Consommerons-nous plus de produits et services conçus dans les pays du Sud? Bénédicte Faivre-Tavignot, directrice de la Chaire "Social business" à HEC, explique cette tendance qui séduit les pays industrialisés.
Contributeur : Bénédicte Faivre-Tavignot
Dans la course à l’innovation dans laquelle les entreprises globalisées sont engagées (comme une véritable condition de survie), un nouveau concept émerge et se développe depuis 2009-2010: celui de l’innovation inversée.
Introduit dans un article de Harvard Business Review par deux professeurs, Vijay Govindarajan, Chris Trimble,
et le PDG de General Electric, Jeffrey Immelt, il désigne alors une
innovation réalisée dans les pays en développement, avant d’être
répliquée dans les pays industrialisés. S’agit-il alors d’une tendance
de fond dans le monde de l’innovation ou d’une nouvelle mode éphémère ?
Un tracteur développé en Inde, vendu dans 70 pays
L’exemple le plus connu, cité dans l’article évoqué précédemment, est
celui de l’électrocardiogramme léger et portatif, conçu en Inde par
General Electric, pour les zones rurales, à un prix 80% moins cher que
les appareils similaires américains.
L’entreprise a réalisé que cet appareil pouvait être également vendu aux
Etats-Unis, pour des usages spécifiques tels que les accidents de la
route: un appareil portatif et moins cher y est pertinent; un tel usage
permet par ailleurs d’éviter le risque de "cannibalisation".
C’est-à-dire que les clients habituels se tournent vers d'autres
produits de cette même entreprise, moins rentables pour elle.
L'électrocardiogramme portatif de Genral Electric. Crédit: General Electric.
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Un autre exemple est celui du groupe américain de tracteurs Deere
& Company: arrivé en Inde dans les années 2000 pour vendre des
tracteurs conçus aux Etats-Unis, il a vite compris que les produits
sophistiqués et chers conçus à l’origine pour les agriculteurs
américains ne répondaient pas aux attentes de prix et de flexibilité des
agriculteurs indiens et ne pouvaient se vendre. Il a donc développé, en
Inde, une gamme de tracteurs plus simples, plus robustes, plus
modulables aussi, qui quelques années après, en 2011, étaient déjà en
vente dans 70 pays, dont les Etats-Unis.
On le voit ici, l’innovation inversée est proche du concept d’innovation frugale ou de Jugaad Innovation (que certains traduisent par "innovation ingénieuse"); même si ces concepts sont en principe distincts.
S’il est possible de citer d’autres exemples d’innovation inversée,
le phénomène est encore loin d’exploser: les exemples se limitent
encore souvent à quelques multinationales et à l’intérieur de ces
dernières, à quelques produits.
Plusieurs raisons peuvent l’expliquer. D’une part, l’innovation "in",
menée sur le terrain, est un processus long et complexe : on observe que
les multinationales des pays développés mettent un temps certain à
innover véritablement dans les pays émergents, et à bâtir des modèles
profitables. D’autre part, l’innovation "from", réplication et diffusion
des innovations terrain dans d’autres pays, notamment développés,
suppose la mise en œuvre de stratégies, structures et processus bien
spécifiques.
Faut-il en conclure que l’innovation inversée fait partie de ces
nombreux mirages qui, un temps, ont pu fait miroiter la richesse à
moindre coût ? La conclusion est sans doute aussi un peu hâtive. Le fait
est que ce concept répond à un enjeu de compétitivité majeur, voire de
survie pour un certain nombre de multinationales des pays développés : un
moyen quasi-incontournable à terme de résister aux concurrents issus
des pays émergents. Ces derniers sont d’autant plus redoutables qu’ils
sont méconnus, et les menacent avec des offres en rupture et un certain
retour à la simplicité.
Par ailleurs, la crise économique, particulièrement marquée
actuellement en Europe du Sud (Grèce, Portugal, Espagne avec 50% de
chômage des jeunes), et la précarité qui en résulte, rendent encore plus
pertinent le retour à des produits simples et moins coûteux. Les
exemples cités ci-dessus et les initiatives d’accès aux biens et
services menés par Danone au Bangladesh, au Sénégal et répliqués dans d’autres pays, mettent en lumière le potentiel transformationnel de ces démarches.
Travailler pour et avec les personnes à bas revenus peut permettre
aux entreprises de nos pays de remettre en cause leurs manières
habituelles de penser et d’agir : confrontées à des contraintes très
fortes de coût et d’accessibilité, et engagées dans des démarches de
co-création avec les acteurs de la société civile et les communautés,
elles en viennent à mener des innovations de rupture, à fonctionner sous
un mode beaucoup plus entrepreneurial, en partant à nouveau des besoins
et attentes des populations pour concevoir des produits et services
adaptés.
Levier de compétitivité pour l’entreprise, l’innovation inversée peut
aussi dès lors induire de profondes transformations, contribuant à une
économie frugale, créative, centrée sur les besoins des personnes ; et
finalement plus inclusive et soutenable.
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