Écrit par Thomas Morales
Durant toute sa vie,
André Hardellet (1911-1974) a foulé le bois de Vincennes et les rives de
la Marne en quête d’un « passé indéfini ». Poète, écrivain et parolier
célèbre, son voyage littéraire n’a guère dépassé les frontières
franciliennes. Une œuvre forte où le temps se décompose à l’ombre des
tonnelles et des terrains vagues.
André Hardellet était un explorateur d’un genre totalement inédit. Il
ne traversait pas les océans à la rame, n’arpentait pas le globe à la
recherche de peuplades inconnues et ne montait qu’exceptionnellement
dans de frêles aéroplanes pour se rendre à l’étranger. Son champ de
vision se limitait à la périphérie. Dans La promenade imaginaire, il écrivait ceci : «
La banlieue, il va sans dire, me présentait un bel éventail de
dépaysements à prix réduits : outre mon bois de Vincennes, les bords de
la Marne ou de la Seine, les zones, les villas assoupies dans la sieste
des tilleuls. » Ajoutant même : « Contre quelques tickets
jaunes, je me propulse vers des quartiers – il en reste encore – et des
banlieues où les terrassiers casqués transporteurs de tuyaux et
malaxeurs de béton ne bousculent pas ma quiétude. » Son seul acte de bravoure consistait donc à grimper dans le métro pour atteindre ce vaste territoire appelé « banlieue ».
C’était un temps où les barres d’immeubles n’avaient pas encore
obscurci l’horizon et où persistait une atmosphère très « année 1900 »,
au bord de l’eau vive. L’accordéon jouait la mélodie d’un bonheur teinté
d’une pointe de mélancolie. Le musette scellait les corps, l’instant
d’une java endiablée. Le désir empourprait les joues des jeunes filles
tandis que les ouvriers en goguette rivalisaient d’ardeurs estivales. Et
les verres tintaient jusqu’au bout de la nuit. On se serait cru dans La Belle équipe, le film de Julien Duvivier, un parfum de congés payés embaumait les cœurs. «
Entre la Seine et les coteaux / Y’avait du bal et d’la guinguette./
Y’avait du coquin, d’la fillette/ Et d’l’agrément au bord de l’eau », claironne-t-il dans son poème intitulé Suresnes. Cette parenthèse enchantée ne leurrait personne car planait, au-dessus des têtes, la loi immuable des amours impossibles.
La grande ceinture en ligne de mire
Hardellet, inlassable marcheur, a labouré sans répit ce terroir pas
encore totalement urbanisé et laissé à la découpe vorace des promoteurs.
Le bruit du marteau-piqueur n’avait pas couvert le pépiement du
martin-pêcheur. Le Grand Paris d’Hardellet avait des airs de campagne et
d’infini nostalgique. Il puisait ses souvenirs dans ce paysage à la
fois bucolique et, par endroits, tacheté de friches industrielles. Cet
écrivain rare, aujourd’hui oublié, est resté à la postérité pour deux
événements médiatiques : une chanson et un procès. Élève brillant aux
lycées Montaigne et Louis-le-Grand, il entame des études de médecine
qu’il abandonne pour travailler avec ses parents dans l’entreprise
familiale, « Les alliances Nuptia », une fabrique de bijoux située, 2
rue des Haudriettes, dans le quartier du Marais.
A partir de là, il va mener une double vie : la gestion (hasardeuse)
de cette affaire et l’écriture sous l’influence croisée de Nerval,
Rimbaud et Proust. À un âge relativement mur, poussé par Pierre Mac
Orlan, il publie en 1952 chez Seghers, La Cité Montgol, un
texte d’une force sans pareil dans la littérature de l’époque. Un
recueil original cabotant entre la poésie et le fantastique, on est
immédiatement séduit par cette singularité d’expression. Son style s’y
exprime tout en nuances et anfractuosités. André Breton et Julien Gracq
ont décelé chez lui cette patte sensible qui plonge le lecteur dans un
abîme sensoriel. Le journaliste, homme de télévision et radio, Georges
Walter le qualifia de « Proust solaire ». Chaque image est
passée au tamis d’une réalité augmentée. Hardellet n’est pas un
trafiquant de mots. Il leur restitue une sorte de fraîcheur originelle.
Le temps disparaît sous sa plume, passé et présent ne font plus qu’un
pour saisir la charge émotionnelle d’un chemin, d’un arbre, d’un vieux
métier, d’une partie de pêche, etc. Au contact d’une simple carte
postale couleur sépia, il échafaude des mondes parallèles. En sa
compagnie, on ne rentre pas impunément dans une futaie, un autre espace
intérieur s’ouvre : déstabilisant et pénétrant.
Du bal chez Temporel à un autre parquet
Un soir, à La Colombe, un cabaret de l’île de la Cité, Guy Béart, «
l’ingénieur » à la guitare termine son tour de chant et vient
s’installer à la table d’Hardellet, André Vers et René Fallet. Il
entonne alors la première strophe du poème Le Tremblay : «
Si tu reviens jamais danser / Chez Temporel, un jour ou l’autre, / Pense
à ceux qui tous ont laissé / Leurs noms gravés auprès des nôtres ». Dans la nuit, Bal chez Temporel,
un standard des années 50, était né. La voix sombre et sensuelle de
Patachou, sa première interprète, en fera un immense succès
radiophonique. Pour l’éternité, Guy Béart et André Hardellet resteront
les co-auteurs de cette chanson, rengaine profonde et triste. L’autre
événement marquant fut, à la fin de sa vie, son passage devant la 17ème
chambre correctionnelle où il est cité à comparaître pour « outrage aux
bonnes mœurs ». En 1969, l’éditeur Jean-Jacques Pauvert publie son roman
Lourdes, lentes… sous le pseudonyme de Steve Masson. La
justice décidément hermétique à la littérature passe à côté de cette ode
gourmande et pure.
Un éveil des sens unanimement salué par la critique. Michel Bernard du Magazine littéraire estime que « l’œuvre d’André Hardellet ne s’adresse évidemment pas aux gens sérieux, elle ne concerne que les gens graves ». Jean-Louis Bory au Nouvel observateur parle d’un « poème en prose ardente où le blason du corps féminin se fait carte de tendre ». Quant à Hubert Juin du Figaro, il s’enflamme pour ce « chef d’œuvre de la poésie. La femme y est un paysage : elle est saveur, touffeur, odeur ».
Entre ces deux dates, entre ces deux coups d’éclat involontaires,
l’image d’Hardellet est figée dans la naphtaline. De lui, on ne retient
souvent que des clichés bistrotiers et les plus lettrés se souviennent
de l’obtention du Prix des Deux-Magots en 1973 pour Les Chasseurs II.
L’exotisme du zinc, ce divan des âmes brisées, les copains d’abord
(Fallet, Boudard, Nucéra, etc.) et ce visage à jamais immortalisé par
Doisneau, moustache et casquette comme un masque à sa vraie
personnalité, demeurent les témoignages fugaces d’un immense artiste. On
oublie tous les autres « signes topographiques » qu’il a semés dans son
œuvre. « Sa géographie intime » avait du talent.
Aventurier des furtifs, pêcheur de sentiments
Dans son essai André Hardellet ou le don de double vie sorti aux Presses de la Renaissance en 1990, le très érudit Guy Darol rappelait que cet « étrange aventurier [avait] le goût des méandres, des voies sinueuses où l’on se perd. »
Autour de son « vieux Vincennes », carrefour de l’enfance, il s’était
fait le chantre du périurbain, mettant en lumière « le Pont de Charenton
», « Les Quais de Bercy », « les Eldorados sur Marne », « Le Val d’Or »
à Saint-Cloud, « Les Abattoirs de la Villette » ou consacrant un court
chapitre aux « Faubourgs et villes » dans Sommeils paru en 1960.
En effet, quel étrange personnage qui, en voyant une carrière, banale
ou sinistre endroit pour tant d’écrivains, s’enivrait à en perdre la
raison. Dans Le seuil du jardin (1958), il fait flâner son héros aux Buttes à Morel (Ménilmontant), lieu propice à un vagabondage de l’esprit : « Les anciennes carrières, vides, d’une blancheur crayeuse, offraient un décor de choix à son oisiveté. » André Vers, soulignait dans une interview des années 90 la multiplicité « des villes dans la ville »
à l’intérieur même de ses romans. Sous son regard, la ville se
métamorphose et devient un décor onirique comme dans ce passage : «
Tantôt c’était au “Point du Jour” quand, avec l’aube, des naïades
argentées naissent dans le sillage des péniches et s’ébattent entre deux
eaux avant de fondre sous le premier soleil. »
Il persuadait ses lecteurs que dans Paris intramuros, l’inattendu était à la portée d’un observateur quelque peu attentif : «
Il vous suffira parfois d’un coup d’œil par une porte cochère
entrouverte, d’un lointain observé d’un point culminant, d’un versant
d’ardoises qui étincellent ; connaissez-vous Belleville, Ménilmontant,
les voies de l’ancien chemin de fer de la Ceinture, le canal Saint-Marin
? » Il incitait même son lecteur à pénétrer dans le Jardin des Plantes : « Quand la nuit et la solitude s’en emparent, il devient un territoire voué à l’enchantement. »
Si son œuvre sent le pavé francilien, il s’aventura également dans la
province authentique, on lui doit des pages admirables sur les moissons,
la chasse à la vipère ou la pêche à la sauterelle. Quand il s’agit de
chanter les louanges d’« un petit bistrot tranquille, à la belle saison
», d’un hippodrome, les jardins clos de Passy ou ce qu’il nomme « Les
phénomènes de la nature » (les nuages et la pluie, le givre, le vent,
l’écho, etc…), Hardellet est un merveilleux guide.
Bibliographie :
- - Dans la collection L’imaginaire/Gallimard : Lourdes, lentes… ; Le seuil du jardin ; Les chasseurs I et II ; Donnez-moi le temps / La promenade imaginaire ; Le parc des Archers / Lady Long Solo, Oneïros ou La belle lurette.
- - Dans la collection Poésie/Gallimard : La Cité Montgol / Le Luisant et La Sorgue / Sommeils.
- - André Hardellet ou le don de double vie, de Guy Darol, Presses de la Renaissance.
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[Source : www.causeur.fr]
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