Alain Van Crugten, traducteur de Tom Lanoye
en français, est aussi celui qui fit connaître en France l'œuvre de
Hugo Claus, écrivain flamand majeur, en établissant la version française
de son grand livre Le Chagrin des Belges. Grâce à lui, les
Éditions de la Différence ont pu faire connaître le talent multiforme de
Tom Lanoye au public français et francophone et leur tâche ne fait que
commencer. Déjà quatre livres parus en français : La Langue de ma mère, Forteresse Europe, Les Boîtes en carton, et, ces jours prochains, en librairie, Tombé du ciel
auquel nous souhaitons dans les pays de langue française le même succès
qu'en sa langue originale où se sont vendus 950.000 exemplaires !
Je ne sais si Tom Lanoye en a un peu assez d'être comparé à
Hugo Claus, mais il est de fait que, dès avant la disparition du grand
auteur du Chagrin des Belges, tout le monde en Flandre
s'accordait à voir en Lanoye son successeur et, aujourd'hui, il est peu
d'articles biographiques qui n'associent les deux noms.
Pour se donner une idée de la popularité de Tom Lanoye en
Flandre, il faut se rappeler, par exemple, qu'il y a quelques années
l'artiste, avec la complicité de la municipalité, a « habillé » la
Boerentoren, le célèbre bâtiment d'Anvers qui, avec ses 97 mètres de
hauteur, fut lors de son achèvement en 1931 le premier gratte-ciel
d'Europe. Une gigantesque toile descendait tout le long de la façade et
en prenait toute la largeur : elle portait en lettres énormes un poème
de Tom Lanoye, dans lequel le gratte-ciel déclarait son amour à la tour
gothique de la cathédrale voisine. Quelques mois plus tard, sur une
autre bannière, la tour de la cathédrale répondait que son prétendant
était trop jeune !
Chaque semaine, des dizaines de milliers de lecteurs flamands se ruent sur la chronique de Lanoye dans le magazine populaire Humo.
Il y donne libre cours à sa veine polémique. L'humour est toujours
présent, c'est son style qui veut ça, mais les sujets sérieux ne
manquent pas, notamment les attaques violentes mais honnêtes contre les
nationalistes extrémistes et la description des petites et grandes
mesquineries de la vie politique.
Ceci n'est qu'un petit exemple des activités multiples et
variées de Tom Lanoye. Il est jeune quinquagénaire, mais cela fait près
de 30 ans qu'il défraie la chronique littéraire et théâtrale de Flandre
et aussi des Pays-Bas, où ses livres sont vendus et ses pièces jouées
autant, sinon plus, que dans son pays natal. Si l'on ajoute qu'en
Allemagne il est actuellement le dramaturge étranger le plus joué et
qu'en France il a fait une percée très remarquée depuis quelques années
grâce à ses collaborations prestigieuses avec Guy Cassiers au Festival
d'Avignon, on constate que celui qui fut dans les années 80 l'enfant
terrible des lettres flamandes est devenu depuis lors une sorte de
classique vivant.
Lanoye a commencé dès ses études à l'université de Gand une
carrière de « performeur » de ses propres textes poétiques, puis de ses
récits et romans sur la scène de divers cabarets littéraires puis de
théâtres. En 1985, avec les récits Un fils de boucher avec de petites lunettes,
il conquit tout de suite la notoriété littéraire. Suivirent alors avec
une régularité et une abondance étonnantes d'autres nouvelles, des
romans, des essais, de nombreux recueils de poésie et des pièces de
théâtre qui toutes connurent le succès et lui valurent nombre de prix
importants en Belgique, en Hollande et en Allemagne.
Si le public français avait déjà fait depuis quelques années la connaissance du dramaturge Lanoye, grâce à Méphisto for ever, Atropa, La Forteresse Europe, Mamma Medea et surtout l'impressionnant Sang et Roses,
qui a fait sensation dans la Cour d'honneur du Palais des papes au
Festival d'Avignon 2012, ce sont les Éditions de la Différence qui ont
révélé le prosateur, avec le magnifique roman La Langue de ma mère en 2011. Au début de cette année paraissaient Les Boîtes en carton. Ce dernier ouvrage fut longtemps en tête des ventes en Belgique francophone
(je souligne) et il est nominé, dans sa version française (en même
temps que des œuvres de Julian Barnes et Amin Maalouf), pour le
prestigieux Prix Jean Monnet de Littérature européenne, qui sera décerné
cet automne.
Et voilà un troisième roman de Lanoye qui paraît à La Différence : Tombé du ciel.
Ce récit court, d'une incontestable qualité dramatique, a déjà derrière lui toute une histoire.
Depuis 1930, sur ces terres de grands lecteurs que sont les
Pays-Bas, l'association nationale des éditeurs organise au début du
printemps, dans le pays entier, une « Semaine du Livre » qui est un
événement culturel national. Un peu partout se déroulent des
manifestations en rapport avec la lecture, présentations d'écrivains,
émissions, conférences, et évidemment publications nouvelles, le tout
suivi par un public énorme et passionné. A cette occasion, l'association
commande à un grand auteur l'écriture d'un livre qui sera distribué
dans tous les lieux possibles, les librairies, les kiosques et même les
trains ! L'œuvre inédite, un roman d'une dimension volontairement
moyenne, est fournie gratuitement à tout acheteur d'une certaine somme
en livres.
Depuis des décennies, la liste des auteurs honorés par la
« Semaine du Livre » a compté tous les grands noms de la littérature des
Pays-Bas, et parmi ceux-ci, depuis 1930, se sont glissés trois
écrivains belges seulement. L'avant-dernier était Hugo Claus en 1987 et
Lanoye fut donc le lauréat de 2012 avec son Tombé du ciel.
Au fil des ans, le succès de la Semaine devint de plus en plus
considérable et les tirages du roman inédit augmentèrent en conséquence,
pour atteindre des sommets qui feraient rêver l'édition française. Tombé du ciel
a battu tous les records avec plus de 950.000 exemplaires ! Cela
signifie qu'en une seule semaine, sur l'ensemble des Pays-Bas et de la
Flandre – un territoire d'à peine 20 millions d'habitants – on a
effectué près d'un million d'achats de livres…
Ce
fut aussi le succès personnel de Lanoye. Pendant tout le mois de mars
2012, il a été la vedette de multiples émissions, de débats et de
présentations publiques, d'articles de pleine page, même dans la presse
non spécialisée. Il éclipsait tout autre événement culturel, sa photo
s'étalait partout, son visage et sa voix pénétraient dans tous les
foyers. Un tel succès témoigne d'un incroyable amour de la lecture dans
le public hollandais et flamand, mais aussi de l'importance du phénomène
Lanoye.
Dans Tombé du ciel, on retrouve le Lanoye qui décrit
les choses et les gens de province avec l'acuité psychologique et le
sens du comique mêlé au tragique, qui est, en somme, la définition du
grotesque. Son réalisme ironique face au monde petit-bourgeois, à ses
snobismes et ses drames, est déjà connu des lecteurs de La Langue de ma mère et des Boîtes en carton.
Mais cette fois, dans ce microcosme flamand font irruption l'Histoire
et la géopolitique. En pleine guerre froide, vers la fin des années
1980, un incident minime mais inouï fut à deux doigts de déclencher un
conflit entre les blocs de l'Ouest et de l'Est. C'est sur ce fait
authentique que Lanoye greffe son histoire d'une famille flamande
banale. La petite histoire rencontre la Grande et l'humour de Tom Lanoye
est également ravageur à l'égard des grands et des petits de ce monde.
Tout en alternant deux motifs, un avion soviétique fantôme qui
affole l'OTAN et le monde occidental et un drame familial dans un
village flamand, Lanoye écrit une tragédie divisée en sept volets et un
prologue. Tragédie parce qu'on sent dès le départ que la marche du
destin est inexorable et que Lanoye la conduit en dramaturge et en
maître du suspense. Une face intéressante de son talent est l'art de
sonder les cœurs et les reins des gens les plus ordinaires pour faire
apparaître l'humain dans ce qu'il a d'universel. C'est ainsi qu'il
traite l'histoire banale d'une femme et mère d'âge mûr abandonnée par
son mari, qui a succombé aux charmes d'une jeunette délurée et sans
scrupule.
Dans les chapitres qui traitent de « la grande Histoire » il
souligne aussi, avec sa verve satirique habituelle, les faiblesses des
grands de ce monde et de leurs subordonnés : les gens qui ont parfois à
notre égard des responsabilités de vie et de mort ne sont ni moins
mesquins ni moins médiocres que la moyenne des humains.
L'avion sans pilote aurait pu provoquer une conflagration
mondiale, mais il ne fera finalement qu'une seule victime, qu'on
s'empressera d'oublier. Mais on n'oubliera pas Tombé du ciel.
Alain van Crugten
[Source : www.actualitte.com]
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