Antoine Picon est professeur d’Histoire de l’architecture à Harvard (Graduate School of Design). Son sujet de prédilection ? Les smart cities. Après avoir notamment publié aux éditions B2 Smart cities - Théorie et critique d’un idéal autoréalisateur, il augmente cette édition avec la publication, en anglais, de Smart cities – A spatialised intelligence. Entretien.
Antoine Picon, Smart cities |
Le Rideau : Antoine Picon, pour vous la smart city est-elle l’utopie du XXe siècle ?
Antoine Picon : Je ne vais pas vous faire un cours sur les utopies : cette notion a considérablement varié. Jusqu’au XVIIIe siècle, l’utopie est essentiellement un genre littéraire, dans la foulée du livre de Thomas More. Ensuite cela devient synonyme de mouvement social. C’est difficile de savoir ce qu’est l’utopie aujourd’hui. Qu’est-ce que l’utopie ? Est-ce que l’on pense mouvement social, philosophie ? Figure une dimension idéaliste, une dimension d’idéal dans la smart city, dimension qui rejoint d’ailleurs ce qui, à mon sens, est peut-être encore plus proche de l’utopie : le désir d’une ville durable en même temps qu’agréable. Dans la version anglaise du livre que je viens de publier (Smart cities – A spatialised intelligence, NDLR), j’explique qu’il faut percevoir la ville intelligente à la fois comme un idéal et un processus concret.
« La meilleure façon d’inventer l’avenir, c’est de l’inventer », citez-vous dans votre ouvrage…
Oui, ce n’est pas forcément une utopie ça. L’utopie est quand même rupture radicale avec le présent, irruption d’un événement qui rend l’avenir difficilement pensable dans les termes auxquels on est habitué. Un des problèmes que l’on a aujourd’hui avec le numérique c’est qu’il n’est pas forcément toujours au service d’une vraie pensée de la rupture. C’est pour ça que j’hésite à employer le terme « utopie ». J’ai plutôt utilisé la notion d’autoréalisation : le numérique épouse nos besoins et nos désirs, il n’épouse pas forcément cette espèce d’appel. Où va se situer une vraie rupture dans nos vies ? Pour l’instant on ne pense la rupture que sur le mode de l’apocalypse.
Vous parlez du fait que la fonction de la technologie vise finalement à disparaître dans l’environnement, qu’elle s’y intègre complètement…
Oui, en tout cas le numérique a été un peu cela. C’est aussi une des définitions de l’infrastructure : la chose à laquelle on ne pense pas, jusqu’au jour où elle dysfonctionne.
Est-ce que cette intensification de l’intelligence dans la ville ne s’oppose pas à sa politisation ?
C’est une très bonne question. Je pense que la ville va être un des grands laboratoires de la politique de demain. Je ne suis pas sûr qu’au niveau de la vie politique des États-nations le numérique présente un impact gigantesque : les structures traditionnelles de représentation politique sont assez bien adaptées, je dirais, aux grands États-nations. Par contre à l’échelle urbaine, je pense qu’il y a une vraie question. Des citoyens connectés qui peuvent interagir librement entre eux et avec la ville, est-ce que ça se représente, au plan politique. Peut-on concevoir avec eux la vie publique de la même façon que des citoyens traditionnels ? Les comportements online, on le sait, ne sont pas de la même nature. Les opinions sont, par exemple, beaucoup plus volatiles lorsque les corps sont absents, en quelque sorte. On ne vote pas, par exemple, sur internet. Enfin internet n’est pas une procédure très adaptée aux votes. Le sociologue Dominique Cardon a fait, là-dessus, un travail très éclairant, en montrant que la plupart des structures qui fonctionnent sur et autour de l’internet fonctionnent plutôt sur le mode du consensus. Un consensus négocié. Par rapport à la vie politique traditionnelle, la grande illusion de beaucoup de maires c’est de penser que la ville intelligente n’aura pas d’incidences sur les structures politiques de la ville. Au contraire, je pense que son avènement va avoir des incidences sur les structures de gouvernement, bien sûr, mais aussi sur les structures politiques. Si on veut sauter dans la science-fiction, je pense aussi que l’on va vivre dans des écologies de plus en plus complexes d’intelligences humaines et artificielles. Quels droits, quels devoirs assigne-t-on à ces intelligences artificielles ? Est-ce qu’un algorithme peut être considéré comme pénalement responsable ? Ces questions vont se poser. Assez curieusement, je pense parfois que toutes les réflexions aujourd’hui qui concernent le statut des animaux, « Il y a-t-il un droit des animaux ? », vont se reposer de manière encore plus aiguë avec l’intelligence artificielle. Il va falloir délibérer avec toutes ces choses un peu étranges, algorithmes, formes plus ou moins sophistiquées d’intelligence artificielle…On en est encore loin, mais les choses vont très vite.
Vous pensez qu’il faudrait un grand « concile» du numérique pour trancher toutes ces questions ?
Je ne sais pas. Je suggère dans le livre que la carte constitue aujourd’hui un des moyens d’imaginer d’autres formes de représentation. C’est à la fois une représentation au sens très littéral, mais je trouve très frappant que l’on utilise les cartes pour délibérer entre nous. Toutes les cartes participatives sont des structures qui permettent de dialoguer autrement que sur le mode du vote. Sur un mode qui est en quelque sorte intermédiaire entre le vote et le projet. C’est une des choses qui m’avaient intéressé dans les cartes, et qui m’intéresse toujours : la carte comme espèce de nouveau médium du politique. Alors qu’avant la carte était en général quelque chose de top/down, l’émanation d’une autorité, quelle qu’elle soit, le géographe, le roi, l’État, l’armée. Aujourd’hui on a les cartes, top/down toujours mais bottom up, et surtout les cartes qui deviennent des instruments de dialogue. C’est très frappant à quel point la carte est devenue aussi un médium de dialogue.
On a l’impression que le diagnostic politique qu’un André Siegfried, par exemple, faisait en son temps en rapport avec la carte de France, n’est plus possible aujourd’hui. L’individu se serait « dividualisé », divisé : il serait beaucoup plus délicat d’entreprendre une quelconque vision générale…
Oui, c’est la fractalisation. Quand on fait la carte de la pauvreté, c’est pareil. Ce n’est pas tout à fait ça que j’ai en tête ; ce que je veux dire c’est que la carte devient un endroit où l’on prend position par rapport à d’autres. C’est vrai que la carte bottom up, dans laquelle chacun entre des données ou la carte générée à partir de big data fait concurrence à la carte scientifique dont vous parlez. J’ai autrefois travaillé sur l’histoire de la cartographie urbaine, et peut-être que certains genres de cartographie sont en voie d’épuisement. D’autres les remplaceront. Il y aura toujours la place pour la cartographie scientifique, mais il faut peut-être la redéfinir…Peut-être aussi que les agrégats ne sont pas les bons, c’est une question qui se pose, effectivement. Ça a donné toutes les controverses autour des cartes de Jacques Lévy…Ce qui m’intéresse plus c’est la façon avec laquelle la carte peut cristalliser les collectifs, ce que ne fait pas du tout la carte scientifique qui, elle, se veut précisément extérieure au collectif. Or aujourd’hui la carte peut devenir l’instrument d’un collectif, qui la nourrit, etc. J’avais en tête les métaphores cérébrales. Le connectome est finalement un genre de carte. Ce qu’on fabrique avec ces cartes participatives, ce sont des types de représentations qui font penser à des connectomes.
Pensez-vous que l’intelligence des villes, dans un processus que nous pourrions nommer selon les termes d’Arnold Gehlen « délestage », permettent de soulager l’individu d’un nombre trop grand de décisions à prendre, dans son quotidien ?
On est plutôt, actuellement, dans une phase inverse. Le numérique nous oblige à prendre des tas de décisions nouvelles. Si vous regardez la version anglaise de mon livre – elle est deux fois plus longue que la version française -, je parle longuement du rapport aux infrastructures. Autrefois, quand vous vous déplaciez dans une ville, vous aviez des moyens d’information limités, vous saviez donc que vous alliez prendre le métro, le bus, point à la ligne. Aujourd’hui vous pouvez combiner les choses de manière beaucoup plus complexe : vous pouvez prendre un peu le vélo, ensuite le bus, etc. Vous avez beaucoup plus de choix à opérer. On est dans une phase où le numérique démultiplie l’espace des possibles, sans qu’il nous donne en même temps les outils pour nous libérer de la contrainte d’avoir à combiner des choses complexes et de prendre des décisions. C’est là aussi une phase de transition où la ville intelligente risque d’être un petit peu plus compliquée pour l’instant que la ville traditionnelle.
Pour prendre un exemple plus trivial, le tri sélectif peut devenir un véritable casse-tête. En Italie, par exemple, il y a 4 ou 5 types de poubelles différents, avec le sec, l’humide, etc. Si vous voulez, ce genre de choses se multiplie. Une des raisons pour lesquelles je crois quand même à l’avènement d’une certaine forme d’intelligence artificielle, c’est qu’on n’est plus capables de faire face à la quantité de choses que requiert le numérique. Je donne souvent l’exemple des emails : je passe deux heures par jour à lire et écrire des emails. Que se passera-t-il le jour où mes successeurs auront besoin de 8h pour faire la même chose ? On est face à une espèce de montée du numérique, de pression, de complexification des choix, qui pose des tas de problèmes. Il y aura aussi un problème générationnel : quand les cerveaux vieillissent, ces myriades de choix deviennent beaucoup plus compliqués à opérer. Il faudra donc des aides que l’on n’a pas encore.
La ville intelligente aujourd’hui, c’est un peu la différence entre le supermarché soviétique et le supermarché américain. Dans un supermarché soviétique vous aviez le choix entre au maximum deux espèces de riz, il n’y avait qu’un type paquet de cornflakes. Dans le supermarché américain, il y avait vingt types de paquet de cornflakes, etc. C’est déstabilisant, vous vous posez plein de questions sur la marque de cornflakes que vous allez acheter, etc. Le numérique pose des questions de ce type.
Avec ma question préalable, je voulais plutôt suggérer que le numérique permettait de limiter les incertitudes. On a l’impression par exemple qu’on ne peut plus se perdre dans une ville intelligente…
![]() |
Playtime, Jacques Tati |
Oui, c’est vrai qu’on se perdra plus difficilement. C’est une des raisons d’ailleurs pour lesquelles je pense qu’on va voir réapparaître des urbanismes d’enchevêtrement de la complexité. Parce qu’on n’a plus forcément besoin que la ville ressemble à une carte. Ça ne veut pas dire que le sens de l’aventure se perd. On peut aussi se perdre dans l’interface entre les espaces physiques et les espaces électroniques. Il faut voir aujourd’hui que l’espace pur existe de moins en moins. On est toujours dans des formes hybrides entre espace physique et électronique. On peut se perdre le long de cette frontière. On peut aussi choisir de ne pas regarder où on est, de ne pas regarder le petit point bleu sur notre téléphone. Une fois que vous êtes sûr de toujours vous retrouver, vous pouvez vous perdre.
Ce n’est pas pareil…
Oui, mais vous pouviez toujours vous retrouver avec une carte traditionnelle, ou en demandant votre chemin. Mais je suis d’accord. J’aime bien cette idée. Je suis très frappé par la montée du thème de la dérive. C’est très lié au fait que la ville est plus que jamais perçue comme un terrain d’expérience. On voit des dérives d’inspiration quelque peu situationniste. Est-ce qu’on se perd vraiment ? Je dirais qu’être réellement perdu est une expérience trop stressante pour que l’on ait envie de la répéter, comme ça, spontanément. Quand on dit « J’aime me perdre dans les villes », c’est en général bidon, parce qu’on va toujours quelque part. Être vraiment perdu, dans la forêt amazonienne ou autre, est une expérience d’une tout autre nature.
Ne pensez-vous pas que le devenir-utopie de la ville, très présent au XXe siècle, n’a pas neutralisé le territoire ? Pour reprendre les termes de Rem Koolhaas, que l’on vivrait dans une « pénurie de réalité »…
Ça, c’est ce qu’on voudrait nous faire croire. D’abord je ne suis pas d’accord avec Koolhaas. Je pense que ça l’arrangeait de dire ça. Il est très dur d’échapper au réel, même en architecture. Koolhaas, son problème c’était de sonner le glas du modernisme. Koolhaas a prononcé ce que Tafuri annonçait, c’est-à-dire la dissolution définitive des idéaux modernes, et notamment l’idéal d’une certaine forme d’opérationnalité de l’architecture face aux grands enjeux urbains. Si vous relisez Projet et utopie de Tafuri, c’est ce qu’il disait déjà dans les année 70, 80. Moi je pense que le réel revient. Ce qui est intéressant pour dans la ville intelligente et que beaucoup de gens oublient, c’est qu’elle a ses limites. En général vous avez soit des discours techno-pessimistes, soit des discours techno-optimistes.
Je vais essayer de m’expliquer un peu. La caractéristique de l’utopie chez More et ses successeurs, c’est que l’utopie est au présent mais n’est nulle part. Mais elle est écrite au présent. Le grand truc du XIXe est de projeter l’utopie dans l’avenir, et en tous lieux. Ce sont des utopies planétaires, en général. Il n’y a pas d’utopies partielles. Alors il me semble que là où la ville intelligente ne peut pas être une utopie au sens du XIXe, c’est qu’elle ne peut pas être partout. Mon collègue Neil Brenner, d’Harvard parle de global urbanization, de planetary urbanization, etc. Là où je suis d’accord avec Rem Koolhaas, c’est qu’il continue d’y avoir des campagnes, des banlieues, des centres, etc. C’est évident qu’ici, là où nous sommes (dans le centre de Paris, NDLR), vous pouvez mettre tous les capteurs que vous voulez, ce sera toujours rentable. Si vous allez en très grande banlieue, ça ne peut pas être la même forme d’intelligence. Si vous allez au fin fond de la Haute-Loire, en campagne, il faudra bien que vous ayez de l’intelligence, mais elle ne sera pas de la même nature ni du même degré. Curieusement, les questions que l’on ne pose pas assez sur l’intelligence, ce sont les questions de gradient. Comme si en tous lieux, ça allait être pareil. Or, la vraie question de la ville intelligente c’est : quels sont les gradients ? Quelles sont les frontières ? Et ça, ce ne sont pas vraiment des questions que l’on se pose actuellement. J’ai écrit un petit texte pour le forum des Smart cities organisé par La Tribune en collaboration avec la Ville de Paris en disant « Attention, il ne peut pas y avoir qu’un modèle de villes intelligentes ». Comment, par exemple, vous allez articuler des lieux très intelligents entre eux, mais qui sont souvent les lieux les plus riches où l’immobilier est le plus cher avec des lieux « moins intelligents » – mais qu’est-ce que ça veut dire moins intelligents ? -, ce sont de bonnes questions. Des questions très réelles : le réel vous rattrape toujours. Ce qui me frappe quand même, c’est que l’apogée du numérique est contemporaine d’une flambée des prix de l’immobilier. On n’a pas virtualisé le monde, on l’a pénétré avec du numérique mais on ne l’a pas fait s’échapper dans des sphères lointaines.
Vous ne pensez pas que le devenir-intelligent de la ville augmente la disparité qui peut exister entre les villes et les campagnes, les centres et les banlieues ?
On peut l’imaginer. Mais la campagne est déjà en train de devenir intelligente. Vous pouvez aujourd’hui interpréter la campagne de deux façons : il y a Koolhaas qui vous dit « Attention, ce n’est pas la ville », et mon collègue Brenner qui vous dit « Non, en fait la campagne c’est la ville, on est dans une espèce de condition urbaine généralisée ». Ni l’une ni l’autre de ces idées ne me satisfont complètement. Je suis quand même plus proche de penser qu’il y a des endroits qui ne sont toujours pas urbains. Ça ne veut pas dire qu’ils ne sont pas intelligents. Aujourd’hui, vous ne pouvez pas avoir une exploitation agricole sans être connecté à internet. De plus en plus de tracteurs utilisent le GPS. En Afrique, de plus en plus de paysans ont des smartphones pour savoir à quelle heure aller vendre leur marchandise à la ville, etc. On va vers des formes d’intelligences qui, simplement, ne sont pas toutes les mêmes. Justement, il faut réfléchir à la manière dont cela s’articule. Là aussi, on est un peu dans le flou car on avait l’habitude de penser les frontières uniquement en termes spatiaux. Supposons par exemple que l’on aille vers un plus grand degré d’intégration de Paris ville centre. Où cela s’arrête-t-il ? Bagnolet ? Vous avez des frontières qui ne sont pas des frontières spatiales. Comment définit-on les limites de ces communautés hybrides, d’hommes et d’algorithmes ? Personne n’a aucune idée sur ces questions-là aujourd’hui.
Ne pensez-vous pas que la ville capitalise aujourd’hui, indépendamment d’une architecture urbaine globalisée à l’image du film Playtime de Jacques Tati, sur son passé, sur le mythe des temps anciens où elle était un lieu de conflits, de bohème, d’une plus grande incertitude ?
![]() |
Édition augmentée du livre d’Antoine Picon
sur les smart cities
|
C’est peut-être mon côté historien : il ne faut pas idéaliser le passé. Je suis toujours frappé à quel point tous les propos sur les crises contemporaines sont, en général, curieusement d’ailleurs, des propos a-historiques qui sans le vouloir reconduisent une certaine forme d’amnésie historique de la modernité. Il n’y a pas eu de période bénie. La ville a toujours été un lieu de crise, au moins autant qu’un lieu de synthèse réussie des choses. De ce point de vue, certains moralistes du XVIIe siècle s’inquiètent déjà beaucoup de l’agitation urbaine. Vous avez aussi des gens au début du XIXe qui ont l’impression d’une apocalypse sociale. Ma position est de dire « Il y a des problèmes ».
Je me pose parfois, une question d’une autre nature : ne va-t-on pas rentrer dans une période de stagnation technologique ? On a quand même toujours vécu, même jusqu’à aujourd’hui – à part les écologistes radicaux – dans l’idée qu’il y a toujours des moments de technologie de rupture. Avec le numérique il y a peu de technologies de rupture actuellement. La dernière rupture remonte en fait à l’invention de l’Internet.
On vit au temps des mises à jour…
Oui. Des technologies de rupture, il y en a peu dans le numérique, probablement y en a-t-il dans la biologie…Pour moi, dans un monde qui s’est un peu emballé, existe un besoin de retrouver une exigence de sens de la vie, qui n’est pas remplie. Ce qui explique de nombreux fondamentalismes, et pas seulement le terrorisme. La deep ecology est souvent une tentative de répondre à cette question « Quel est le sens de la vie ? » La ville contemporaine n’échappe pas à cela. Mais je pense qu’il ne faut ni mythifier le passé ni s’imaginer que la ville intelligente sera l’eldorado. Il y aura toujours des différences sociales, des tensions, etc. J’ai tendance à croire quand même que l’homme est profondément un animal politique et que la ville intelligente demeurera une ville politique. J’en suis assez convaincu. C’est d’ailleurs là où l’on voit le moins clair. Si avec la technologie on commence un peu à savoir où on va, on comprend moins bien la nature des collectifs qui vont se constituer et comment ils vont s’organiser, prendre des décisions, etc.
Est-ce que l’approche de la ville médiée par les écrans, notamment de smartphones, n’est pas une distraction fondamentale pour faire oublier à l’homme la disparition progressive du sens de sa vie ?
Un divertissement au sens pascalien, donc. En partie oui. Mais vous pouvez avoir une autre vision et vous dire « Qu’est-ce que l’homme ? » L’homme n’est jamais que la construction, à la fois imaginaire et pratique d’un animal un peu évolué. J’ai écrit il y a une vingtaine d’années un livre sur la ville et les cyborgs où c’était un peu mon hypothèse sous-jacente : l’homme est une fiction. Fiction nourrie d’imaginaires mais aussi de pratiques. Le numérique est une strate supplémentaire de cette fiction. D’une certaine façon, nous nous éloignons pas forcément de nous-mêmes à ce point. Bien sûr que l’on peut toujours s’éloigner de nous-mêmes, mais tout nous y ramène inlassablement. La crise du sens que je vois est d’une autre nature : c’est une crise des valeurs. Je suis de plus en plus convaincu qu’il faut inventer une forme de frugalité numérique. On a découvert successivement que s’empiffrer n’était pas bon. Pendant de nombreuses générations, les gens avaient très peu à manger. Feu François Ascher, un urbaniste plutôt clairvoyant, disait : « Finalement, on descend tous de gens qui ont eu faim ». Du coup, on a eu des problèmes face à la nourriture : on mangeait trop. Concernant l’énergie, on a aussi connu des sociétés où l’énergie était rare et difficile à obtenir. Nous sommes passés à la gabegie et il va falloir passer à une certaine forme de frugalité. Le numérique c’est pareil : toutes les recherches Google ne sont pas bonnes. Je fais partie des gens qui sont incapables de se séparer de leur cell phone plus d’un quart d’heure. Ce n’est pas une preuve d’extrême maturité dans le maniement des outils numériques.
Autre chose : la vraie question de l’enseignement supérieur, ce n’est pas les MOOCS. Bien sûr que dans vingt ans les trois quarts des enseignements seront fait par MOOCS. Mais la vraie question c’est : « Qu’est-ce qu’on continue de faire dans l’espace physique que l’on ne peut pas faire au moyen de MOOCS ? » Il est peut-être intéressant aujourd’hui, par exemple, de se réunir sans que personne ne lise ses sms ou ses emails. Ce n’est pas l’écran en soi. C’est retrouver un sens de la mesure dans son usage. Par ailleurs, si on n’est pas sûr que Dieu soit mort, on a quand même de gros problèmes pour définir quel est le sens du vivre-ensemble. Il ne faut pas se faire d’illusion : la ville intelligente ne répond pas à cette question. Elle peut fournir des outils, la poser de façon plus efficace, mais elle ne répond pas à cette question. Ça aussi c’est souvent la grande arnaque des majors du numérique : vouloir vous faire croire que l’outil est la fin. En fait, non. Si vous aimez la littérature, lisez The circle, de Dave Eggers, une sorte de caricature ravageuse d’Amazon mélangé à Google et Facebook, etc. Il y dénonce assez bien cette idée de sharing. À savoir qu’aujourd’hui, il faut partager. Mais enfin, il y a quand même un moment où sharing, ça n’a pas de sens si vous n’avez pas de valeur qui oriente ce pour quoi vous partagez. Or c’est clair aujourd’hui que sur Facebook, les 9/10ème du temps, vous êtes dans un partage où vous ne voyez pas vraiment l’intérêt de partager.
On sait, traditionnellement, ce qu’on pouvait partager. Une idée, par exemple, quand on était habité par elle, une naissance ou un deuil. Partager le fait qu’on a telle humeur, etc…
Partager ce que l’on mange…
Oui, enfin ça c’est peut-être plus profond que ça en a l’air. Comme les asiatiques prennent en photo ce qu’ils vont manger, cela renvoie à quelque chose d’intéressant, qui me paraît moins dénué de sens que d’autres choses, qu’il y ait une espèce de montée en puissance des attitudes sensuelles face à l’urbain, etc. Tout ça pour dire que je ne pense pas que ce soit l’écran en lui-même, mais plutôt que nous sommes la première génération qui est confrontée à cette abondance d’informations et on est un peu comme des affamés qu’on emmènerait dans un banquet où il y a trop de bouffe. On se rend malade au bout d’un quart d’heure. Nos comportements sont complètement liés à ça.
Est-ce que cette frugalité d’utilisation numérique s’accompagne pour vous, nécessairement, d’une frugalité quant à la consommation d’images ?
Je n’ai pas de problème par rapport aux images. Ce n’est pas une question qui me taraude. Il y a toujours eu, chez les intellos un côté un peu iconoclaste. Je ne fais pas partie des gens qui pensent qu’il y a une primauté absolue du logos. Beaucoup de gens malgré tout, philosophes et autres plumitifs, sont persuadés que le langage est la forme la plus haute de pensée. Je n’en suis pas convaincu. Les images, donc, ne me dérangent pas. Je suis plus perplexe, aujourd’hui, face à autre chose : la montée en puissance de la vidéo. Je suis très marqué par le fait que, chez les jeunes, la prise de vidéo est en train de substituer la prise de photos. Là, il se passe quelque chose d’assez intriguant. Ce n’est pas de l’image montée, ce n’est pas du film, c’est autre chose.
Je pense que l’on vit entouré d’images, and so what ? Il y a des gens qui ne sont pas du tout visuels. Donc quand on dit entouré d’images, certains types d’intelligences fonctionnent tellement différemment…Il y a des gens qui sont profondément des verbaux, qui ne voient pas mais qui, par contre, quand ils voient quelque chose, voient des mots. Certains sont très visuels, d’autres hybrides…Au contraire, j’éprouve plus une certaine forme de frustration. Il y a énormément d’images que vous ne trouvez pas sur internet, par exemple. C’est phénoménal. Par contre on voit une redéfinition du dessin, par exemple, qui n’a pas le même statut entouré de vidéos, de photos…
![]() |
Playtime, Jacques Tati |
Il faut distinguer plusieurs choses : les effets sur la pensée et les écrits de théorie architecturale, et les effets sur l’espace proprement dit. Quant à la discipline architecturale, j’ai une vision pas très simple, en général, à faire comprendre aux gens. Je pense profondément que l’information est événementielle, c’est-à-dire une forme d’occurrence. J’ai tendance à penser que le statut traditionnel de la forme architecturale était lié à l’idée de permanence, d’être, etc. Or, ce qui est en train de se passer aujourd’hui, avec le numérique, c’est une mutation de la pensée d’architecture dans laquelle le projet devient plutôt assimilable à la catégorie de l’action, du faire. C’est une déstabilisation très profonde des codes traditionnels de la production d’architecture. Je relie aussi cela à la montée de ce qu’on appelle le performalisme.
Au niveau des effets, on est dans une phase de transition avec des effets très contradictoires. Par exemple un arc-boutement sur les formes : on n’a jamais fait autant de formes signées, un peu à la Zaha Hadid, et en même temps on voit une assez grande méfiance face à ce que peut la forme. Parce qu’on préfèrerait la performance à la forme. Autre exemple : l’architecture ne s’est pas encore complètement déterminée quant à savoir si elle doit être poreuse au numérique ou plutôt un endroit qui protège du numérique. J’aurais tendance à penser que les deux importent, mais que la fonction d’abri risque de rester. Il pleut des électrons comme il pleut des gouttes et, pour l’instant, l’architecture est plutôt dans une fonction uniquement de porosité. Quand vous prenez le rapport de l’architecture à la lumière, l’une des fonctions de l’architecture est d’ouvrir à la lumière mais aussi de protéger de la lumière. C’est finalement gérer le mélange d’opacité et de transparence. Il n’y a pas de transparence sans opacité et vice-versa. On a le même problème face au numérique : créer quelque chose qui soit un mélange de transparence et d’opacité. Pour l’instant on est soit dans des idéologies de la transparence, soit dans des idéologies en général antinumériques de l’opacité, en oubliant qu’il n’y a pas d’opacité sans transparence.
Regardez la Villa Savoye de Le Corbusier. Le salon est tellement lumineux qu’en fait vous êtes plutôt sur un plateau de cinéma que dans une maison. Trop de lumière – c’est une expérience un peu limite – devient tellement aveuglant que vous n’êtes plus dans une forme traditionnelle de l’intériorité.
Et en ce qui concerne la ville ?
Je pense que l’on se dirige radicalement vers la fin de l’idée de composition urbaine. Encore une fois il n’y a plus besoin que la ville soit sa propre carte, qu’elle soit lisible au sens traditionnel. Une des choses claires aujourd’hui c’est que l’on voit se multiplier ce que mon collègue Dominique Lorrain appelle les « paquebots urbains », c’est-à-dire de très grands éléments qui s’approprient et intériorisent une partie des fonctions urbaines : les centres commerciaux, les aéroports, etc. Vous avez donc une tendance à une certaine intériorité à des échelles beaucoup plus grandes que ce que l’on a pu connaître. Ce qui rejoint des fantasmes comme ceux que pouvait avoir Buckminster Fuller dans les années 50 avec ses climatrons. On a des tendances idoines aujourd’hui. Elles sont liées à plusieurs choses : des impératifs commerciaux, de sécurité, de contrôle des paramètres d’ambiance, etc.
En matière urbaine assez curieusement l’ère de la connexion est aussi l’ère du rêve de la déconnexion. Prenez les immeubles à carbone zéro : ce sont des rêves de déconnexion. Ça pose des problèmes dans la mesure où la ville était un ensemble de solidarités. Tout cela pour dire que j’en arrive à l’idée qu’il va falloir repenser ce qui fait cohérence dans une ville. Traditionnellement, dans une ville, une bonne partie des solidarités passait par deux éléments : la composition urbaine et les réseaux. On était aligné sur la rue et il y avait des règles d’alignement, de prospects. On était connecté à l’eau. Aujourd’hui la ville intelligente va probablement conduire à la mise en cause de la composition et les éléments environnementaux vont conduire à une autonomisation plus grande qu’autrefois des éléments de la ville. Comment pense-t-on, quelles nouvelles solidarités, pour définir d’un point de vue morphologique la ville ? Ce n’est pas très simple. On est plutôt dans une phase de dissolution de modes traditionnels. C’est important parce que ces modes sont aussi les modes avec lesquels on fait la ville. Traditionnellement, on fait la ville en la composant à un moment ou à un autre et puis en réfléchissant en terme de réseaux, de routes, d’eau. Il faudra repenser des modes de faire la ville.
Vous dites dans votre livre que cette intelligence, cette connexion expose la ville à une plus grande fragilité. Elle peut par exemple être sujette à des cyberattaques. Ne pensez-vous pas, au contraire, que la ville numérique devient de ce fait plus solide ?
Vous avez en partie raison. Le mur israélo-palestinien, par exemple, ce n’est pas seulement un mur, c’est aussi une frontière électronique. Ce que j’avais en tête, c’est qu’il assez curieux de constater que les figures de l’apocalypse restent aujourd’hui liées à la fin de l’électricité, notamment dans toutes les séries, la science-fiction, etc. Le numérique est d’ailleurs, pour moi, le fils de l’électricité, à bien des égards. C’est ce que j’avais en tête. Après, les villes ne sont ni plus ni moins fragiles que celles qui les ont précédées. C’est vrai que la ville numérique a ses fragilités mais, je suis d’accord, ce n’est pas absolument flagrant. Les questions de sécurité vont tout de même se poser. Vous pouvez imaginer à terme des gens fort malveillants qui s’emparent des programmes de gestion. Les smart grids par exemple…Qu’est-ce qui va se passer avec des hackers ? Ces questions-là se posent. Encore une fois la ville est un lieu de péril.
On voit des penseurs, la plupart étrangers (Kittler, Parrika, Batchen, Manovich…), s’interroger sur les relations entre la matérialité des outils numériques et leurs usages. Comment abordez-vous cette grande question ?
Je dirais que nous avons toujours été constamment dans le réel et dans l’imaginaire. Probablement sont-ils indissociables. Je crois qu’on ne quitte jamais vraiment le réel. Évidemment que le numérique c’est avant tout la matérialité. Il y a un journaliste (Andrew Blum, NDLR) qui a écrit un livre sur la matérialité d’internet, Tubes. La longueur des câbles qui vous séparent d’un serveur hautement stratégique importe. C’est très très matériel. Pour ce qui est d’internet, souvent les câbles sous-marins reprennent les câbles du télégraphe et du téléphone. A New-York, par exemple, les principaux immeubles de serveurs sont souvent des immeubles qui appartenaient aux compagnies électriques autrefois. Des immeubles dans lesquels des tranchées arrivent, où l’on peut mettre des câbles…On est maintenant obligés de mettre les serveurs dans le nord pour les faire refroidir, etc. Bien sûr qu’il y a une dimension très matérielle, mais la spatialité pour moi est aussi quelque chose de beaucoup plus bête. Une des grandes révolutions invisibles qu’on ait connu depuis quelques années, c’est la géolocalisation. On est pour la première fois capables de suivre en temps réel le trajet de milliards de choses sur la planète. Ça c’est une profonde révolution. Les réseaux sans fil également. Il y a une formule célèbre de Louis Kahn à propos de la bibliothèque d’Exeter, dans laquelle il explique qu’« une bibliothèque c’est un homme qui prend un livre et va vers la lumière ». Je disais aujourd’hui, « un espace augmenté c’est un homme qui a un téléphone portable et va vers la fenêtre pour essayer d’avoir un peu plus de barres pour pouvoir lire ses mails ». En fait, très souvent on bouge dans l’espace à cause de problèmes de réseau et on se rend compte en fait que l’espace ou la réception de cela est devenu indissociable. Après, bien sûr qu’il y a plusieurs échelles de matérialité. Ce qui a complètement changé par rapport aux années 1990, c’est qu’on réalise à quel point on est toujours dans un mélange indénouable de réel et d’imaginaire. Quand j’étais adolescent je lisais beaucoup : quiconque se souvient d’un après-midi de lecture dans un salon dans lequel la pluie tombe et on a la conscience que la pluie tombe et en même temps de la qualité de la lumière dans le livre, sait à quel point c’est immersif. Le livre est à la fois très matériel et immatériel. Ce qui est peut-être nouveau avec le numérique c’est qu’il s’insinue partout : dans les odeurs, dans les sons…C’est une technologie profondément dérangeante de ce point de vue.
Quand on lit les derniers travaux de Boris Groys, on peut penser que l’on assiste à une subjectivisation de l’art en tant que production. Groys appelle cela autodesign. On peut aussi voir l’utilisation du numérique comme une tentative de l’individu de recomposer son identité…

Boris Groys
Oui, le numérique nous disperse, nous dilue, nous ramifie à travers toutes sortes de canaux. Effectivement c’est un moyen de reconstruction de nous-mêmes. La plupart des théoriciens du numérique oublient toujours l’un ou l’autre aspect. C’est pour ça que le numérique est, comme je le dis souvent, contemporain de l’art du tatouage. D’un côté le numérique nous dit « Vous n’avez plus de limite, vous vivez en dehors de votre corps », etc. et en même temps vous avez cette obsession du corps. Je suis un peu perplexe à l’idée que l’art serait réductible à cela. Effectivement, certaines formes d’art sont des écritures de l’individu. Mais si vous prenez Damien Hirst ou certains artistes qui se vendent aujourd’hui, ce n’est pas forcément ça. Je pense qu’il y a dans l’art contemporain une mise en scène. Ne serait-ce que dans la production série, qui est quelque chose d’assez ancien, dans l’art et dans l’art contemporain.

Je suis beaucoup plus frappé par ce qui se passe sur les réseaux sociaux où l’on est à la fois dans la mise en scène de la vie individuelle, d’une aventure individuelle et des tentatives de reconstruction de la statue héroïque du Commandeur. Vous avez dû noter que j’explique dans la livre que la réalité augmentée à tendance à nous dissoudre dans l’espace environnant et la géolocalisation vous recentre sur vous-même. Cette dualité est aussi inscrite dans ce que peut faire le numérique. Il y a un phénomène, plus général, qu’ont étudié de nombreux sociologues, à savoir que nous sommes convoqués à être les héros de notre propre vie. Ce qui est épuisant, d’ailleurs. C’est vrai, d’un certain point de vue, et ça donc entraîne une influence sur l’art.
Vous ne pensez pas que Le Sacre de l’amateur, dont parle votre collègue Patrice Flichy, est de plus en plus avéré ?
Il est très relatif. Vous avez des fenêtres qui se sont ouvertes. Vous pouvez être un blogueur qui a du succès. Globalement, quand même, il ne faut pas exagérer. Les effets de structure, de milieux restent forts. Bien sûr que cela s’est trouvé perturbé, mais tout de même à la marge. Les artistes ont une caractéristique qui les singularise par rapport aux autres : tout le monde rêve d’être artiste, très peu de gens ont suffisamment confiance en leur étoile pour ne faire que ça. Les artistes sont un peu comme les entrepreneurs. La raison pour laquelle il y a peu d’entrepreneurs c’est que la plupart des gens n’y croient pas. Être artiste c’est quand même penser qu’on peut produire quelque chose d’unique.
L’amateurisme est la grande illusion, c’est une des formes de l’opium du peuple contemporain. Mais, en pratique, ça ne fonctionne pas comme ça. Aujourd’hui les cercles se sont multipliés, pour parler un peu comme Sloterdijk. Par exemple, vous pouvez être un blogueur influent, mais n’avoir aucun impact dans les milieux de la littérature. Dans les années 1970, beaucoup d’intellectuels étaient en même temps des universitaires. Aujourd’hui il y a une dissociation très très profonde entre le monde académique, respecté, ayant pignon sur rue et les intellectuels médiatiques. La société des amateurs c’est que quelque part il y a un cercle qui est susceptible de vous reconnaître. Mais ce n’est pas forcément celui dont vous aviez rêvé. Malgré tout, les artistes restent fondamentalement définis par le fait de convaincre ou non des gens d’investir dans leurs œuvres. L’art a des liens ténus depuis très longtemps avec l’argent. Vous pouvez faire toutes les plus belles œuvres du monde, ce qui différencie un artiste d’un autre c’est que le premier vend ses œuvres. C’est un cercle dans lequel vous ne pouvez pas forcément pénétrer. Disons qu’avec le numérique, il y a un peu plus de possibilités.
[Source : www.lerideau.fr]
Sem comentários:
Enviar um comentário