À la question récurrente « Pourquoi êtes-vous resté à Cuba ? », Leonardo Padura répond à chaque fois sans hésitation aucune : « Je reste ici parce c’est mon pays, je suis arrivé d’abord, avant le régime au pouvoir. Je suis cubain jusqu’à la moelle. Et cette réalité m’est indispensable pour écrire. » Poussière dans le vent, son nouveau roman, explore de manière obsédante ce dilemme douloureux auquel se trouve confronté le peuple cubain depuis plusieurs décennies : rester et s’exposer à la répression, la misère, à un avenir sans perspectives, ou bien partir et risquer de ne pas trouver un ancrage ailleurs, de se perdre dans l’anonymat et la solitude.
Leonardo Padura, Poussière dans le vent. Trad. de l’espagnol (Cuba) par René Solis. Métailié, 640 p., 24,20 €
Écrit par Melina Balcázar
Ce dilemme une fois résumé, donnant aux vies racontées ici une dimension tragique, « toutes les raisons pour sortir de Cuba sont valables et toutes les raisons pour rester aussi ». Poussière dans le vent est peut-être l’un des livres les plus personnels de Padura, dans lequel sa vision du Cuba post-révolutionnaire s’exprime le plus clairement : « c’est un livre très viscéral, déclare-t-il dans un entretien, j’y ai versé ce que j’avais à l’intérieur de moi non seulement par rapport à l’exil mais surtout par rapport au sort de ma génération, prise entre fidélité et trahison, sentiment d’appartenance et déracinement, ce déchirement de se séparer d’une partie de soi ».
D’où sans doute l’étendue et la complexité de Poussière dans le vent, comme une manière d’interroger, voire de conjurer le poids de cet exil sans fin : plus de six cents pages pour suivre le destin d’une vingtaine de personnages, réunis autour d’un groupe d’amis, le Clan. Née autour de 1959, année de l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro, cette génération a grandi – comme Leonardo Padura – avec la révolution, et est passée de la confiance dans l’utopie d’un monde nouveau au désespoir et à la désillusion de son impuissance. Une « fatigue historique », comme il qualifie cet état d’esprit qui imprègne désormais l’île, pousse aujourd’hui les jeunes à la quitter. Une « hémorragie », même, que rien ne semble pouvoir arrêter et dont les conséquences seront lourdes, comme le laisse pressentir le roman. Car tous ces jeunes, la plupart diplômés, « se sont tirés de Cuba parce qu’ils ne supportaient plus de vivre dans un pays dont même Dieu ne sait pas quand la situation va s’arranger et d’où les gens se barrent même par les fenêtres parce que, là-bas, ils s’obstinent à arranger les choses avec ces mêmes solutions qui n’ont jamais fonctionné ».
L’exil traverse l’œuvre de Leonardo Padura, notamment dans Le roman de ma vie (2002), où le destin du poète José-Maria de Heredia le montre paradoxalement constitutif de la cubanía, donc inséparable de la lutte pour l’indépendance et la définition de l’âme cubaine. Mais c’est bien dans Poussière dans le vent qu’il aborde la question jusqu’à l’épuisement. Et pour cela il s’appuie sur de constants allers et retours entre présent et passé, une structure qu’il affectionne et qu’il a utilisée auparavant dans d’autres romans (L’homme qui aimait les chiens, La transparence du temps, Hérétiques, la série consacrée au détective Mario Conde), manière de traiter l’Histoire qui s’impose comme l’une de ses obsessions. Padura s’efforce ainsi de mettre en évidence les faiblesses du récit historique, nourri de souvenirs forcément fragmentaires, sélectifs, instables. Son écriture cherche à s’opposer à la volonté d’effacement, par la mémoire officielle, de certains personnages ou évènements : « se souvenir sera toujours mieux qu’oublier, même si c’est un processus douloureux », affirme-t-il.
Dans Poussière dans le vent, deux dates articulent le récit, épisodes marquants où tout bascule pour les membres du Clan : 1990, année du trentième anniversaire de Clara, personnage central au sein du groupe, dernière occasion où ils seront tous réunis ; et 2016, date où leurs différents parcours dans l’exil se trouvent affectés par la révélation de secrets sur leur passé commun. À cet enchevêtrement temporel s’ajoute l’éclatement géographique propre à la diaspora que ce groupe d’amis finira par incarner : Miami, New York, Tacoma, Porto Rico, Madrid, Barcelone, Buenos Aires, Toulouse.
Une longue amitié de jeunesse lie en effet ces personnages, dont la mission de vie était d’être « l’illustration obéissante de l’Homme Nouveau, et donc d’aller au bout de leurs études – le diplôme universitaire – sans cesser de participer à des activités politiques, au travail volontaire, aux manifestations, pour être plus tard de bons professionnels dans leur domaine ». Mais la situation de plus en plus critique dans l’île, qui aboutira à la « Période spéciale » après la chute de l’Union soviétique, alors son principal soutien financier, et la lecture clandestine d’un ouvrage interdit à l’époque – 1984 de George Orwell – mineront leur foi dans le projet d’avenir prôné par le régime.
La lecture de ce livre subversif est un de ces épisodes-clé dans l’histoire du groupe, tout comme le seront la disparition et la mort mystérieuses de deux de ses membres. Peu à peu, chacun d’eux quittera le pays. Seule Clara restera, fidèle à ses souvenirs et profondément attachée à la maison de son enfance, protagoniste isolée qui regarde le monde et à laquelle Padura dit qu’il s’identifie le plus. Cette mélancolie qui imprègne son œuvre, celle aussi du regard désabusé de son personnage Mario Conde, est encore plus intense ici.
Comme un écho à cette phrase qui ouvre Conversation à La Cathédrale de Mario Vargas Llosa (1969) – « À quel moment le Pérou avait-il été foutu ? » –, une question lancinante revient tout au long du roman : « Qu’est-ce qui leur était arrivé ? » À cette interrogation, chacun des personnages donnera une réponse différente. Leurs points de vue diffèrent sans cesse, multipliant les hypothèses et les explications sur la situation de leur pays. Chacun vit aussi l’exil à sa manière : insoutenable pour Irving, heureux pour Darío, maladif pour Elisa, sans espoir pour Lubia et Fabio… mais tous font le triste constat des effets néfastes de « tous les exils ».
Cette dense polyphonie, qui est une des grandes forces de Poussière dans le vent, sorte de comédie humaine cubaine, soulève une autre question : une réconciliation, après tant de haine et de souffrance cumulées, est-elle possible ? Leonardo Padura porte un regard extrêmement critique sur l’histoire du régime castriste et sur les changements qui se préparent, ce qui réfute d’ailleurs les accusations à son égard de complicité avec le pouvoir. Car le régime en place a fini par briser quelque chose de précieux : la solidarité, le désir de construire un projet commun, l’espoir dans un avenir meilleur. « Tous ceux qui le pouvaient volaient. Ceux qui avaient de l’argent achetaient. Ceux qui ne pouvaient ni voler ni avoir d’argent restaient dans la merde. Clara avait le cœur brisé en voyant ceux qui fouillaient dans les poubelles pour en tirer quelque chose, n’importe quoi, dans un pays où personne ne jetait rien qui ne soit déjà un vrai rebut. » Seule semble ainsi pouvoir subsister l’amitié – un sujet fort chez Leonardo Padura –, éclaircie dont l’énergie, la force politique potentielle, parvient encore à tisser des liens, au-delà des idéologies et des distances.
[Photo : Jean-Luc Bertini - source : www.en-attendant-nadeau.fr]
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