domingo, 17 de setembro de 2017

« CRAZY LOVE », film de Dominique Deruddere, 1987

crazy loveee
Écrit par Romain Le Vern

L’amour est un chien de l’enfer, connu comme sous le titre Crazy Love, raconte trois nuits d’un même personnage, Harry Voss, enfant, ado et adulte. La première partie correspond évidemment aux paradis verts. La séquence liminaire se déroule dans un cinéma. Ébloui, un garçon de 12 ans regarde un film romantique avec une princesse délivrée et un prince charmant sur son cheval qui s’embrassent pudiquement sur la bouche et se laisse envahir par cette vision naïve de l’amour. Magie totale du cinéma, croyance folle en ses images. Lui, le fils unique élevé dans une famille rurale, a soudain les yeux embués de larmes. Il a tellement cru à ces regards d’amour et s’est tellement projeté dans ce monde féérique, lyrique, rose, qu’il n’arrive plus à en sortir. 

À travers lui, se reconnaissent tous les petits garçons qui sont tombés amoureux de Gina Lollobrigida en découvrant Fanfan La Tulipe (Christian-Jaque, 1952). Une fois sorti de la salle, Harry pique une des photos du film affichées dans le hall du cinéma en essayant de ne pas se faire gauler par la caissière qui, elle, ressemble à Jackie Sardou. Ce sera sa première transgression par amour. Tout fier, le jeune homme montre cette photo à un ami qui va prendre en main son éducation sexuelle (si on peut dire).


Les jours passent, des pulsions étranges naissent et grouillent dans son corps, des attirances pour d’autres corps de femme le travaillent, les images de la sainte héroïne du film et de la vulgaire mégère qui attire tous les regards mâles du village se mélangent confusément, en même temps que la découverte des plaisirs solitaires s’impose à lui. Une découverte violente, un peu crade, qui ne correspond pas à ses expectatives d’amour courtois et qu’il ne comprend pas bien sur le moment. Alors que sa tendre mère le couche dans son lit et l’embrasse sur ses joues purpurines de chérubin, Harry repense à l’actrice du film, qui le hante comme un spectre. Cette femme n’existe pas, ce n’est qu’un fantôme de cinéma, une image volée. Dehors, il fait nuit, il pleut et des gouttes d’eau coulent sur la fenêtre, se reflètent sur le visage de Harry, en extase, devant la photo qu’il a ressortie. De l’amour naît un fantasme que les mecs découvrent seuls et avec lequel ils doivent composer. Une illusion qui, comme toujours chez Bukowski ou mettons, pour citer un cinéaste de l’époque, Marco Ferreri, s’éloigne inexorablement. Le drame par lequel tout le monde passe, a fortiori les cinéphiles, c’est que la vie ne ressemble malheureusement pas à un film.
Une fois adolescent (deuxième partie), Harry ressemble à un monstre aux joues purulentes, des placards d’acné sur la tronche que n’importe quel ado aimerait supprimer avec autre chose que de l’eau précieuse. Son amour d’enfance s’éloigne et, effrayé de ne jamais l’atteindre, Harry noie dans l’alcool son chagrin de plus être beau et innocent. Le soir de la remise du diplôme de fin d’étude, à son lycée, plutôt que d’aller au bal des élèves, il préfère rester chez lui. Un ami vient pourtant le chercher et le force à s’y rendre pour tenter sa chance auprès des filles de son âge.
Adulte (troisième et dernière partie), Harry réalise bien malgré lui qu’il est passé à côté de sa vie sentimentale et affirme que si personne ne veut lui donner d’amour alors il devra le faire tout seul. Dans un dancing pour marins, il rencontre un vaurien avec lequel il va passer la nuit à se saouler. Par défi, les deux hommes volent le cadavre d’une jeune femme sublime dans un corbillard. Et Harry de s’éprendre de la morte.
Derrière la provocation, ce que Crazy Love raconte, c’est à quel point le monde plein de promesses de l’enfance, que l’on pense lumineux parce que l’on ne connaît rien de ses zones d’ombre, nous semble lointain et doré une fois que l’on devient adulte. Et qu’une fois adulte, tout est perdu, tout est noir, tout est foutu. Bukowski ne parle pas des losers, il parle des poètes, des sensibles, des timides, de ceux que l’on juge parce qu’ils affirment une différence. En somme, de ceux qui peuvent passer à côté de leur rêve et/ou de leur vie et/ou de l’amour. Pour telle ou telle raison. Parce que ces choses-là ne se commandent pas. Parce qu’ils ont eu peur du regard des autres et parce qu’ils ont eu peur de regarder dans les yeux d’un(e) autre. Parce qu’ils ont cherché l’amour qu’ils avaient en tête et qu’ils ne se sont jamais résolus à se dire que cet amour idéalisé, cette cristallisation n’existaient pas. Alors, comme il n’y a plus rien à perdre, il n’y a plus qu’à accomplir la dernière transgression au monde. Le film se termine à l’aube, sur une plage. C’est beau, c’est atroce.
Le cinéaste belge Dominique Deruddere a situé ces récits nocturnes dans sa ville natale, là où il a tourné ses premiers films en super 8. Avant de tourner Crazy Love, il s’était précédemment fait la main comme court-métragiste avec Killing Joke et Wodka Orange. Cette adaptation de Bukowski arrive quatre ans avant Lune Froide de Patrick Bouchitey. Et les deux films, dans des registres très différents, racontent la même désillusion, la même tristesse de l’homme privé d’éternel. Dans leur fabrication, Crazy Love et plus tard Lune Froide révèlent les mêmes trajectoires de courts dérangeants ovationnés transformés en longs. Le court métrage intitulé Foggy Night, inspiré par la nouvelle « La sirène baiseuse de Venice, Californie » a tellement convaincu le producteur Erwin Provoost qu’il a incité son auteur à développer ce parcours en trois moments de vie. C’est pour cette raison que Crazy Love ressemble à trois courts enchaînés et que, comme chez Bouchitey, la troisième partie est le court duquel tout est parti.
Crazy Love raconte trois échecs sentimentaux et ils sont beaux. Seul le troisième appartient à Bukowski, les deux précédents appartiennent aux souvenirs d’enfance de Deruddere. Ce sont des contes, bien sûr. Des contes ravagés par la mélancolie, explorant aussi des univers de cinéma, de Fassbinder à Coppola, et racontant comment des idéaux romantiques ne peuvent pas s’épanouir dans une société médiocre détruisant les rêves et atomisant ceux qui ne conviennent pas aux normes, obligeant les doux rêveurs à se comporter comme d’affreux monstres pour obtenir un peu d’amour.

[Source : www.chaosreigns.fr]

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