Pour susciter une véritable volonté de changement chez quelqu'un ayant commis une transgression morale, la honte doit être maniée avec précaution.
On peut avoir un cœur de pierre et ressentir de la honte. | Marko Kudjerski via Flickr CC License by |
Écrit par Linda Doyle, traduit par Jean-Clément Nau
La honte est une émotion puissante. Elle est souvent l’élément moteur de nos bouleversements intérieurs. Selon certains chercheurs, la culpabilité et les regrets ne sont pas à eux seuls suffisants pour modifier durablement les comportements: seule la honte en serait capable.
Pour être efficace, la honte doit toutefois être maniée avec précaution. Les accusations d’agression sexuelle se succèdent dans les médias, et l’indignation populaire tend à prouver que ce type de comportement ne sera plus toléré à l’avenir.
Il est intéressant de réfléchir à l’usage qui peut être fait de cet outil psychologique. L'employer? Et si oui, quand? Le fait de couvrir de honte les auteurs de transgressions morales et de violations des normes est un aspect important de notre structure sociale. Mais l’humiliation des coupables doit être efficace, pour être davantage susceptible de dissuader la récidive.
Honte, culpabilité et regrets
Nous ressentons de la honte lorsque qu’un aspect de notre personnalité –ou notre nature profonde– présente des défauts fondamentaux: transgressions morales, lacunes, comportements sociaux inappropriés… Nous avons alors le sentiment d’être une mauvaise personne: il ne s’agit donc pas d’un simple sentiment de culpabilité, qui se rapporte au mauvais comportement.
La culpabilité nous pousse à réparer les erreurs provoquées par un comportement spécifique; il suffit de le corriger pour que la culpabilité disparaisse. Mais lorsqu’un changement à long terme est nécessaire, la honte s’avère beaucoup plus efficace: elle est liée à notre être et non à un simple événement, ce qui contraint l’individu concerné à reconnaître que faute d’un véritable effort de transformation personnelle, il pourrait être amené à répéter ses erreurs.
Certaines personnes visées par les récentes accusations d’agressions sexuelles ont réagi avec les différentes nuances qui caractérisent l’aveu de culpabilité. Prenons l’exemple du journaliste américain Mark Halperin, qui s’est excusé en ces termes: «Mon comportement était inapproprié et il a fait souffrir plusieurs personnes». Ces propos indiquent qu’il ne ressent aucune honte: il parle de ses actes et non des aspects de sa personnalité qui l’ont conduit à agir de la sorte.
D’autres hommes mis en cause, comme le présentateur Matt Lauer, ont exprimé des regrets (auxquels il a certes ensuite ajouté «de la honte et de l’embarras»). Les regrets indiquent que vous auriez préféré agir différemment –mais rien ne vous engage à ne pas reproduire les mêmes transgressions à l’avenir.
Comparons ces propos à ceux tenus par l'acteur James Franco dans l’émission «The Late Show with Stephen Colbert». Il venait d’être interrogé quant aux allégations faites à son encontre: «Tout au long de ma vie, j’ai tenu à assumer la responsabilité de mes actes… C’est ce que je fais lorsque je sais qu’il y a un problème ou que quelque chose doit changer. J’y mets un point d’honneur».
On touche là à la question clé: c’est bien l’auteur des faits qui doit changer de manière radicale.
Volonté de changer
L’humiliation publique fonctionne parce que les individus attachent de l’importance à la manière dont ils sont perçus par autrui, à leur réputation et à leur appartenance à certaines communautés. La honte est une information: cette émotion nous dit que nous courrons le risque d’être exclus du groupe. Nous couvrons autrui de honte lorsqu’il viole les règles du vivre-ensemble, qui sont le reflet de nos valeurs et du comportement jugé acceptable au sein d’un groupe ou d’une société.
Les récentes affaires qui ont ébranlé Hollywood en sont une bonne illustration. Harvey Weinstein a été renvoyé de la compagnie qu’il a co-fondée; Matt Lauer a été remercié par la chaîne NBC. Kevin Spacey, Louis C.K. et Brett Ratner ont été sanctionnés par l’annulation de différents projets. Les politiques John Conyers et Al Franken ont renoncé à leur mandat politique, et Roy Moore n’a pas été élu sénateur.
Les entreprises et les personnes liées aux auteurs de ces actes veulent expliciter leur prise de distance en les punissant publiquement et en leur retirant leur pouvoir, afin de montrer que ce type de comportement demeure intolérable.
Si l’on en croit une récente méta-analyse, la honte ne peut motiver une modification de notre personnalité qu’à une condition: il faut que nous soyons convaincus du fait que cette imperfection peut être modifiée.
Si l’acte honteux est réparable, alors la honte peut vous pousser à changer: elle vous montre ce qu’il faut changer et l’émotion négative vous motive en ce sens. Lorsque l’individu devenu honteux pense en revanche qu’il ne peut réparer cette imperfection intime, il sera plus enclin à se cacher et à attendre que les nuages passent, sans réel effort pour changer de manière radicale.
Une étude consacrée à l’échec a conclu que lorsque l’amélioration de soi paraissait extrêmement complexe, la honte conduisait davantage à un désir accru de préserver sa réputation qu’à une réelle volonté de changement.
Le fait d’essayer de changer et d’échouer est plus douloureux que le fait de dissimuler ses actes, parce que cet échec risque de vous faire perdre la face ou de blesser votre amour-propre de plus belle. Ces constats indiquent que lorsque cette démarche de changement intime paraît trop difficile, voire impossible, les personnes concernées se replient sur elles-mêmes et tentent de sauver la face (il est toutefois important de souligner que cette étude était consacrée à l’échec en termes de compétences, non aux transgressions d’ordre moral).
Réhabilitation plutôt que stigmatisation
Lorsqu’on lui a demandé si les agresseurs sexuels pouvaient se racheter, l’acteur Bryan Cranston a répondu en mettant lui aussi l’accent sur le changement personnel. Selon lui, si les personnes concernées montrent qu’elles sont réellement désolées, qu'elles ne cherchent pas à se trouver des excuses et qu'elles admettent souffrir d’un «problème psychologique et émotionnel profond», le pardon pourrait redevenir possible. Il ajoute que nous ne devons pas «entièrement couper les ponts en disant “Va te faire voir, va moisir dans un coin pour le reste de ta vie”… Si certains d’entre eux parviennent un jour à s’extraire des terribles situations dans lesquelles ils se sont mis, il serait dommage de leur fermer la porte au nez.[…] Peut-être qu’une réhabilitation est possible.» Les agresseurs sexuels peuvent se repentir; certains y sont parvenus.
L’humiliation doit être employée à bon escient: les taux de récidive sont moins élevés chez les agresseurs sexuels traités avec respect, et ils sont plus élevés chez ceux qui sont touchés par la stigmatisation et qui ont une faible estime d’eux-mêmes.
Ces données indiquent que mettre l’accent sur la reconnaissance des faits et la réhabilitation –plutôt que sur la stigmatisation et l’opprobre– pourrait faire baisser le nombre des récidives. À l’inverse, une humiliation publique totale condamnant le coupable à faire une croix sur sa vie sociale peut le dissuader d’essayer de changer.
Les programmes de réhabilitation tentent, par définition, de convaincre les participants qu’un changement profond est possible. Ils peuvent durablement influencer la manière dont une société traite la déviance. Pour autant, ils ne sont pas des panacées, et il ne s’agit pas d’affirmer que tous les participants doivent immédiatement être pardonnés une fois le programme terminé. Ces programmes ne sont pas toujours couronnés de succès, mais ils fonctionnent chez certaines personnes.
Je ne propose pas non plus de remplacer les peines de prison par des structures de réhabilitation; j’affirme simplement que la réhabilitation doit être l’un des piliers de la prise en charge des personnes ayant commis une transgression. Il est bon de rappeler qu’exprimer des remords et de la honte n’est qu’une première étape: ces sentiments motivent le changement mais ils n’en sont pas une preuve en eux-mêmes.
Condamnations révocables
Telle est bien la clé du problème: les auteurs d’actes répréhensibles qui pensent être au-delà de tout espoir de changement peuvent avoir tendance à fuir et à se cacher, et ne tentent pas nécessairement de modifier leur comportement. En revanche, s’ils ont le sentiment qu’une partie d’eux-mêmes est défectueuse mais perfectible, ils pourraient être plus à même de reconnaître leurs méfaits; peut-être seraient-ils également plus enclins à changer.
À l’échelon de notre société –dans les médias comme dans notre vie quotidienne–, il pourrait s’avérer contre-productif de traiter les auteurs d’agression en parias. Les recherches menées dans ce domaine nous enseignent que la manière la plus efficace de susciter la honte des agresseurs est encore de leur signifier que leurs actes ne sont pas acceptables et que le temps de l’impunité est révolu.
Mais ces réprimandes ne devraient pas être accompagnées de condamnations irrévocables: il serait préférable d’encourager les auteurs des faits à consulter et à suivre une thérapie aussi longtemps qu’il sera jugé nécessaire. Ainsi maniée, la honte pourrait à l’avenir conduire à une diminution du nombre des agressions sexuelles –objectif louable s’il en est.
[Source : www.slate.fr]
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