sociaux et identitaires en France et au Canada au XXe siècle. Dans ce dernier domaine, elle a notamment co-signé avec J.Y. Lévy deux essais, Les Juifs marocains à Montréal (VLB, Montréal, 1987), et Itinéraires Sépharades. L’odyssée des Juifs sépharades de l’Inquisition à nos jours (Grancher, Paris, 1992) ainsi qu’une production cédérom multimédia intitulée Les Juifs marocains, entre tradition et modernité (Montréal, Doxamedia, 2000).
[Source : www.cairn.info]
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