Pour dénoncer la politisation de l'Institut culturel roumain, plusieurs grands écrivains ont décidé de boycotter le Salon du livre de Paris, qui s'ouvre le vendredi 22 mars et dont la Roumanie est le pays invité. Une journaliste installée à Paris s'en désole.
Par Cristina Hermeziu
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Stands du Salon du livre de Paris, en 2010. |
Il n'y a pas écrit "Roumain" sur mon front. Mais mon accent me trahit, bien entendu. En France, pays où j'ai élu domicile il y a quelques années, il m'arrive de voir des sourcils se hausser, de percevoir de la méfiance, parfois même du mépris.
Tout cela est gratuit. Je paye l'ardoise de tous les Roumains voleurs, des Roumains roms sans foi ni loi (car il y a aussi des Roms que j'aime bien, ceux qui jouent divinement de l'accordéon dans le métro), des corrompus connus jusqu'en Occident, des vendettas des politiciens dont on parle dans tous les journaux du monde. Je suis automatiquement mise dans le même sac que tous ceux-là, c'est une sorte de fatalité nocive.
Savez-vous ce que je leur réponds ? Je leur réponds que oui, je suis roumaine. Autrement dit que "je ne suis rien d'autre qu'une tache de sang qui parle" (Nichita Stanescu, poète), que "jour après jour je rampe sur un éclat d'espace, aux confins de l'Univers, au cœur d'une infinité de mots non prononcés" (Emil Cioran, philosophe) et que "sous mon crâne, à la place du cerveau, j'ai un manuscrit froissé" (Mircea Cartarescu).
Ils me regardent étonnés, leurs yeux s'illuminent, et ils me répondent, dans leur langue si généreuse : "Chapeau bas !" Et moi je leur donne à lire Nichita Stanescu, Emil Cioran, Mircea Cartarescu.
La littérature roumaine, passeport pour le monde
Eux seuls, Stanescu, Cioran, Cartarescu, font que je garde la tête haute, en France ou ailleurs. Ils sont mon passeport, quand certains ne se contentent pas de mon simple état, celui de Roumain honnête ayant quitté les siens.
Eux et d'autres comme Gabriela Adamesteanu, Radu Aldulescu, Ana Blandiana, comme Norman Manea, Ileana Malancioiu, Marta Petreu, eux et Dan Lungu, Lucian Dan Teodorovici, Florin Lazarescu, Florina Ilis, eux et Ion Muresan, Emil Brumaru, Dan Sociu, et d'autres encore, sont les atouts que je garde dans ma manche, des atouts gagnants à tous les coups.
A travers eux la Roumanie peut regarder droit dans les yeux ceux qui la regardent, justement, de travers.
Eux, ce sont ceux que la Roumanie devrait amener sur un plateau doré au Salon du livre de Paris, l'endroit où je n'avais qu'un rêve : tirer la manche des Français en leur disant : "Vous voyez, ils sont ici, en chair et en os, Roumains comme moi, ceux dont je vous ai parlé, ceux dont je vous ai prêté les livres, ceux qui ont quelque chose à dire devant le monde, et devant lesquels le monde peut tomber en admiration." La seconde de grâce où rien ne compte plus, même sa condition de Roumain.
J'ai appris, il y a quelques jours, que Mircea Cartarescu ne participerait pas au Salon du livre de Paris, du 22 au 25 mars. Salon historique, décision historique.
Je sais pourquoi, et j'imagine que tous ceux qui, indépendamment de leur situation géographique, ont lu la presse roumaine cette année le savent aussi. [L'Institut culturel roumain est passé sous la tutelle du Sénat, à l'initiative du centre gauche, arrivé au pouvoir à Bucarest, et son président, Horia-Roman Patapievici, a été remplacé par l'ex-ministre de l'Education Andrei Marga. Les intelectuels roumains ont manifesté contre la politisation de l'Institut].
Comme si j'assistais à une expulsion, je déglutis avec effort. Mircea Cartarescu était, parmi les autres invités, mon passeport, celui sur lequel j'avais déjà écrit en lettres de sang : être Roumain n'est pas une fatalité, c'est une joie.
[Photo : AFP - source : www.courrierinternational.com]
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