quinta-feira, 9 de outubro de 2014

Eric Alonzo : « Dans Marnes, on utilise le passé comme l’avocat se sert de la jurisprudence »

Quand il prend la parole, Eric Alonzo attire la sympathie. Son accent, sa façon d’enchaîner les anecdotes, rappellent fort bien la région d’où il vient, plus généralement le Sud. En mai dernier, nous avons dégoté sur conseil d’un architecte de premier plan, cette revue, Marnes, dont il est le codirecteur éditorial. Lui-même architecte, Eric Alonzo, spécialiste des ronds-points, se confie sur la création de cette revue, ses aspirations, ses appétences architecturales.




Écrit par Dimitri Laurent

Le Rideau : Eric Alonzo, vous avez publié en 2005, Du rond-point au giratoire. Pourquoi avoir choisi ce thème ?


« Féconder le passé pour enfanter l’avenir,
que tel soit mon présent » – Nietzsche
Eric Alonzo : J’ai fait mes études d’architecture au début des années 1990 et j’ai été amené, au moment du diplôme, à étudier la question du rond-point. C’était à une époque où, en France, les architectes s’intéressaient beaucoup à la ville périphérique, après s’être beaucoup intéressés aux centres historiques et aux villes nouvelles. C’est à ce moment que l’on se met à regarder les entrées de villes, les supermarchés, les rocades, les autoroutes, que les Anglo-saxons étudiaient déjà depuis les années 50-60.
On pourrait dire que cette sensibilité correspond, dans le champ de photographie, à la mission photographique de la Datar lancée en 1984.
Le directeur de l’architecture d’alors, François Barré, brillant énarque, très important dans le milieu de l’architecture (il avait notamment organisé le concours pour le Parc de la Villette), avait fait un discours sur la nécessité pour l’architecte de s’intéresser aux objets de la ville ordinaire : aux quartiers pavillonnaires, aux ronds-points, etc. Les travaux du géographe Gabriel Dupuy incitaient également à regarder cette même réalité urbaine (L’Urbanisme des réseaux et Les Territoires de l’automobile). J’ai donc pris la balle au bond et je me suis dit que, pour un diplôme de fin d’études, je pouvais m’atteler à un sujet un peu banni, jugé « vulgaire » : les ronds-points. Ils déferlaient sur le territoire français depuis le milieu des années 80. Mon idée était de m’intéresser à ce sujet depuis ma discipline, à savoir l’architecture, l’urbanisme et le paysage, pour voir d’où venait cet objet qui passait pour une sorte d’ovni. Un professeur d’histoire du paysage m’avait dit que le rond-point se trouvait déjà dans les jardins de Le Nôtre et les forêts de chasse du XVIIe siècle. Dans les cours sur l’histoire de l’urbanisme, on attribuait l’invention du système giratoire à un certain Eugène Hénard, un architecte du début du XXe siècle.
À partir de ces quelques balises, j’en engagé mon travail de fin d’études qui comportait une partie projet et une partie mémoire. Au final, cette partie mémoire que je pensais assez succincte –  il ne semblait pas qu’il y avait grand-chose à dire sur les ronds-points  – a été l’occasion d’explorer quelque chose qui était aussi dans l’air du temps, mais à laquelle personne ne s’est vraiment intéressé : constituer une ébauche de l’histoire des objets de l’architecture au sens large, à la croisée de l’histoire des villes, des jardins, des infrastructures, des techniques et qui n’avait jamais été écrite. Je me suis donc intéressé à construire cette matrice historique à partir de laquelle on pouvait retracer la généalogie du rond-point.
Ce travail, par le caractère original et amusant de son sujet, a intéressé les éditions Parenthèses qui ont accepté d’en faire un livre. Après sa parution, cette publication, qui visait principalement un lectorat d’architecte et de paysagiste, a suscité un intérêt peu commun pour ce genre de livre de la part des médias généralistes.
C’est aussi grâce à cette recherche que j’ai intégré l’École d’architecture de la ville & des territoires à Marne-la-Vallée. Elle venait d’être créée par un collectif mené par l’architecte-urbaniste Yves Lion (collectif qui comprenait notamment Alexandre Chemetoff, Marc Mimram et Jacques Lucan), autour d’une acception large de l’architecture qui pourrait rassembler les différents métiers de l’aménagement. Comme si architectes, ingénieurs, urbanistes et paysagistes pouvaient encore se rassembler au sein d’une même discipline.
Au début des années 2000,  il n’y avait pas encore de revue produite en interne, mais de nombreux enseignants de cette école éditaient Le Visiteur (1995-2002, le titre a été repris en 2008, mais ce n’est plus la même équipe et la même orientation éditoriale).

Pouvez-vous nous décrire la ligne éditoriale du Visiteur ?

J’ai connu cette revue à la fin de mes études et j’ai eu l’occasion d’y contribuer, juste après mon diplôme, avant que mon livre sur les ronds-points ne paraisse. Le Visiteur, fondée par Sébastien Marot, proposait une nouvelle forme de la critique architecturale basée sur la visite. Pour ne pas être tributaires de l’actualité, il s’agissait de rendre de compte de la visite de bâtiments ou d’aménagements, longtemps après leur achèvement, afin d’observer comment ils avaient vieillis, comment ils s’étaient intégrés, etc. Il s’agissait par la même de réhabiliter le genre littéraire de la visite comme forme de critique architecturale. Par ailleurs, cette revue proposait aussi de (re)visiter des textes issus du champ de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage susceptibles d’éclairer les problématiques contemporaines, notamment celles liées à la suburbia, chère à Marot. Je me souviens par exemple qu’à l’occasion du cinquième numéro, j’avais découvert pour la première fois l’œuvre du théoricien américain du paysage J.B. Jackson (1909-1996), à travers un dossier qui lui était consacré, comprenant des traductions inédites de ces textes ainsi que des articles qui présentaient le personnage.
La maquette de Marnes, documents d’architecture,
en bichromie
Avec sa maquette sans âge, son contenu essentiellement textuel, son lectorat assez restreint, son rythme de parution très irrégulier (il s’écoulait parfois deux ans entre deux numéros), Le Visiteur détonait par rapport aux autres revues d’architecture de l’époque. Aujourd’hui, les dix premiers numéros font donc figure de collectors.
À la fin de cette aventure éditoriale, une partie de l’équipe – Pierre Chabard, Valéry Didelon et Françoise Fromonot – a élaboré un nouveau projet de revue de critique architecturale, une critique plus vive, plus en prise avec l’actualité, avec une parution plus régulière et susceptible de toucher un lectorat plus large, qui aboutira en 2008 au lancement de Criticat. Dans l’intervalle, l’École d’architecture de la ville & des territoires, cinq ou six ans après sa création, a souhaité se doter d’une publication propre. On était plusieurs à penser qu’il n’était pas intéressant de faire une énième « revue d’école », vitrine des activités pédagogiques ou des meilleurs projets, une publication sans réel lectorat, une simple carte de visite de luxe destinée à assurer la promotion de l’établissement. Sébastien Marot et moi, entourés par d’autres enseignants qui avaient pris part au Visiteur (Luc Baboulet, Soline Nivet, etc.), nous sommes saisis de ce besoin, de cette commande, pour proposer une revue, certes produite à l’École, à partir de son équipe de recherche, mais qui serait une « vraie » publication.  D’ailleurs, si l’on parle de  « revue », c’est par commodité, car Marnes, documents d’architecture n’en est pas vraiment une.

Parlons de Marnes, donc…

La dominante éditoriale de Marnes est son entreprise anthologique. C’était l’un des axes du Visiteur que Criticat n’a repris qu’en mode mineur. L’autre partie de l’héritage du Visiteur que nous avons repris dans Marnes est le côté « antiquaire », presque intempestif, et un rythme de parution très distendu ! Toutefois, nous ne nous interdisons pas de publier aussi des textes récents et inédits, en contrepoint ou non des écrits canoniques.
Cette « mise à jour » des textes passés est aussi une réponse à ce que peut être la vocation d’une publication issue d’une école. Dans notre pratique d’enseignants, nous renvoyons nos étudiants à la lecture de livres ou d’articles rarement traduits et souvent difficilement accessibles, car l’architecture, à la différence d’autres disciplines académiques, ne dispose pas d’un lectorat permettant de soutenir une activité éditoriale capable de traduire et de rééditer en permanence l’ensemble des œuvres théoriques principales. Les livres d’architecture publiés en poche et régulièrement réédités n’excèdent probablement pas une douzaine. Aujourd’hui, même si certains éditeurs font cet effort-là, le chemin est encore long. L’érudit en architecture ne peut pas se contenter d’être un client régulier des libraires, il doit être, en plus, un dénicheur aguerri.
Quand je parle d’ « architecture », il ne s’agit pas d’un domaine réservé aux architectes. Dans le prochain volume par exemple, nous comptons publier un texte issu de la conférence que le scientifique Dennis Meadows (membre du Club de Rome et co-auteur du fameux rapport de 1972, The Limits to Growth) était venu donner dans notre école. Le sous-titre « documents d’architecture » doit donc s’entendre dans son acception large.
Par ailleurs, Marnes n’est pas une revue d’histoire dans le sens où elle publierait des textes pour leur intérêt historiographique. Un de nos critères principaux est de sélectionner des écrits qui rencontrent une actualité, qui sont « utiles » pour nous, aujourd’hui. Ceci reflète, je crois, une manière assez spécifique des architectes – et des concepteurs en général – de questionner le passé différemment de l’historien. Celui-ci va plutôt essayer de chercher ce qui fait époque, ce qui fait que ça ne peut être produit qu’à une époque, alors que nous nous inscrivons plutôt dans ce que l’historien Eric Hobsbawm définissait comme L’Invention de la tradition (1983). Nous utilisons le passé comme l’avocat se sert de la jurisprudence : un ensemble de précédents qui nous permet d’éclairer les questions actuelles. Nous introduisons ainsi chaque volume par cette citation de Nietzsche, issue du Zarathoustra : « Féconder le passé pour enfanter l’avenir, que tel soit mon présent. »

Pourquoi avoir nommé cette revue « marnes » ?

Au-delà du clin d’œil avec l’École d’architecture de Marne-la-Vallée, dont « Marne » sert familièrement d’abréviation, le nom commun, mis au pluriel, est à prendre au premier degré. Il désigne des roches sédimentaires, mélanges d’argile et de calcaire, utilisées notamment pour fertiliser les terres agricoles par un travail long et patient d’incorporation. Du reste, la superposition par « couches », caractéristique des processus sédimentaire, fait écho au principe cumulatif d’une collection. Ce principe d’accumulation et d’alternance s’est traduit dans la maquette qui alterne des pages de couleurs et des pages blanches. Les premières contiennent les textes exhumés tandis que les secondes accueillent des textes « neufs » ou des articles destinés à évoquer la genèse et l’actualité des écrits anciens.

Y a-t-il eu de grands débats, lors de la fondation de Marnes, quant à la périodicité notamment, ou au choix de la ligne éditoriale ?

Une couche de Marnes
Au départ, nous avons réfléchi pour savoir si nous voulions une publication organisée à chaque fois autour d’un thème. Mais nous avons considéré que le principe d’un sommaire thématique allait nous contraindre à intégrer des articles dont nous n’étions pas très satisfaits en raison de leur appartenance au thème et, réciproquement à repousser la parution d’autres textes qui auraient vocation à illustrer un prochain thème. L’idée est donc assez simple : quand on estime qu’un texte est intéressant et abouti, on le publie.
Toutefois, si chaque volume constitue un « varia », l’utilisation de lettres (A, B, C, D, etc.) nous permet, dans le sommaire, de rassembler des groupes d’articles qui se répondent, sans désigner ce rapprochement, simplement comme s’ils étaient réunis par une accolade.
Du reste, la couverture traduit littéralement ce choix éditorial puisque nous retournons le rabat où figure le sommaire dans une très grande neutralité.
Quant à savoir s’il s’agit d’une « revue », la question n’a pas été véritablement tranchée. En effet, Marnes ne comporte pas beaucoup des attributs d’une revue : nous voulions une périodicité semestrielle, nous arrivons à peine à une périodicité annuelle. Il n’y a donc pas d’abonnement et son contenu ne colle pas à l’actualité. Lors de la conception, nous avions plutôt en tête le principe des encyclopédies de notre jeunesse, où l’on s’abonnait pour en recevoir des volumes qui se rangeaient progressivement les uns à côté des autres sur les étagères de la bibliothèque. Dans ce même ordre d’idée, nous prévoyons de publier un index de l’ensemble de la collection à partir du 5e ou 6e volume.
Nous voulions aussi que Marnes puisse se lire « comme un livre », car on savait qu’on allait publier des textes parfois longs, ardus, et que le confort du livre, avec une typographie traditionnelle, un format qui permette de lire dans le métro, était nécessaire.
Nous avons consulté plusieurs graphistes pour finalement choisir Guillaume Grall et Benoît Santiard, qui depuis se sont associés sous le nom : « Building Paris ». Ces graphistes sont très proches du monde de l’architecture, ce qui nous a permis de mêler étroitement le projet graphique et projet éditorial. Du reste, ils ont poursuivi et renouvelé la tradition graphique de l’École d’architecture de la ville & des territoires, dotée d’une identité visuelle conçue par Catherine Zask et où un enseignement singulier de communication visuelle piloté par Laurence Madrelle est dispensé depuis sa création.
En réponse à nos attentes, ces jeunes graphistes nous ont proposé un format proche du livre de poche, un format dit « utile », c’est-à-dire qui optimise la taille des feuilles standards en réduisant les coupes, ce qui permet de réduire le coût de fabrication.
Les pages de textes sont en Garamond, une police de caractère très classique et confortable à la lecture, et ne sont jamais interrompues par les images. Toutefois, la maquette autorise de très nombreux registres de publication d’images (vignettes, pleine page, double page, etc.).
La bichromie choisie – plutôt que la quadri, là aussi pour des raisons d’économie – permet toutefois plus de déclinaison que le simple noir et blanc. La couleur, qui identifie chaque volume (le 1er : orange, le 2e : vert, le 3e : bleu, etc.), n’a pas qu’un rôle esthétique. Elle permet notamment dans les textes réédités, que l’on accompagne d’un important appareil critique, de distinguer nos ajouts aussi bien dans le texte que dans l’iconographie. Un peu à la manière de certaines théories sur la restauration des bâtiments qui prône une identification claire des nouveaux éléments.

Depuis la création de Marnes, entrevoyez-vous de nouvelles perspectives pour la revue ?

Pour la finalisation du troisième volume, nous avons bénéficié de l’aide précieuse d’un secrétaire de rédaction, Paul Bouet, un jeune architecte très rigoureux et doué pour l’écriture, que nous espérons maintenir dans notre équipe. Mais dans la mesure où la fabrication de Marnes repose pour l’essentiel sur des enseignants et chercheurs de l’École, à la marge d’autres activités, et des auteurs non rémunérés, sa vie est aléatoire.  J’ai tendance à penser que chaque volume qui paraît est un petit miracle : il ne faut pas s’étonner lorsque ce type de publication marque une pause, mais plutôt s’étonner quand elle paraît ! On se fixe toujours comme horizon un rythme semestriel, mais l’annuel nous paraît être un bon compromis. Enfin, comme tout projet éditorial qui repose sur l’engagement d’un groupe de personnes, c’est un projet fragile ! Trois volumes, soit 1248 pages : cela commence à devenir significatif. Trois couches de marnes, pourrions-nous dire ! Je ne souhaite pas que la stratigraphie s’arrête là, mais on peut dire que le pari est déjà réussi. Rassurons-nous : le volume 4 est en préparation…

On se souvient de Thierry Ardisson qui avait lancé Façade, « le magazine qui sort quand il est prêt »…

Oui, Marnes pourrait reprendre ce slogan ! On passe beaucoup de temps avec les auteurs, avec les textes et les images. C’est un peu travail de maniaques…

J’ai eu vent d’un travail qu’accomplissent les étudiants de l’école, en parallèle. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Eric Alonzo, directeur éditorial de la
revue Marnes
Plutôt que de publier des projets de diplôme de fin d’année avec trois photos, nous avons voulu rechercher quels seraient les projets qui pourraient donner lieu à de bons articles. Nous y sommes parvenus dans le premier volume (« De la dalle à l’hyperbâtiment »), contrairement aux deux suivants. Peu de gens arrivent à le faire, même dans les revues étrangères. En revanche, il y a dans Marnes une imbrication forte avec l’activité pédagogique de l’école à travers l’atelier de traduction. Comme dans toutes les écoles d’architecture, nous nous posons la question de l’enseignement des langues étrangères : faut-il des cours de langues comme au lycée, des  cours donnés en anglais, etc. ? Nous avons pensé qu’une des réponses possibles pouvait être de faire travailler des étudiants, durant un semestre – il s’agit d’un cours optionnel –, sur un texte de théorie architecturale en langue étrangère : non seulement ils le traduisent en français, mais ils font aussi des recherches autour de ce texte (origines, auteur, époque, etc.). Parmi ces productions, nous en retenons certaines – il nous en reste d’ailleurs beaucoup « sous le coude » –, qui sont suffisamment abouties pour donner lieu à une publication dans Marnes. C’est ainsi que nous avons publié dans le deuxième volume « Singapour Songlines » (1995) de Rem Koolhass et dans le troisième des textes d’Adam Caruso (2007) et de Richard Lewellyn-Davies (1951).

Avez-vous pensé à publier dans Marnes des projets utopiques/avortés, d’architectes ?

Pour qui essaie de faire l’histoire de l’architecture, cette question arrive d’emblée. L’architecture est faite d’énormément de projets qui ne se sont pas réalisés. Il est possible d’entreprendre une histoire de l’architecture telle qu’elle s’est produite dans les faits, mais si l’on cherche à traiter de sa dimension savante, alors il faut s’intéresser non seulement aux édifices existants, à ceux aujourd’hui disparus, à ceux conçus, mais jamais réalisés, à ceux qui n’ont jamais eu la vocation de l’être, mais aussi aux expositions, aux revues, aux livres, à la formation des architectes, etc.
L’architecture est à la fois quelque chose qui paraît très tangible, très physique, concret, mais, dès lors que l’on veut y réfléchir, les projets avortés/non réalisés occupent une place assez forte. Dans le deuxième volume de Marnes, je fais l’hypothèse que la route – y compris l’autoroute – a pu donner lieu à des projets issus d’une pensée architecturale. Et de tous les projets publiés dans mon article, limité au cas de la France de l’entre-deux-guerres, pratiquement aucun n’a été construit, sauf le Triangle de Rocquencourt, dans la forêt de Marly, à demi réalisé et aujourd’hui en partie ruiné.
En architecture, et encore plus en urbanisme, rares sont les projets réalisés en tant que tels. La production architecturale est tributaire d’un certain nombre de contingences, elle est inscrite dans le social, le politique, l’économique. Ceci est encore plus vrai dans l’urbanisme où la réalisation s’étale dans un temps beaucoup plus long, de l’ordre de plusieurs décennies. Ce qui explique qu’au final, on parvienne presque toujours à des projets inachevés, ou alors en grande partie infidèles à l’idée d’origine. Et parfois tant mieux, d’ailleurs !

Vous êtes-vous intéressé au mouvement situationniste et à son implication dans le mouvement architectural des années 1970 ?

Les situationnistes ont effectivement beaucoup intéressé les architectes, pour leur dérive, une façon inédite de lire la ville, tout comme pour la critique des grands ensembles développée par Guy Debord. Toutefois les architectes cherchent à dépasser l’observation, la critique, l’expérience et la dénonciation pour passer à l’action, le plus souvent dans une veine réformatrice. La revue Le Visiteur, sorte d’ancêtre de Marnes, avait comme sous-titre « Revue critique des situations construites ». Il s’agissait là d’un emprunt direct aux situationnistes. Dans les années 1990-2000, cette expression de « situations construites » était assez commode pour qualifier des lieux et des agencements sans statuer trop vite sur leur sort, sans recourir au terme trop abstrait et usé d’« espaces ». Toutefois, les sources d’inspirations du Visiteur étaient probablement moins les dérives des situationnistes que les récits de voyage, notamment ceux du XVIIIe siècle, qui étaient une manière très savante de présenter les pays, les paysages, les villes.

Comment, sur un plan personnel, en êtes-vous venu à entreprendre des études d’architecture ?

J’ai grandi dans le sud de la France, dans un milieu modeste où rien ne me prédisposait véritablement à m’engager dans ce type d’études. Au lycée, j’ai suivi des cours sur l’art contemporain et pratiqué l’archéologie au sein d’une association de bénévoles. À la différence des historiens qui s’appuient d’abord sur les textes, les archéologues se fondent surtout sur les traces matérielles : les ossements, les fondations de constructions et les poubelles de tous ordres (appelés pudiquement « dépotoirs »). Ce qui fut pour moi aussi l’occasion d’étudier une stratigraphie. C’est ainsi que j’ai sûrement dû observer des marnes pour la première fois !
Au départ, je n’étais pas de ceux qui postulent dans une école d’architecture en disant : « depuis tout petit je construis des maisons avec des allumettes ». Je n’avais pas de fascination particulière pour la figure de l’architecte libéral.
Il s’agissait donc pour moi d’un choix d’études plus que d’un choix de métier. Je percevais alors dans l’architecture une manière d’aborder toute une série de préoccupations que j’imaginais à l’époque comme « pluridisciplinaires » : un peu de construction, un peu d’art, un peu de sciences sociales, un peu de maths, un peu d’histoire, etc.  Mais je me suis ensuite aperçu que l’architecture n’était pas l’addition de tout cela, mais plutôt une façon de les réunir et, finalement, de les dépasser. Vitruve, le premier théoricien de l’architecture, établit ces trois critères constitutifs : « solidité, utilité, beauté ». Le plus important n’est pas la succession de ces qualités, mais bien le fait qu’elles soient liées. Je trouve d’ailleurs qu’aujourd’hui, dans le monde du savoir très fortement segmenté par les découpages disciplinaires, les démarches pluri- ou trans- disciplinaires sont finalement une façon d’accepter ces cloisonnements. Pour ma part, dans le domaine de l’aménagement, je pense que la dimension « ante-disciplinaire » de l’architecture possède un potentiel opératoire insuffisamment exploité.

Revenons-en à votre parcours…

Jeune étudiant, je n’avais pas beaucoup eu l’occasion de voyager, mais je me projetais comme voyageur, en me disant que l’architecture serait un formidable moyen d’être son propre guide. Ces études ont donc été un choix d’érudition transversale permettant de comprendre et de décoder les villes et les paysages. De ce point de vue, elles ont été passionnantes.
J’ai ensuite été amené, vers la fin de mes études et après mon diplôme, à exercer dans la maîtrise d’œuvre architecturale. C’était à Toulouse, au sein de l’agence Gouwy-Grima-Rames, où j’ai collaboré à la conception de plusieurs projets de logements et de bâtiments publics. Je garde de cette époque un excellent souvenir. En parallèle, je travaillais à la publication de mon livre issu de mon mémoire de diplôme ainsi qu’à un projet d’exposition sur les ronds-points pour l’Institut français d’architecture que dirigeait alors Jean-Louis Cohen. Mais après son départ, le projet a été abandonné. En revanche le livre, Du rond-point au giratoire, est paru en 2005. C’est pour mener ces projets que j’ai emménagé à Paris en 2001 et intégré l’École d’architecture de la ville & des territoires à Marne-la-Vallée, trois après sa création.

Actuellement, quelle est votre fonction au sein de l’École d’architecture de la ville & des territoires ?

Marnes, documents d’architecture
Parallèlement à la direction éditoriale de Marnes que j’anime avec Sébastien Marot, au sein de notre équipe de recherche, l’Observatoire de la condition suburbaine (OCS), je dirige avec Frédéric Bonnet (Grand prix de l’urbanisme 2014) une formation postdiplôme, le DSA d’architecte-urbaniste. Nous travaillons chaque année, avec une vingtaine de jeunes architectes et paysagistes diplômés, sur des commandes réelles passées par des villes ou des institutions. Cet atelier de projet urbain et territorial est une sorte de laboratoire où l’on questionne et l’on reformule les sujets qui nous sont soumis, et où se mêlent les questions politiques ou écologiques aux questions architecturales, abordées à différentes échelles. Enfin, je dispense un cours magistral intitulé « Histoire et théorie des infrastructures » qui traite des routes, des autoroutes, des canaux, etc., comme des objets de l’architecture.

Vous préparez aujourd’hui la publication d’un ouvrage. Pouvez-vous nous donner quelques éléments ?

Il s’agit en fait d’un ouvrage issu de mon cours qui, entre-temps, a donné lieu à une thèse que j’ai soutenue en mars 2013 : L’Architecture de la voie, histoire et théories. C’était pour moi aussi une manière de poursuivre et d’approfondir l’état de l’art que j’avais initié dans ma recherche sur les ronds-points. Ce projet de livre se présente donc comme une vaste fresque sur l’histoire de l’aménagement au prisme de la conception des rues, des routes, des autoroutes et des parkways, qui commence avec les Romains et qui finit avec Rem Koolhaas, en passant par Piranèse.

Que vient faire Piranèse là dedans ?

Cet architecte et graveur du XVIIIe siècle s’intéresse très tôt aux infrastructures. Il en dessine beaucoup : les aqueducs, les routes et les égouts sont ses objets fétiches – et j’ai compris pourquoi. À cette époque, le modèle romain est en crise : certains commencent à dire qu’en architecture, les Romains se seraient contentés de reprendre les inventions des Grecs. Piranèse, en patriote vexé, entreprend de montrer que la suprématie de l’héritage des Romains sur les Grecs vaut toujours. Pour cela, il rappelle que ces derniers ne peuvent rivaliser avec les Romains en matière d’infrastructure. Mais il lui faut alors montrer en quoi l’aqueduc, la route et l’égout sont bien du registre de l’architecture. Il prend alors, une à une, les trois qualités vitruviennes qui définissent l’architecture : « solidité, utilité, beauté » et cherche à prouver qu’elles s’appliquent parfaitement à ce genre d’ouvrages. Pour les deux premières qualités, c’est évident, mais pour la troisième, c’est plus compliqué. Piranèse explique alors que si l’on utilise les critères de beauté qui s’appliquent aux bâtiments – beauté superficielle, selon lui –, ça ne marche pas. Ce serait comme, dit-il, appliquer les critères de beauté d’un jeune garçon à un homme mûr ! Pour Piranèse, il y aurait un autre genre de beauté, une beauté beaucoup plus profonde, dérivée de l’austérité et de la rationalité structurelle, qu’exprimaient parfaitement les infrastructures, et qui serait même bien supérieure à celle des temples. Une forme de beauté qu’il avait déjà mise en avant à travers ses gravures. À cette époque, à côté de la beauté classique, fondée sur la mesure, l’harmonie et l’équilibre, d’autres formes de beauté sont inventés comme le pittoresque qui résulte du contrasté, de l’imparfait, du surprenant, et aussi le sublime qui naît de l’effroi que provoque le colossal et la  démesure, et d’autres encore. Je fais l’hypothèse que Piranèse, dans sa tentative d’instauration des infrastructures au cœur même des objets de l’architecture, participe à cette invention du sublime dont le philosophe Burke achèvera la théorisation. Cette esthétique va accompagner, au XXe siècle, l’imaginaire de la métropole moderne. À la fin des années 80, Rem Koolhaas parlera encore d’« espace piranésien » pour désigner, dans son projet pour Euralille, le lieu où se confrontent les lignes du TGV, la route, le parking, etc. J’aime bien repérer ce genre de généalogie improbable, qui passe par-delà les grandes périodisations historiques.
Dans le même ordre d’idée, je développe aussi une thèse relativement contre-intuitive : tous les dispositifs que l’on attribue à l’automobile (les échangeurs, les voies séparées, etc.) existeraient avant l’apparition de la circulation automobile. Car, quand on s’y intéresse de près, on s’aperçoit qu’ils ont tous été mis en œuvre, sinon imaginés, du temps des voitures à chevaux. Du reste, ce ne sont pas forcément des ingénieurs qui les ont conçus, mais souvent des architectes ou des paysagistes qui, en général, n’étaient pas particulièrement technophiles : on compte même parmi eux des traditionalistes, voire des nostalgiques du passé. Ainsi au début du XXe siècle, en Allemagne, suite au traumatisme qu’avait provoqué le train, certains voient l’arrivée de l’automobile comme le moyen de restaurer les routes ancestrales et de réinvestir la géométrie sinueuse des chemins vernaculaires. Il apparaît ici que les révolutions techniques n’ont pas été aussi déterminantes que l’on aurait pu le penser. Dans le domaine de l’aménagement, nombre d’objets considérés comme symptomatiques du contemporain sont en fait, sous des formes abâtardies, les nobles descendants de l’architecture et de l’art des jardins.
Infos pratiques :
Éric Alonzo et Sébastien Marot (dir.), Marnes, documents d’architecture, Paris, Éditions de La Villette, volumes 1, 2 et 3, 2011-2014, 20 € chacun.
Éric Alonzo, Du rond-point au giratoire, Marseille, Parenthèses, 2005, 176 pages, 32€.
Éric Alonzo, L’Architecture de la voie. Histoire et théorie. À paraître.

[Source : www.lerideau.fr]

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