La tradition est de nos jours une notion dépréciée. Heureusement, quelques passionnés savent en redonner le sens et le goût, en offrant ce qu’elle a de meilleur: l’art de l’élévation. Daniel Barenboim est de ces artistes qui abordent les partitions et les compositeurs avec respect, humilité et grandeur, que ce soit au piano ou devant un orchestre. Et le chef a trouvé dans la Staatskapelle de Berlin, qu’il dirige depuis 1992, la phalange idéale sur laquelle s’appuyer.

Avec ses 450 ans d’ancienneté, qui la désignent comme l’une des formations les plus anciennes du monde, l’ensemble symphonique et lyrique porte l’héritage musical dans son ADN. Et il parle comme personne la langue des deux créateurs à l’affiche du concert donné vendredi au Victoria Hall: Schubert et Beethoven.

Une géniale beauté

Un programme avec seulement deux œuvres hautement classiques et connues? Voilà qui semble extravagant à l’heure où le mélange des genres et les grands écarts stylistiques sont de mise. Une proposition, en somme, terriblement moderne…

Mais qu’il est bon de retrouver aussi de grandes pièces du répertoire, ni historiquement informées, ni bousculées par des confrontations ou des relectures audacieuses, mais simplement délivrées dans leur géniale beauté.

Avec la 8e Symphonie «Inachevée» de Schubert et la 3e Symphonie «Eroica» de Beethoven, Barenboim n’est pas venu proposer que deux œuvres reconnaissables par leur nom. Mais confronter et relier deux univers dont l’évidence de la filiation ainsi que la communauté d’esprit et de tourments dépeignent des univers similaires d’humanité, de rapport au monde et à la vie. On a pu sentir planer l’aile de la mort sur ces deux interprétations, tournées vers d’identiques profondeur, largeur, hauteur et longueur de vue et de sentiments.

Imperfection bouleversante

Les cordes de la Staatskapelle sont à elles seules un orchestre en soi. Larges, puissantes, moirées et caressantes, les couleurs émerveillent et le ton touche. Les vents sont brillants et les timbales éclatantes. Autant d’ingrédients remarquables. Mais avec une particularité rare: l’imperfection infime qui rend le discours bouleversant.

Un trait de cor à peine imprécis par-ci ou quelques légers décalages entre les pupitres par-là font grincer les oreilles ailleurs. Pas avec l’engagement et l’affection des musiciens et de leur chef.

C’est que Barenboim, lui aussi, assume son style, «à l’ancienne». La grandeur, l’autorité tranquille mais ferme, ainsi que la recherche des lignes les plus amples et des harmonies les plus rayonnantes sont sa signature.

Sa vision musicale, qu’elle donne à Schubert des airs de Brahms, ou à Beethoven des allures brucknériennes, est trempée dans une lave venue des tréfonds de la terre. Au piano, Barenboim joue comme un orchestre. Face au groupe symphonique, il empoigne les partitions comme de l’opéra, en grand narrateur.

Des accents crépusculaires

Les pieds solidement campés au sol, comme s’il devait par eux transmettre ce que les compositeurs lui inspirent dans leur éternité, le corps presque immobile, le dos droit, les bras économes et le geste rare mais sûr et juste, le chef rassemble les énergies et les retourne comme dans un échange de jeu de balle. La confiance dans ses musiciens en est le socle. La déférence sans limites pour les créateurs en est la matière.

C’est ainsi une «Inachevée» et une «Eroica» aux accents crépusculaires qui se sont dressées, telles deux faces d’une même ode nostalgique à la vie. Aucune sécheresse dans les attaques, mais des accords largement déclamés. Une assise terrienne et minérale, sans dureté. Et des lignes opulentes, généreuses et sensuelles.

Aucune joliesse ni posture

Être pareillement ému dans deux œuvres de cette envergure montre bien que la délicatesse et la finesse ne sont pas synonymes de joliesse ou de posture. Barenboim «colle» aux notes, prend le temps de monter les arches et donne le sentiment que chacun a sa place dans la construction des édifices orchestraux.

Son apparente impassibilité ouvre d’immenses espaces où la gourmandise sonore sait renverser la statue du Commandeur. Le composé, aussi impressionnant que troublant, a fait de ce concert une inoubliable démonstration de direction classique.