Pierre Lapointe : des paroles d’une rare intensité, d’une rare impudeur, sur l’amour, le sexe, la mort. L’éphémère. Des musiques envoûtantes ou des « collages post-modernes », comme il les appelle. Lui. S’il est l’un des plus grands auteurs-compositeurs-interprètes québécois de cette dernière décennie, il est surtout celui qui souhaite questionner la culture pop, l’expérimenter audacieusement, transcender les codes. Rencontre avec ce chercheur de la chanson, cet homme de laboratoire, qui se réfère tour à tour à Philippe Starck, Marcel Duchamp, Piet Mondrian, l’école du Bauhaus, Barbara, Brel, Bashung, Brigitte Fontaine…
Écrit par Agathe Maire
Le Rideau : Pierre Lapointe, avec ton album « Punkt », tu pars en tournée en France du 29 janvier au 11 février. Tu commences ce mercredi 29 janvier par la salle mythique de l’Olympia. La scène semble être ton terrain de jeu privilégié. Qu’essaies-tu de faire avec ce show ?
Blanc sur blanc © MartinLaporte |
Je dirais que Punkt, mon album, est comme la synthèse de tout cela. J’ai trouvé un équilibre décoincé entre quelque chose de très placé et en même temps d’extrêmement décontracté. C’est un spectacle où les gens rient beaucoup et où il y a beaucoup d’autodérision. Sur Punkt, il y a des chansons comme « L’étrange route des amoureux » ou « La sexualité » qui sont des chansons assez connes en fait donc je joue là-dessus. Entre les chansons, il y a également beaucoup d’humour. Mais ces moments d’humour sont entrecoupés de moments troublants de lucidité. Je pense à des chansons comme « Nos joies répétitives » ou « Les Lions imberbes ». On est dans des moments soit très poétiques qui incitent à une grande mélancolie soit dans de grandes introspections qui tendent vers une prise de conscience qui n’est pas toujours facile à prendre.
L’humour est une façon pour toi d’équilibrer la grande densité du spectacle ?
Je ne crois pas aux gens juste tristes, ni juste drôles, c’est chiant. Je me promène entre les deux et sur scène ça se ressent beaucoup. L’un ajoute de la profondeur à l’autre. Ce que j’aime bien faire, c’est m’assurer que le public n’est jamais totalement à l’aise. Quand une situation commence à être confortable, je la casse tout de suite avec autre chose. Soit avec un son agressant, soit avec une blague obscène que personne n’oserait dire et qui sort spontanément de ma bouche. Ou alors par un moment d’introspection solide après un moment de folie intense.
Pourquoi ne pas laisser le public confortable ?
Pour ne pas que les gens s’endorment. Les gens ont une attention qui ne dure pas plus de 10 minutes (Rires). Souvent ils me disent que le show les ré-énergisent. Cela me plait beaucoup. Ils paient, ils organisent leurs horaires en fonction du concert : c’est beaucoup d’organisation et d’argent. Je n’ai pas le droit d’imposer aux gens des moments emmerdants, ou des moments où je m’écoute être bon. C’est souvent le problème avec les chanteurs, ils se font dire qu’ils sont bons de tous bords, de tous côtés et quand ils arrivent sur scène, ils s’écoutent. Moi, je ne suis pas du tout dans cette dynamique là. Je fais des chansons très courtes, des trucs assez punchy justement pour que les gens soient toujours en train de sortir de là où ils pensaient aller.
Ça fait aussi partie du jeu de l’existence…
Couverture de l’album « Punkt » |
Une telle démarche t’amène-t-elle à apprivoiser l’éphémère ?
La scène m’a imposé ça. Tu ne peux pas être parfait. La scène est un médium fait pour se péter la gueule. Si tu veux être parfait, tu vas être extrêmement triste avec des troubles obsessionnels, ce qui ne m’intéresse pas du tout. J’ai utilisé ces moments de grâce et de détresse sur scène pour aboutir à une forme de leçon. Je me mets moi-même dans des situations où il n’y a jamais une réponse mauvaise, dans une situation qui n’est jamais totalement triste ou joyeuse.
Je suis obsédé par la mort depuis mon enfance. Chaque matin je me dis que j’ai toujours le choix de partir ou de rester. Et je ne l’ai peut-être même pas ce choix-là : la mort va peut-être venir me chercher à un moment où je ne m’y attends pas…Je vais vivre comme il le faut, ce moment-là. Être sur scène, c’est pareil : penser de cette manière enlève beaucoup de peur. La peur de dire des choses qui ne se disent pas, la peur d’avoir l’air fou…Cette attitude que la scène m’a amenée m’a donc appris à jouer avec l’éphémère.
Dans ce contexte, comment abordes-tu le travail d’écriture ?
Je peux passer un an sans écrire et me mettre dans une situation sur la corde raide…
Tu vois la corde raide comme un risque ?
Ça dépend de la manière dont on est fait. Je pense que je suis fait pour ça. Maintenant, je ne bois pas, je ne prends pas de drogue, j’ai des amis et une famille extraordinaires. J’ai une vie extrêmement saine qui me permet d’équilibrer tout ce qui est complètement fou et inclassable. C’est drôle : j’ai commencé à être bien le jour où j’ai vraiment intégré cette façon de vivre. Si je me retrouve avec des gens qui sont trop cartographes, pour qui il n’y a qu’une façon de faire ou qui ont un regard réprimant : c’est physique ! je les évacue de ma vie extrêmement rapidement. J’adore me tromper, j’adore me dire « c’est totalement inefficace ce que je fais en ce moment, je suis complètement con ». Il y a un plaisir dans l’erreur. Si quelqu’un vient m’interdire d’être là-dedans, je ne me bats même pas, je m’en vais. Certains fonctionnent différemment, en ont besoin et c’est bon, mais moi je fonctionne comme ça.
Que veut dire « expérimenter » pour toi ?
Chercher sans trop savoir et idéalement réussir à créer un produit qui, à la fin, est très très accessible. Pour moi, cela passe beaucoup par les rencontres. D’emblée, il n’y a rien qui nous unit. Et en essayant de trouver le lien, l’élément liant entre nos démarches, on finit par expérimenter. Sinon je fais des méthodes de collages très postmodernes, qui se sont beaucoup vues parmi les arts visuels à une certaine époque.
Qu’est-ce qu’un « collage postmoderne » ?
C’est un collage en rapport avec les époques. Je prends des éléments qui ne vont pas ensemble au départ et je finis par tisser un objet cohérent, par créer un mariage heureux. Si je prends l’exemple d’une chanson comme « Les enfants du diable ». L’idée du texte est un clin d’œil à une certaine forme d’érotisme que j’ai pu observer chez Jean Genet ou Jean Cocteau, forme qui a été récupérée par des gens comme Pierre et Gilles. Je n’avais pas d’idées pour la musique, je suis allé chercher Michel Robidoux qui est fait partie de nos dieux d’une certaine époque, au Québec. Il s’est occupé de toute la phase psychédélique de Robert Charlebois. C’est un mythe pop vivant au Québec. Je lui ai demandé de faire une musique paradisiaque, puis on a ajouté une couche de harpe et on est allé chercher des arrangements de chœurs qui font référence à des films de Disney.
Tu parles souvent d’images ou d’univers visuel. Quand tu écris, quand tu composes, as-tu une sorte de « tableau mental » de la chanson ?
Le premier jet est en général très spontané. J’ai essayé plusieurs techniques d’écriture. Au début, je n’écrivais pas de couplets, pas de refrains. Et puis j’ai décidé de structurer cela. Je fonctionnais comme un derviche tourneur, je m’asseyais au piano et puis je m’étourdissais en jouant la même note ou le même accord ou la même mélodie durant des heures. À un moment donné je me rendais compte qu’il y avait un mot qui sortait sans même que je le veuille, c’était physique, pas du tout intellectuel. Si je veux communiquer avec les gens, pour que ce soit limpide pour eux même si le texte est vaporeux ou abstrait, je me dois de structurer. Par exemple, pour une chanson comme « Pointant le nord », j’ai eu un graphique très clair. Une croix. Et pour la première fois, un accord est apparu et n’est nulle part ailleurs. Et le reste est répétitif. Il y a des graphiques qui arrivent dans ma tête : c’est très organique, très physique comme sensation. Les objets ont une raison d’être et déjà une existence avant qu’on ne les écrive. Il faut respecter cela. Cela revient un peu à l’idée de rester toujours surpris, de ne pas avoir d’idées préconçues.
Je ne peux pas décider ce qu’une chanson va être avant qu’elle n’ait existé d’elle-même. C’est drôle à dire parce que ce n’est pas un être vivant, mais c’est quand même un objet qui vit. Pour émouvoir les gens, il faut rester à l’écoute de cela. Il ne faut pas arriver en se disant ma chanson va parler de tel truc, il faut que j’aille chercher dans tel champ lexical. À ce moment-là, on reste dans des clichés. Il y a un et demi, à Québec, j’ai chanté « Pointant le nord », il y avait 15 000 personnes qui chantaient avec moi. Je me suis dit j’ai réussi à toucher des gens avec des choses qu’ils ne comprennent même pas…
Ça veut dire quoi, pour toi, « toucher des gens avec des choses qu’ils ne comprennent pas » ?
Pierre Lapointe, militaire mystique © David Romero |
Y a-t-il l’idée de questionner notre nature d’être humain ? De la tester ?
C’est sûr que je me suis testé. Je dis que je ne bois pas, que je ne prends pas de drogue, que je fais du sport, c’est vrai. Mais, psychologiquement parlant, je me suis beaucoup testé, je suis allé très très loin dans la fragilité émotive et psychologique. C’est ce qui fait aussi que lorsque je parle de mélancolie, de tristesse ou de mort, les gens sont touchés. Quand je parle de relations amoureuses difficiles aussi, ce qui ne m’habite plus depuis des années parce que je trouve ça chiant. Je pense que c’est pour ça que les gens sont touchés et surpris par la franchise et le manque de pudeur. J’ai vraiment gouté comme il faut. Je me suis mis au défi.
Il y a une école nationale de la chanson de Granby, la seule école francophone qui enseigne l’écriture de chanson. Je suis devenu leur porte-parole, leur conseiller et je suis allé assister à des cours. Je parlais à des étudiants. Une étudiante était très très émue et pleurait après avoir interprété une chanson. Je lui ai dit, on est là pour ça. Il n’y a pas à avoir honte. Il y a plein de gens qui ne réussissent pas à mettre des mots sur ce qu’ils ressentent. Notre devoir c’est quand on vit ces émotions-là, d’y aller à fond. De foncer tête la première. A la limite, de couler. Il faut y aller ! Après, il ne faut pas courir après cela, il faut en revenir. C’est juste épuisant pour rien, en fait. La vie est plus belle et plus simple que cela.
Ton écriture est passée d’un style très poétique et abstrait à un style plus concret. C’est une évolution, quelque chose d’important pour toi, ou une simple exploration ?
Oui, c’est beaucoup plus réaliste sur Punkt. Et Les Callas aussi (Mini-album disponible en format numérique sur iTunes depuis le 21 janvier 2014, NDLR). C’est une autre exploration qui s’est faite normalement. Je suis allé chercher des références chansonnières parmi la chanson française traditionnelle pour comprendre la base. Je me suis dit « il faut que je commence par l’abstraction ». Si je réussis à toucher des gens sans utiliser des images claires, que je peaufine cela et que cela marche…
Le jour où je vais mettre des mots et des images réalistes là-dessus, je vais tuer les gens avec mes chansons, et c’est ça le but. Les toucher carrément dans le cœur, dans le plexus solaire. Je suis content parce que je l’ai fait. Naturellement j’ai eu besoin d’arriver avec des images plus concrètes. C’est une maturité d’homme. À 20 ans, tu ne peux pas décrire ce que tu vis. Tu es en train d’apprivoiser ton intérieur. Et même si j’ai écrit des choses très très graves, j’étais encore à tâtons. Début de la trentaine : tu comprends ce que tu sens. Tu ne maitrises pas, mais tu comprends et c’est plus facile d’aller directement là où tu veux aller. Tu peux être bon jeune dans ce que tu écris, mais ce n’est pas là l’intérêt. Tout ça pour dire qu’avec le temps ça devient de plus en plus concret étant donné que ce que je vis est beaucoup plus clair.
As-tu le sentiment qu’au-delà de dépendre de ta vie intérieure, l’écriture dépend également de l’environnement dans lequel tu te trouves ?
Je pense que culturellement il y a quelque chose de typique du Québec. Il n’y a pas vraiment de hiérarchie chez nous, c’est très convivial. Il y a beaucoup d’autodérision aussi et il n’y a pas beaucoup de tabous. À 14 ans, je parlais de sexualité avec ma grand-mère ! Je lui demandais si elle baisait encore avec mon grand-père. Je pense que culturellement, on le sent ça. Mes amis français me disent que c’est « décoincé ».
Artistiquement aussi, ç’a un impact. L’histoire de la chanson, on commence à l’écrire chez nous. Elle a cinquante ans. Elle a seulement explosé avec Charlebois en 1967. Avant, il y avait Félix Leclercq et Gilles Vigneault, mais ils sont dans des catégories à part. On est encore en train d’écrire l’histoire de la chanson alors que chez vous, il y a un passé plus lourd. Chez nous, il y a une certaine liberté que l’on peut s’accorder dû au contexte social, au côté bon enfant et très ouvert de la société.
Et par exemple, si Paris devait t’inspirer quelque chose, ce serait quoi, ça irait dans quelle direction ?
J’ai écrit une chanson sur Paris. Ça s’appelle « Je déteste ma vie » et au départ ça s’appelait « Je déteste Paris ». J’ai changé, je ne trouvais pas ça sympa…C’est une rencontre humaine qui m’inspire des trucs, plus qu’une ville. Ce serait mon environnement, ma famille amicale ici. Je ne sais pas encore ce que ça m’inspirerait. Paris m’a longtemps inspiré une certaine forme de déception. J’avais beaucoup d’attente, je pensais que ça allait se passer comme au Québec, aussi rapidement. C’est tout à fait normal et sain que ce soit différent, mais au départ j’avais un rapport amour / haine par rapport à Paris. Mais je me suis créé une famille, j’ai beaucoup d’amitiés que j’adore ici et ça, ça me réconcilie avec la ville de Paris.
Infos pratiques :
Punkt, Pierre Lapointe, Audiogramme
En concert à l’Olympia de Paris mercredi 29 janvier 2014 et en tournée en France jusqu’au 11 février 2014.
http://www.pierrelapointe.com/
[Source : http://www.lerideau.fr]
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