sábado, 25 de janeiro de 2014

Faut-il écrire des manuels communs d'histoire pour lutter contre le racisme?

Après le manuel d'histoire franco-allemand qui scellait la réconciliation entre les deux pays, un manuel commun d'histoire méditerranéenne a été lancé à destination des enseignants pour lutter contre les préjugés de part et d'autre.

Couverture du Manuel commun d'histoire méditerranéenne
Écrit par Laura Guien


Un manuel commun d'histoire méditerranéenne a été officiellement lancé à Marseille à la fin de l’année 2013, venant conclure l'année européenne de la culture dans la ville. Dans les tuyaux depuis 2008, ce manuel a été rédigé par quinze historiens et pédagogues choisis afin de respecter l'équilibre géographique entre les rives nord, sud, orientale et occidentale de la Méditerranée.

Résultat de ce travail concerté: un manuel commun d'histoire, une plate-forme numérique (accessible dès 2014) et un cycle de formation, le tout destiné non pas aux élèves mais aux enseignants du secondaire pour accompagner la mise en œuvre des programmes nationaux et régionaux dans les pays méditerranéens, y compris la France.


Raconter l'histoire de la Méditerranée de la préhistoire à nos jours, éradiquer certains préjugés sur les sociétés arabes et occidentales, sécuriser la situation au Moyen-Orient... Voici donc la mission à peine chargée de cet épais manuel de 500 pages édité par Bayard. Selon Mostafa Hassani-Idrissi, coordinateur scientifique du projet et didacticien de l'histoire à l'université Mohammed-V de Rabat:
«L'objectif de l'ouvrage est de lutter contre les préjugés et les extrêmes en comblant les lacunes, les méconnaissances des uns et des autres, en dépassant la question de l’Autre et en allant vers une histoire partagée, interactionnelle.»
Une démarche louable mais complexe qui soulève la question suivante: au-delà de la zone méditerranéenne, la rédaction de manuels d'histoire communs peut-elle permettre de lutter contre le racisme et la montée des extrêmes?

Sans histoire chargée, pas d'histoire commune


La pratique de l'histoire «interactionnelle» et de la rédaction de manuels communs n'en est pas à sa première tentative. Parmi les dernières en date, l'initiative roumaine The Black Sea: A History of Interactions a obtenu en 1999 l’adhésion de tous les pays riverains de la mer Noire. Plus connu en France, le «manuel d'histoire franco-allemand», illustration de la réconciliation entre les deux pays, est longtemps resté un projet en suspens avant d'aboutir en 2003, confortant l'image d'une Europe unie.

Si rien ne prouve pour l'instant que les manuels communs soient une arme efficace contre le racisme, ils émergent en tous les cas dans des contextes ou des zones géographiques présentant des tensions certaines. En clair, pas d'histoire commune sans histoire chargée.

Or, la Méditerranée n'a rien à envier, en terme de passé belliqueux, aux relations franco-allemandes. «Ce livre n'a pas été publié dans un temps de l'invocation de la sérénité ou au temps des Lumières. Nous sommes dans le temps de la régression, de l'archaïsme et de la fracture», martelait André Azoulay, directeur de la fondation Ana-Lindh, lors de la conférence de lancement du manuel.

Selon ce dernier, le manuel méditerranéen deviendrait ainsi «un ouvrage de résistance». De plus, en appliquant l'analyse historique à une aire géographique et pas simplement aux deux seuls côtés d'une même frontière, ce manuel de la grande Méditerranée propose une ouverture plus importante que le manuel franco-allemand et offre un exemple abouti d'histoire croisée.

Histoire connectée contre racisme


Mais la réflexion historique représente-t-elle réellement une solution pour apaiser les incompréhensions? Mostafa Hassani-Idrissi n'en doute pas:
«En exerçant nos élèves à la pensée historienne, faite de critique, d’ouverture d’esprit et de décentration, nous contribuerons à changer le regard que nous portons les uns sur les autres et nous commencerons à nous penser dans un “nous” de plus en plus élargi.»
Plus efficace encore que la pensée historienne, «l'histoire connectée» serait une arme efficace contre les préjugés et la montée des extrêmes. Selon Emmanuel Droit, maître de conférences en histoire contemporaine et chercheur associé au Centre franco-allemand Marc-Bloch de Berlin:
«En partageant l’histoire d’un espace commun, on partage des expériences passées d’échanges et de rivalités. En ce sens, l’histoire a un rôle social important: elle peut contribuer à lutter contre les préjugés, à dénationaliser le regard sur un espace et mener in fine à la tolérance.»
Libérer du strabisme nationaliste


Cependant, pour que l'histoire en arrive à ces nobles fins, la société qui la produit doit être capable, d'après Emmanuel Droit, de «sortir de la tyrannie du national». Une condition qui exige que les historiens puissent voyager, être ouverts sur d'autres pays et sur d'autres approches de l'histoire.

Pour Blandine Smilansky, chef de projet chez l'association européenne de professeurs d'histoire Euroclio, se libérer du filtre nationaliste ne va pas également sans «désacraliser» un minimum la pratique de l'histoire:
«Il est essentiel que l’histoire soit une discipline constamment soumise au débat et à la pensée critique. Ceci passe certainement par une remise en cause du “grand récit“ de la nation, qui gagne à être décloisonné et déconstruit au profit de la multiplicité des perspectives.»
Impossible toutefois de s'appuyer uniquement sur la science historique pour faire tomber les préjugés: l'état d'esprit dans lequel doivent être reçus les manuels communs fait aussi partie des paramètres importants. C’est ce qu'explique Leïla Chahid, déléguée de la Palestine auprès de l'Union européenne:
«Chacun à notre niveau, nous avons l'immense devoir de contrecarrer le sentiment de recul identitaire présent aujourd'hui dans le monde entier, conséquence aussi de nos échecs politiques. Moi-même, quand je dis “Ce n'est pas grave si la Palestine n'est pas au centre de ce livre”, je sens que je me libère un peu d'un strabisme nationaliste pour regarder ma place à un niveau plus large, en l'occurrence, celui de la Méditerranée.»
Base de laïcité


D'autant plus que s’extirper de nos grilles de lecture nationales présente d'autres vertus: expérimenter une réelle approche laïque dans une époque et une aire où l'adjectif est souvent sujet à controverse. En évitant d'étudier l'histoire de la région sous le prisme de la contribution des trois grandes religions monothéistes, le manuel commun d'histoire méditerranéenne propose ainsi une approche innovante, saluée par Leïla Chahid:
«Je trouve que ce manuel est une extraordinaire base de laïcité. Parce que cela ne suffit pas de dire que nous voulons être laïques. Encore faudrait-il voir ce que nous avons en commun et qui n'est pas issu des trois grandes religions...»
Diffuser des manuels communs présentant une telle approche pourrait ainsi trouver un écho dans des zones déchirées par les tensions religieuses. «La guerre prend souvent une tournure religieuse parce que la religion est instrumentalisée. Mais ce qui tiraille, ce sont des questions plus profondes de positions de pouvoir, d'autorité, d'inégalités, d'injustices, de disparités économiques», poursuit la déléguée de la Palestine.

Des manuels communs évitant l'approche religieuse pour se focaliser sur le socle commun de la culture, de l'archéologie, de la philologie, pourraient ainsi être une solution pour lutter contre la montée des extrêmes dans des zones où le racisme trouve ses fondements dans les différences de confessions (comme actuellement en Birmanie, en République Centrafricaine ou dans certaines régions du monde affichant de grandes disparités religieuses comme au Moyen-Orient).

Politique et Histoire


Ouverture d'esprit, laïcité... De façon plus cynique, il convient de s'interroger sur la possibilité de mettre en œuvre ce type de programme dans les pays les plus autoritaires ainsi que sur les rapports entretenus entre la politique et ces manuels communs. Comment éviter toute manipulation politique de ces manuels? Comment être sûr que des politiques acceptent de les diffuser?

Tout d'abord, il convient d'accepter l'aura déjà politique des manuels communs. Une dimension assumée par Mostafa Hassani-Idrissi:
«La problématique de notre ouvrage se définit par deux composantes indissociables: théorique et politique. Sa vocation politique est l’ouverture et l’échange et non pas la fermeture et le repli.»
Un aspect qui n'est pas à taire ni à minimiser, selon André Azoulay:
«Il s'agit d'un outil pédagogique mais aussi politique, cela n'a rien d'obscène de le dire. Il faut reprendre la parole pour dire l'Histoire de façon plus profonde que celle écrite en fonction des aléas du moment.»
Reprendre la parole, certes, mais comment être sûr que ce soit bien celle des historiens et non des politiques? La question ne se pose pas tant que le travail des historiens peut être fait sans contrôle ni censure. «Le soutien des politiques, du moment qu’il ne représente pas une interférence dans la façon dont l’Histoire est étudiée, est plutôt le bienvenu si l’on veut que cette initiative ait une réelle portée», souligne Blandine Smilansky.

Le coordinateur du projet méditerranéen insiste et va plus loin:
«Nous avons travaillé en toute indépendance du politique, mais le sort de notre projet dépend aujourd’hui du politique.»
Pour Mostafa Hassani-Idrissi, l'alliance de ces deux sphères ne pose pas de problème dans l'exemple méditerranéen:
«Si les politiques soutiennent ces nouveaux outils pédagogiques, à savoir le manuel commun et la plate-forme numérique, alors l’adhésion des enseignants deviendra plus aisée. Pouvoir et vouloir sont souvent liés.»
Leïla Chahid se veut plus tempérée:
«Ce ne sont pas les ministres qu'il faut convaincre. Ce serait très peu démocratique que ce manuel soit adopté par des régimes politiques puis imposé aux enseignants.»
Rétablir l'enseignant au centre


Car c'est une autre originalité de ce manuel méditerranéen: tandis que la première tentative franco-allemande s'adressait directement aux élèves, ce dernier se situe en amont et vise les éducateurs.

Convaincre en priorité les enseignants pourrait bien être l'ingrédient du succès des manuels communs, mais la démarche ne va pas sans certains écueils. Pour Emmanuel Droit, le véritable problème n'est pas la défiance du politique mais plutôt l'indifférence que pourrait susciter le projet:
«En France, les collègues du secondaire sont confrontés à des réformes récurrentes des programmes qui sapent lentement leur volonté de s’investir. Plus généralement, pour se saisir de ces outils pédagogiques, il faut avoir reçu une formation initiale sensible à une histoire connectée. Or, du fait des inerties inhérentes au système de formation, on peut craindre un faible écho de ce bel outil pédagogique.»
D'après Blandine Smilansky, c'est compter sans la curiosité des professeurs:
«Je crois que les enseignants, qui sont habitués à suivre des programmes et parfois même à utiliser des manuels définis et/ou approuvés au préalable par le ministère, auront plutôt envie de se saisir d’une ressource élaborée à une échelle supranationale, chose qui reste assez rare dans le domaine de l’enseignement de l’histoire!»
L'impact des manuels communs dépend donc de l'implication des enseignants et a le mérite de remettre ces derniers au centre. «Il faut que ce livre fasse le buzz et que les enseignants fassent son succès», synthétise Leïla Chahid.

Ce type de manuel, en évitant de passer par les programme nationaux imposés et en situant l'humain au centre jusque dans sa diffusion, semble ainsi proposer un outil plus fin pour faire évoluer les mentalités. En replaçant les enseignants à l'origine de l'ouverture des esprits, il rend aussi un bel hommage à leur fonction. Il faudra maintenant que ces derniers, en France comme ailleurs, aient la possibilité de l'incarner.

[Source : www.slate.fr]

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