terça-feira, 3 de junho de 2014

André Markowicz : « En France, le traducteur est un sous-fifre, un second couteau »

C‘était un samedi matin de mai. Markowicz, André Markowicz, nous attendait dans un bar confortable du sud de Paris. Un stylo, un cahier et un livre sur la table. On imagine que le traducteur d’un pan énorme de la littérature russe – Dostoïevski notamment – était en train d’en traduire encore, des vers et des mots. Le sujet de notre entretien se résumait à Vingt Sonnets. Vingt Sonnets à Marie Stuart, œuvre de Joseph Brodsky parue aux Doigts dans la prose. Avant de commencer, précisons que le livre comporte trois traductions du russe : une anglaise et deux françaises qui s’opposent en de nombreux points, celle de Claude Ernoult et celle de Markowicz, donc. Let’s go.



Par Dimitri Laurent

Le Rideau : André Markowicz, vous avez écrit dans la postface de l’ouvrage Vingt sonnets à Marie Stuartque ce travail de traduction fut important pour votre cheminement ; pourquoi ?

André Markowicz : C’était d’abord l’occasion de faire le point quant à mon travail sur Brodsky ; j’ai commencé à traduire cet auteur quand j’avais 17 ans, parce que mon maître, Efim Etkind, m’avait montré ces poèmes, et j’avais commencé à comprendre comment il écrivait. J’ai toujours était fasciné par la forme du sonnet. C’est une forme de synthèse, c’est ce qui m’intéresse. Ensuite, la traduction était amusante : c’était un travail sur l’humour de la forme et d’une forme que personne ne voyait. Je dois dire qu’en France cet humour-là est peu sensible. C’est un travail de solitude, mais drôle parce qu’en 1987 j’étais un garçon joyeux…

Cela se ressent dans votre traduction… Vous vous souvenez ce que vous aviez traduit avant ces sonnets-ci ?

À l’époque je travaillais sur un énorme bouquin, un livre de traductions de poèmes russes et le livre a été volé, avec beaucoup d’autres, quand je me suis fait voler mon ordinateur en 1996… Le livre était mort, l’élan cassé.

Parmi votre traduction figurent énormément de références et parfois dans d’autres langues que le français…

« Sankiou », c’est parce que ça rime avec « caillou ». Et puis ne pas mettre des bêtises en anglais sur Marie Stuart, ç’aurait été criminel (sourire). Et puis ce n’est pas de l’anglais ! c’est de l’intonation.

Je trouve votre traduction de Brodsky théâtrale, voire shakespearienne…

Mais le texte russe c’est ça. Après Brodsky joue là-dessus. Quand tu fais des sonnets sur Marie Stuart, c’est juste couillon d’oublier Shakespeare (rires). Ce qui compte c’est cette espèce d’humour de la citation : finalement lesVingt sonnets à Marie Stuart, c’est ça, l’humour de la citation. Une citation doublement décalée ; ça passe de l’anglais au russe. Et je passe moi du russe au français dans une société où, quand Brodsky écrit en russe, le système des citations est clair : tout le monde comprend d’où ça vient. En français personne…Qu’est-ce que tu veux faire ? Je ne vais pas mettre des notes de bas de page…Ce n’est pas poli, mais par rapport à celle de Claude Ernoult, j’ai l’impression que ma traduction est plus proche du texte.

Elle est plus poétique…

Poétique cela ne veut rien dire. Je pense qu’elle est plus en accord – je prêche pour ma paroisse – avec Brodsky : c’est la poétique de ce Brodsky-là, qui n’est pas la poétique générale de Brodsky.
Dans le poème VII vous traduisez « The Boulevard Raspail is still as fair” par “Les Cygnes sont rentrés chez Baudelaire”…
Vous avez vu la polémique qu’il y a eu sur le site de Pierre Assouline ? C’est Christophe Claro qui s’est rendu compte qu’il y avait comme qui dirait un problème par rapport à l’autre traduction : qu’il n’y avait pas « Baudelaire » dans le texte russe, mais qu’il y avait « Boulevard Raspail ». Il avait absolument raison ! Néanmoins quand on dit « Paris n’a pas changé », citation littérale, tu ne peux pas, en français, ne pas citer Baudelaire. À partir de là, quand tu as le mot « Baudelaire », si tu fais une rime humoristique, tu as « triangulaire ». Mais qu’est-ce qui ne peut pas être triangulaire ? La Cour Carrée, évidemment. Par contre il y a un lecteur de Pierre Assouline qui m’a fait remarquer une chose : à l’époque où Brodsky écrit ces sonnets, la Cour Carrée était fermée à la visite : y résidait le Ministère des Finances. De fait, Brodsky n’a pas pu voir à cette époque la Cour Carrée ; il lui aurait fallu demander l’autorisation au ministre des Finances. Mais je n’ai pas changé malgré cette fulgurance du lecteur…

Qu’est-ce que vous aimez dans la traduction d’Ernoult ?

Je crois que Claude Ernoult était quelqu’un d’incroyable : il traduisait en essayant de retranscrire une forme, ce que personne ne fait. Déjà c’est énorme. Après il avait une espèce de vision d’ensemble, de vision française. Et je dis ça d’une façon très sérieuse et respectueuse : je veux parler de sa connaissance intime de la littérature française. Ce que j’aime dans sa traduction c’est le jeu sur la césure, le jeu sur le vers. Comme je viens d’une autre tradition, c’est très bien de publier les deux. Je me souviens d’un Claude Ernoult très bienveillant envers moi, lorsque j’avais dix-sept ans et lui plus de 50. Quant aux sonnets, la différence entre nos deux traductions réside dans le fait que je respecte la tradition du sonnet anglais, quand Claude Ernoult suit la tradition du sonnet français.
Combien de temps avez-vous mis pour traduire ces Vingt sonnets ?
Les Vingt sonnets je les ai traduits en 3 jours. Mais Eugène Onéguine (Pouchkine), par exemple, je l’ai traduit en 27 ans…Le temps n’existe pas.
André Markowicz, Joseph Brodsky, Vingt sonnets à Marie Stuart
André Markowicz dans ses oeuvres

Une de vos traductions « non littérales » qui m’a plu c’est au poème XVIII :  « qu’importe le pain sans sel et l’odeur de cloportes des escaliers d’exil ? », en comparaison de celle de Claude Ernoult « est-donc d’importance de savoir quelle ignoble et fadasse pitance il lui faudra mâcher plus tard »…

C’est Dante ! Bien sûr…Regardons le texte. C’est l’intonation, le ton. Je ne me souvenais pas qu’il n’y avait pas ça dans le texte original. Mais il y était quand même…

Que traduisez-vous en ce moment ?

J’ai fini Les Ombres de Chine, un livre énorme de traductions de poèmes chinois de la dynastie Tang — en précisant bien que je ne parle pas chinois. Je traduis en même temps trois pièces du début du siècle. En dehors de ça, je suis en train de finir mes sonnets. Sinon je me consacre beaucoup à mes chroniques Facebook, qui sont devenues, pour moi, un genre littéraire.

Parlons-en. Avez-vous envisagé une publication de ces chroniques ?

Plusieurs personnes me proposent de les publier. Dans ces chroniques il y a deux choses : les chroniques sur Hamlet qui doivent absolument paraître aux Solitaires Intempestifs. Et puis il y a le reste pour lequel je ne sais pour l’instant si ça peut donner un livre : je ne voudrais pas que cela fasse « journal ». Je me suis dit que je ferais un an de chroniques : j’ai commencé en juin dernier, j’ai trouvé réellement le ton début juillet donc j’attends début juillet et je regarde…Mais a priori cela ne me dérangerait pas de les publier.
Je suis passé par plusieurs phases : Françoise Morvan, avec qui je travaille, considère qu’il faut toujours expliquer les choses : elles, ses préfaces sont remarquables. Moi, je ne sais pas faire ça : écrire une préface est pour une torture. Je n’ai jamais su expliquer. C’est un peu étrange, je ne sais pas réfléchir par écrit. Je réfléchis oralement. Donc quand je travaille avec des acteurs, par exemple, j’ai plein d’idées nouvelles et ça m’intéresse ! Quand j’écris, que j’ouvre un document Word, je ne retrouve que ce que je sais déjà. Sur Facebook, il n’y a pas de page blanche, et, ce qui m’intéresse, c’est le ton de la conversation. C’est, à chaque fois, une espèce de conversation avec quelqu’un de vivant, — pas un lecteur abstrait.
Parlons de Shakespeare. Quand avez-vous commencé à le traduire ?
C’était en 1995-1996. L’idée c’est de faire la même chose que ce que je fais pour le russe : garder la forme et faire un lien entre la forme des pièces de Pouchkine, le pentamètre iambique, et sa source, Shakespeare. Je dois dire que j’ai de grandes difficultés, non pas à traduire, mais à expliquer : cela va non pas à côté, mais en dehors de toute traduction française.
Pensez-vous que c’est là l’origine des traducteurs et intellectuels français qui contestent la pertinence de vos traductions ?
Non…Ce n’est pas ça. C’est une chose beaucoup plus sérieuse. C’est la notion même de « Qu’est-ce qui est contemporain ? » et, d’autre part, la compréhension de « Qu’est-ce que c’est que la tradition ? », de l’idée même de tradition. Ce sont des sujets très sérieux.
Mais « Paris ne change pas »…
Paris ne change pas là-dessus depuis le XIXe siècle. Depuis la tradition de l’alexandrin, c’est-à-dire de ce qui est spécifiquement français, toutes les traductions poétiques qui ont été faites l’ont été en prose. En gros depuis le XVIIe et par opposition au XVIe siècle. Pour une raison simple : à partir du XVIIe siècle, le vers était réservé, en français, à ce qui était d’abord pensé en français. Et, le vers, c’était seulement l’alexandrin. Le signe radical de cela c’est la traduction du « Corbeau », d’Edgar Poe, par Baudelaire et par Mallarmé. Ils ont traduit un poème – pas très bon, mais ce n’est pas la question – uniquement conçu sur la sonorité et qui n’existe que par ça, en prose. Les deux l’ont traduit en prose ! et s’il y avait quelqu’un qui savait ce qu’était jouer sur la sonorité en poésie c’était Baudelaire et Mallarmé…S’ils ne l’ont pas fait pour Poe alors qu’ils le faisaient beaucoup mieux que Poe, c’est pour cette raison-là : le jeu sur la sonorité est réservé à la poésie française et que c’est un truc d’instinct. Dans la tradition française, quand tu proposes une forme complète dans une traduction, tu te mets dans la peau de l’auteur : pour dire les choses, tu te prends pour… Or, le traducteur en France est un sous-fifre, un second couteau.

Pourquoi dites-vous cela ?

Un journaliste m’a demandé, un jour : « Cela ne vous dérange pas d’être un second couteau ? » C’est une des raisons pour lesquelles je n’ai pas publié mes propres textes pendant très longtemps : je ne veux pas qu’on puisse dire « il traduit comme ça parce qu’il écrit »…

Ou alors qu’il écrit parce qu’il traduit…(Il veut être en lumière alors qu’il est habituellement dans l’ombre)

Voilà ! Ça, c’est le premier aspect des choses. Le deuxième aspect c’est que ce qui caractérise le théâtre de ces cinquante dernières années c’est le fait que les metteurs en scène utilisent le texte. C’est « Chéreau montant Hamlet ». Vous comprenez ? Si j’ai besoin de changer, je change. Or, le texte de Bonnefoy tu peux le changer sans que l’on s’en rende compte. Tu mets un mot à la place d’un autre, peut-être que Bonnefoy le saura mais personne d’autre…Si tu changes un mot de ma traduction ici, en vers, tout le monde le voit parce que le vers est faux. Tu ne peux pas jouer avec. C’est donc beaucoup plus difficile d’accès. Comme je travaille avec des acteurs, ça va très bien : les règles sont très simples. Le texte résiste. Les bons acteurs posent des questions géniales : du coup tu te rends compte que tu n’as pas vu tel ou tel point. Je peux discuter, changer tous les mots d’un texte, mais je ne changerai jamais le principe.
Parmi les problèmes rencontrés par les acteurs, se pose souvent le problème de l’oralité du texte ; pensez-vous que l’anglais et le français ont deux formes orales différentes ?
L’oralité, ça ne veut rien dire. Ça n’existe pas. C’est encore un autre lieu commun. Rien n’est plus oral que le texte de Proust. Pourquoi ? Parce qu’il est construit. À partir du moment où le texte est construit – ça peut être des phrases de quarante lignes – c’est oral. Quand l’acteur le dit, on sent un souffle. L’oralité c’est la forme organique et le sens organique. Ce n’est pas dire « Ta gueule ! » Mes traductions de Shakespeare sont parfois très compliquées syntaxiquement, mais, sans blague, elles sont orales. Je ne sais pas ce qu’est l’oralité de l’anglais ou du français. Il n’y a pas de système oral : il y a mille intonations françaises et mille intonations anglaises. L’intonation de Milton n’a rien à voir avec l’intonation d’un auteur du XIXe ou du XXe. C’est pareil pour la langue française.
Là où il y a une différence entre le français et l’anglais, ou le français et le russe, ou le français et l’allemand, c’est l’existence en français d’un temps particulier qui est celui du récit : le passé simple. Ça, c’est une différence radicale : quand la marquise « sortit » à cinq heures, je ne suis pas dans la réalité. Je fais avec…
Anatoli Vassiliev, André Markowicz, Joseph Brodsky, Vingt sonnets à Marie Stuart
Le fou, Anatoli Vassiliev

Y a-t-il un travail particulier avec un metteur en scène ou des acteurs qui vous a marqué ?

Je parlais hier avec Françoise de la chance invraisemblable que nous avons eue. Ma première traduction jouée c’était pour Georges Lavaudant, Platonov d’Anton Tchekhov. Mon premier travail au théâtre ce fut avec Antoine Vittez. Ça n’a pas été joué, il est mort. Mais ce texte a ensuite été repris par Matthias Langhoff, avec qui nous avons fait toute une série de spectacles. J’ai travaillé avec Benno Besson, avec Vassiliev, avec Françon. On ne se rendait pas compte, quand on commençait…Les deux premières commandes de théâtre que j’ai eu c’était la Comédie-Française et le TNP : ça me paraissait naturel. Les échanges avec des gens comme ça c’est peu dire que c’est enrichissant. C’est autre chose, c’est la vie.

Quelle est le spectacle joué auquel vous avez participé vous a le plus impressionné ?

Le Platonov avec Lavaudant, le travail avec Langhoff, avec Françon…Il y a trois ans, c’était Les Trois sœurs (mis en scène par Alain Françon, NDLR) à la Comédie-Française. C’était absolument sublime. Le travail avec Vassiliev était très compliqué – une vraie catastrophe – mais grandiose.

Pourquoi « une vraie catastrophe » ?

C’était la forme qui était incompréhensible pour les gens. C’est en vers, mais ce ne sont pas des alexandrins. Et puis Vassiliev est un garçon…Déjà à l’époque il était fou : maintenant c’est au-delà de tout. Il exigeait des choses invraisemblables. De plus, pour Le Bal masqué (1992), il y avait au sein de la troupe de la Comédie-Française des tensions énormes : par exemple Richard Fontana était en train de mourir. Il se passait des choses tragiques. Mais c’était un spectacle grandiose ; Valérie Dréville et Jean-Luc Boutté, qui jouaient aussi dedans, étaient divins.

Y a-t-il un texte que vous aimeriez traduire aujourd’hui ?

Oui, j’aimerais beaucoup traduire Le Maître et Marguerite. Mais je n’ai pas les droits…
Infos pratiques :
Vingt sonnets à Marie Stuart, Joseph Brodsky, Les Doigts dans la prose (édition quadrilingue)
192 pages – 18€
Plus d’infos sur le site des Doigts dans la prose
[Source : www.lerideau.fr]



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