Pour défendre le français, la République doit renoncer au culte de l’uniformité
Écrit par Frédéric Rouvillois
Le débat sur les langues régionales qui a eu lieu à l’Assemblée
nationale les 22 et 23 janvier derniers confirme que le déboulonnage de
la tradition républicaine se poursuit petit à petit – paradoxalement à
l’instigation de ceux qui se proclament les héritiers les plus
intransigeants de cette même tradition, et au grand dam des descendants
de ceux qui en étaient jadis les adversaires les plus résolus.
Sous la Révolution française, la mise en place de cette « tradition »
avait en effet consisté à escamoter systématiquement toutes les
réalités naturelles, historiques, géographiques ou culturelles,
remplacées par des institutions manifestant un pur volontarisme :
l’objectif avoué étant de substituer aux vestiges d’un passé honni les
artifices de la raison et de l’uniformisation – un néologisme
inventé trois quarts de siècle plus tôt par l’un des inventeurs de
l’idée de Progrès, l’abbé de Saint-Pierre – en vue de construire la
République « une et indivisible ».
C’est ainsi qu’en décembre 1789, on établit la division
départementale : pour des raisons pratiques, certes – permettre à chaque
habitant des 83 départements d’arriver en moins d’une journée de cheval
au chef-lieu de celui-ci -, mais surtout, idéologiques : car il s’agit
d’abord, en inventant cette nouvelle carte, de briser des habitudes, des
traditions, des attachements, des coutumes. Présentant la réforme le 3
novembre 1789, le conventionnel Thouret évoquait la nécessité de
« détruire l’esprit de province, qui n’est dans l’État qu’un esprit
individuel, ennemi du véritable esprit national. » Dans le même sens, on
entreprend une véritable révolution toponymique, officialisée par un
décret du 25 vendémiaire an II qui invite les communes à changer “les noms qui peuvent rappeler les souvenirs de la royauté, de la féodalité ou de la superstition“.
Suivant la même logique, on (re)définit le peuple, en
substituant aux « peuples » pluriels de l’Ancien régime, liés à un
territoire, à une langue, à une culture spécifique – « les peuples de
Provence, de Bretagne, de Bourgogne », etc.-, un Peuple unique,
uniformisé, abstrait, formé d’individus indistincts et interchangeables,
ce que l’on peut appeler un « Peuple légal », dans la mesure où il est
défini par la constitution et n’existe que par elle. Selon l’article 7
de la constitution du 24 juin 1793, « le peuple est l’universalité des citoyens français » :
il n’est plus désormais que l’ensemble de ceux qui, en vertu de la loi,
ont le droit de participer à l’expression de la volonté générale –
conformément aux thèses du Contrat social, où Rousseau
affirmait que ce qui constitue le peuple n’est autre que le pacte par
lequel les individus, quittant l’état de nature pour entrer ensemble
dans l’état social, vont ce faisant, produire « un corps moral et
collectif » appelé État, dont les membres « prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens, comme participant à l’autorité souveraine. »
Enfin, on entreprend l’éradication des langues régionales : on connaît à ce propos le fameux Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française de l’abbé Grégoire, présenté à la Convention le
16 prairial an II (4 juin 1794). Un rapport qui s’organise autour d’un
raisonnement très simple : le patois est un vestige du passé féodal, et
un moyen de s’opposer au progrès, « un obstacle à la propagation des
lumières », « un vecteur du fanatisme. » Par conséquent, il est
indispensable de l’extirper, si l’on veut fonder la République: « Avec
trente patois différents, nous sommes encore, pour le langage, à la tour
de Babel, tandis que, pour la liberté, nous formons l’avant-garde des
nations. Mais au moins on peut uniformer le langage d’une
grande nation, de manière que tous les citoyens qui la composent
puissent sans obstacle se communiquer leurs pensées. Cette entreprise,
qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple
français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale
et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République
une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la
liberté. » Ainsi, pour « fondre tous les citoyens dans la masse
nationale, simplifier le mécanisme et faciliter le jeu de la machine
politique, il faut identité de langage. » Et donc, anéantissement des patois : « l’unité de l’idiome est une partie intégrante de la révolution. »
Or, ces trois « fondements granitiques » de la tradition républicaine
– le découpage départemental, le Peuple conçu comme un ensemble de
citoyens identiques et interchangeables, l’exclusivité de la langue
française- sont tous en voie de déboulonnage. Et à chaque fois, c’est la
gauche qui s’en charge, ou du moins, qui lance le processus, la droite
défendant bec et ongles des principes et une logique qu’elle avait
implacablement combattus pendant deux siècles.
Ainsi est-ce à la gauche socialiste que l’on doit la renaissance des
régions en 1982, et peut être leur prochain renforcement, si François
Hollande honore ses promesses ; c’est la gauche qui, en 1991, remet en
avant la notion pré-révolutionnaire de peuple, avec la loi portant
statut de la collectivité territoriale de Corse dont l’article premier
dispose que « La République française garantit à la communauté
historique et culturelle vivante que constitue le peuple corse,
composante du peuple français, les droits à la préservation de son
identité culturelle et à la défense de ses intérêts économiques et
sociaux spécifiques.» Et c’est encore la gauche qui, en déposant
une proposition de loi constitutionnelle tendant à ratifier la Charte
européenne des langues régionales, s’érige en promoteur des identités et
des traditions, contre l’uniformisation archaïque inspirée de l’abbé
Grégoire – « lui qui, notait Jean-Jacques Urvoas lors du débat
parlementaire, disait, devant le comité d’instruction publique : « il
faut extirper cette diversité d’idiomes grossiers qui prolonge l’enfance
de la raison et la vieillesse des préjugés ». Une proposition suscitant
la fureur d’Henri Guaino qui, lui, n’hésite pas à se réclamer du bon
abbé, et s’étonner de « voir une partie de la gauche et de l’extrême
gauche du XXIe siècle reprendre les arguments et les combats de
l’extrême droite et des réactionnaires des XIXe et XXe siècles contre le legs de la Révolution française ».
Une fois de plus, on joue à fronts renversés. Est-ce à dire que les
choses ont changé, au point de s’inverser, depuis 1951 et l’époque où
Charles Maurras défendait, contre l’académicien Georges Duhamel, une
proposition de loi MRP visant à introduire à l’école l’enseignement des
« dialectes » ? Pas vraiment : dans Jarres de Biot, l’essai
qu’il consacrait à la question, le vieil écrivain royaliste notait déjà
les menaces que l’hégémonie linguistique anglo-saxonne faisait peser sur
le français. Et soulignait que l’objectif d’une revalorisation des
langues régionales n’est pas de nuire, d’affaiblir ou de concurrencer la
langue de Racine, mais au contraire, de la conforter et de l’enrichir –
de même que la décentralisation a pour but de renforcer l’Etat, et que
l’amour de la « petite patrie » préfigure celui qu’on doit à la grande.
Soixante trois ans plus tard, l’exposé des motifs de la proposition
de loi prend acte que « la position de la République sur les langues
régionales, traditionnellement réservée pour ne pas dire hostile, n’est
plus tenable ». Qu’il n’y a plus lieu de considérer les préceptes de
l’abbé Grégoire « comme la référence ultime et indépassable en matière
de politique linguistique ». Bref, qu’il faut rompre avec le culte de
l’uniformité, réconcilier la France « avec la multiplicité de ses
racines », et ce faisant adopter une position qui lui permettra de
défendre de façon cohérente, au niveau international, la place du
français face à l’anglais et aux langues dominantes.
*Photo: MAISONNEUVE/SIPA. 00422602_000006
[Source : www.causeur.fr]
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