Quisqueya, République
dominicaine - Le soleil écrasant de
l’après-midi s’est adouci au batey Canutillo. Ses habitants sortent
graduellement de leur torpeur. Les jeunes hommes se dirigent vers le terrain de
basketball, les enfants, vers les gradins. Les plus vieux, revenus des
plantations de canne à sucre ou de leur potager, font claquer les dominos dans
l’air frais du soir. Du magasin près de la place, deux gigantesques
haut-parleurs inondent le village de merengue, lui imposant un air de fête même
quand il n’y a rien à fêter.
En septembre 2013, le tribunal
constitutionnel a annulé la nationalité de tous les Dominicains nés de parents
étrangers « en situation irrégulière ». Un coup bas dans ce pays qui a toujours
profité de l’extrême vulnérabilité de la main-d’œuvre haïtienne, d’abord dans
les plantations de canne à sucre, maintenant dans la construction,
l’agriculture et le tourisme.
Depuis
cette sentencia, la plupart des habitants de Canutillo sont plongés dans un
cauchemar administratif dont ils ne voient pas la fin.
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Salon de coiffure, batey Canutillo |
Devant le tollé
international provoqué par ce spectaculaire verdict, le gouvernement de Danilo
Medina a présenté, en mai 2014, une loi dite de « naturalisation » censée
redonner un statut légal aux 210 000 Dominicains visés. Toutefois, l’appareil
administratif dominicain a imposé tellement de contraintes à cette démarche que
seuls quelques milliers ont pu s’inscrire au plan dans les délais impartis.

Dans ce petit pays
de 10,4 millions d’habitants, c’est donc tout un pan de la population qui ne
peut obtenir ni acte de naissance, ni carte d’identité, ni passeport. Ces gens
ne peuvent pas étudier ; se marier ou déclarer une naissance ; accéder à des
soins de santé ou à un emploi formel ; voter. Le tribunal en a bel et bien fait
des zonbi.
BOURREAUCRATIE
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Le basket du soir |
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Gerardo |
Mais les autorités
dominicaines lui ont refusé sa carte d’identité, nécessaire pour obtenir son
passeport. Son acte de naissance avait « expiré ».
Les mois ont passé, l’opportunité s’est doucement refermée sur Gerardo et sa
petite maison de tôle ondulée, où un drap cloué au plafond sépare une minuscule
salle à manger de la chambre familiale où ils s'entassent tous les quatre. « Je voulais
sortir mon père et ma mère d’ici, dit-il. Ce n’est pas une maison pour mes
parents, tu comprends ? »
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Yuli |
Éjectée du
registre et sans carte d’identité, Yuli, jeune dominicaine de 23 ans, n’a
jamais pu enregistrer son fils. « Il ne pourra pas
passer au secondaire s’il n’a pas son acte de naissance », dit-elle.
Sa voisine Martha non plus ne peut pas inscrire sa fille, car elle-même est
réputée « en situation irrégulière ».
LE BATEY, ENTONNOIR DE L’ÉCONOMIE DOMINICAINE
C’est d’abord comme coupeurs de canne que les Haïtiens sont arrivés dans ce batey de Quisqueya. À partir de 1952, des contrats formels entre les gouvernements des deux pays assurent aux sociétés sucrières un approvisionnement de main-d’œuvre haïtienne outrageusement mal payée. Ces contrats, qui évoquent la traite d’esclaves, se perpétuent jusqu’en 1986.
D’ailleurs,
le président du tribunal constitutionnel Milton Ray Guevara, encensé par les
nationalistes pour avoir sauvé le pays de la menace haïtienne, a lui-même
négocié, alors qu’il était secrétaire d’État en 1979, un contrat avec le
dictateur haïtien Jean-Claude Duvalier pour faire venir des milliers de
braceros [coupeurs de canne] en République dominicaine.
Le
plus souvent, les travailleurs saisonniers haïtiens finissent par s’installer
au batey et y fondent leur famille. Leurs enfants dominicains, en revanche,
s’intéressent peu à la canne à sucre. Ils étudient, investissent d’autres
secteurs de l’économie. Souvent dégoûtés par les conditions de vie qui
prévalent dans les plantations, plusieurs militent pour les droits des
braceros, s’organisent, se lancent en politique. Dans les années 1990, les
élites conservatrices du pays ont commencé à se sentir menacées par ces jeunes
Dominicains noirs qui ont réussi à « s’échapper » de leur batey.
« Le seul secteur que l’État dominicain nous réserve,
c’est la coupe de la canne ou l’agriculture, dans des conditions infrahumaines, estime Antonio Pol Emile, directeur du Centre culturel
dominico-haïtien. Certaines
familles très pauvres ont tout de même réussi à sortir un ou deux enfants du
batey, malgré l’exploitation, la discrimination et la répression permanente. »
Les
élites économiques non plus n’aiment pas voir leur main-d’œuvre s’éduquer,
s’organiser, monter dans l’échelle sociale. «
Il y a encore bien des secteurs qui dépendent de la main-d’œuvre haïtienne bon
marché, dit M. Pol Emile. Les
entreprises sucrières, par exemple, ont tout intérêt à confiner ces gens sans
document dans les bateys, contre leur volonté. »
Pour lui, il est
clair que la sentencia condamne les descendants de braceros à une sphère bien
circonscrite de l’économie dominicaine : la canne, les travaux agricoles, la
construction. «
Pour couper la canne, vous n’avez besoin d’aucun document, dit-il. Pour tout le
reste, si. » Et c’est
bel et bien avec un regard de condamné que Gerardo retourne maintenant dans le
potager de son père.
La sentencia et la loi 169-14
Le 23 septembre 2013, le tribunal
constitutionnel dominicain a retiré rétroactivement la nationalité à toute
personne née au pays après 1929 de parents étrangers en situation irrégulière.
La décision, qui a rendu apatrides 210 000 Dominicains, a été condamnée à la
fois par la Cour interaméricaine des droits de l’homme et le Comité des Nations
unies pour les droits de l’enfant. Les autorités dominicaines ont toujours nié
avoir créé des apatrides, estimant qu’ils étaient en fait des Haïtiens.
Pressé de toute part par la communauté
internationale, le gouvernement de Danilo Medina a présenté en mai 2014 la loi
169-14. Loin de leur restituer la nationalité, celle-ci divise les personnes
affectées en deux groupes : le groupe A pour les Dominicains qui ont été
enregistrés un jour ou l’autre au registre civil, le groupe B pour ceux dont la
naissance n’a jamais été enregistrée.
Pour le groupe A, l’état a publié en juin
2015 une liste de 55 000 personnes qui pouvaient venir récupérer leurs
documents. Dans les faits, seuls 10 000 les ont effectivement récupérés à ce
jour.
Quant aux quelque 53 400 Dominicains du
groupe B, ils devaient d’abord s’enregistrer dans un nouveau registre en tant
qu’« étrangers », obtenir leur résidence puis, après deux ans, demander leur «
naturalisation ». À l’expiration du programme en février 2015, l’état n’avait
reçu que 8755 demandes d’inscription. On ignore combien ont vu leur situation «
régularisée », encore moins s’ils seront « naturalisés ».
[Photos : Jonathan Boulet-Groulx - source : www.ledevoir.com]
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