Vous souvenez-vous de la dernière fois où un terme comme «bien-pensance» n'a pas été employé de façon totalement réactionnaire? Dans un article publié vendredi 15 mars sur le site de la revue Transfuge, Jean-Christophe Ferrari l'emploie à quatre reprises, moins par manque de vocabulaire que par volonté d'enfoncer le clou autant que possible en nous expliquant à quel point le cinéma populaire sent le pipi de chat.
Le texte en question s'intitule Louis de Funès et la nouvelle bien-pensance (c'est même dans le titre). Ferrari y réagit promptement à l'annonce d'une future exposition Louis de Funès, qui sera organisée par la Cinémathèque française en 2020. En fin d'article, l'auteur s'adresse même aux administrateurs de l'institution parisienne: «Ne vous laissez pas séduire par la nouvelle bien-pensance creuse qui, déjà, envahit les esprits et les médias!»
L'argumentation de Ferrari tient en deux points. Primo, organiser une exposition De Funès dans un lieu aussi prestigieux que la Cinémathèque, ce serait faire preuve de «snobisme [...] condescendant et satisfait». Traduction: ce serait flatter bassement les petites gens avides de cinéma populaire, tout en surfant sur cette hype qui consiste à célébrer pour la pose un cinéma moins élitiste que prévu. Un peu comme quand des médias étiquetés snobinards (parfois à raison) se sont mis à se passionner pour une franchise Fast and Furious qui, à titre personnel, me donne juste envie de prendre du Nurofen.
Ni Brando ni Gabin (et alors?) |
Deuxio, Louis de Funès n'aurait pour ainsi dire rien apporté au septième art. Jean-Christophe Ferrari estime que contrairement à Brando ou à Gabin, il «n'a pas donné corps à un type de personnage qui n'existait pas auparavant, il n'a pas rendu possible des films inconcevables avant lui, il n'a pas permis de cristalliser les intuitions et les désirs secrets de grand cinéastes». Ah bon. Première nouvelle.
Pour Hugo Alexandre, moitié du duo derrière la newsletter Calmos, tout particulièrement spécialiste de la comédie à la française, cette opposition n'a pas de sens. «Brando et Gabin ont apporté leur singularité, leur phrasé, leur tronche, qu'ils ont mis au service de cinéastes qui ont su en tirer profit. Je vois pas en quoi c'est différent pour Funès. Comme eux, il a apporté une personnalité, un rythme, un tempo, qui n'existent chez personne d'autre».
Cette double réflexion publiée par Transfuge résulte en fait d'une seule et même idée, qui n'est hélas guère nouvelle: la comédie serait un genre mineur, un objet de divertissement n'ayant sa place ni dans les grands festivals, ni dans les cérémonies de récompenses, ni dans les cinémathèques. Un gros délire pompier dont le seul objectif est de remplir les salles et de faire vendre du pop-corn, pendant que les véritables cinéphiles regardent de vrais films dans des salles estampillées art et essai.
Cette opposition peut sembler schématique, mais c'est pourtant bien de cette façon que sont construits, aujourd'hui encore, les cerveaux de celles et ceux qui pensent qu'un film n'est respectable que s'il refuse le divertissement. Les mêmes pensent également que si un confrère ou une consœur vient défendre un film populaire qui les a fait fuir, c'est forcément par acte de snobisme condescendant. Or la comédie a beaucoup à nous apporter, évidemment par le rire qu'elle peut procurer (même si une comédie peut être réussie sans nous faire pleurer d'hilarité à chaque seconde), mais également par ce qu'elle nous dit sur l'existence. Refuser de le reconnaître, c'est refuser de laisser une partie des cinéastes partager avec nous leur vision du monde.
Le «Louis de Funès movie», un genre en soi
Ce qui est vrai avec les réalisateurs et les
réalisatrices l'est aussi pour les autres corporations. S'il a parfois exploré
d'autres domaines (il a co-réalisé L'Avare avec
Jean Girault et participé à l'écriture d'une demi-douzaine de scénarios), Louis
de Funès a principalement fait l'acteur. Mais il a réellement été plus que ça,
injectant son énergie insensée dans tous les univers auxquels il s'est frotté.
De Fantômas à La Folie des grandeurs(adaptation de Ruy
Blas de Victor Hugo, rappelons-le), de La Grande Vadrouille à Oscar, la simple présence de l'acteur suffisait à éclipser les autres
interprètes (sans que ce soit regrettable ou étouffant) et à décupler dynamique
comique et enjeux scénaristiques.
Oury, Zidi, Hunebelle, Girault: avec tout le respect qui est dû à chacun de ces réalisateurs, il peut arriver de ne plus savoir qui a dirigé Louis de Funès dans quel film. Et pour cause: les longs-métrages cités, et tant d'autres, sont avant tout des Louis de Funès movies. La filmo de l'acteur est un genre en soi. D'après l'article de Transfuge, il «s'est contenté d'importer sur le grand écran une figure qui existait déjà dans le théâtre de boulevard et le comique troupier: celle du Français moyen, colérique, lâche et un peu veule». Enfer et damnation.
Louis de Funès ne s'est contenté de rien du tout: il a tout transcendé, tout fait exploser. Christian Clavier a tenté de marcher dans ses pas, parfois avec une relative réussite. Mais le précurseur, c'est bel et bien Loulou: personne n'a mieux incarné la médiocrité du citoyen lambda, toujours persuadé d'être dans son bon droit, de penser comme il faut, de défendre les vraies valeurs de la France. Le voir sortir de ses gonds dès que quiconque ose remettre en question ses certitudes ou son petit confort est un délice de tous les instants.
Une œuvre tristement visionnaire
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Mieux: le personnage composé par le comédien sur l'intégralité de sa filmo ressemble trait pour trait aux pseudos bons Français de 2019, qui continuent à remettre en doute tout ce qui est moins blanc ou moins catholique qu'eux, refusent de reconnaître leurs privilèges et semblent prêts à tout pour ne rien partager avec personne. Une œuvre tristement visionnaire.
«Il a réellement importé au cinéma ce personnage de grand bourgeois hérité de Molière», confirme Hugo Alexandre, coauteur avec David Honnorat (l'autre moitié de Calmos) d'une vidéo intitulée «Louis de Funès et les comiques de droite». «Sur ce créneau-là, son apport et son monopole sont incontestables. Il a incarné la France des années 1960, celle qui commençait à évoquer notamment l'attitude des Français pendant la Seconde Guerre mondiale, et à s'en moquer.»
Il faut que la Cinémathèque consacre une exposition à l'acteur. Et une rétrospective. Parce que De Funès n'est pas n'importe qui, rappelle Hugo Alexandre. «Je ne vois pas pourquoi ce serait moins intéressant que n'importe quel autre artiste. Il a un parcours singulier, une histoire familiale complètement folle, il a eu plusieurs carrières, de musicien, de comédien de théâtre, de cinéma, il a tourné chez Guitry, Becker, Verneuil, Sautet...»
L'absurdité des comparaisons
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Hugo Alexandre résume bien la question qui anime Jean-Christophe Ferrari et pas mal d'autres cinéphiles naphtalinés: «Peut-on vraiment faire se succéder dans la même salle de cinéma 2001: l'Odyssée de l'espace et Rabbi Jacob?» La réponse est oui, mille fois oui.
«Depuis que le cinéma est accessible à tout le monde en deux clics, la Cinémathèque n'a plus que deux rôles principaux: montrer des films en les contextualisant dans une carrière, une époque, etc. Dans ce sens, à mon avis n'importe quelle filmo peut faire l'objet d'une rétrospective, même celle de Chuck Norris. Quand la cinémathèque consacre par exemple une rétrospective à Jane Birkin en 2016, il n'est pas question de dire que l'œuvre de Birkin est comparable à celle de Bertolucci ou Kubrick. Louis de Funès représente tout un pan de la culture française (c'est dit noir sur blanc dans l'édito), c'est une raison largement suffisante pour montrer ses films.» Films parmi lesquels se trouvent quelques chefs-d'œuvre, ajoute-t-il.
«Chefs-d'œuvre». Encore un terme bien délicat, évidemment subjectif, mais dont l'emploi fait toujours plus grincer des dents lorsqu'il est attribué à une comédie. Que la Cinémathèque puisse contribuer à décomplexer le débat ne peut être qu'une bonne chose. D'autant que le fait de projeter les films de Louis de Funès sur grand écran pourrait leur permettre de gagner en envergure. «La plupart d'entre nous a découvert Oscar ou Rabbi Jacob en solo devant une télé cathodique», rappelle Hugo Alexandre. «L'expérience de la salle, c'est une plus-value pour tous les films, et en particulier les comédies. C'est le rôle même de la Cinémathèque de proposer ça au public, ce qu'elle a d'ailleurs fait avec Pierre Richard il y a quelques années.»
Nous sommes beaucoup à avoir grandi avec les films de Funès (j'ai énormément vu Les Aventures de Rabbi Jacob et Le petit baigneur alors que je suis toujours passé à côté de Hibernatus ou des Gendarme, allez savoir pourquoi). Au nom de notre soif de nouveauté et de modernité, nous râlons plus souvent qu'à notre tour lorsque TF1 ou France 2 programment La Grande Vadrouille ou Le Corniaud en prime-time. D'autres n'ont peut être jamais adhéré au jeu outrancier de l'acteur et aux univers dans lesquels il évoluait. Mais peu importe: qu'on le veuille ou non, Louis de Funès, c'est tout un pan du cinéma français, une certaine idée de la France dont on aurait bien tort de se passer, et tant pis si les plus méprisants de tous les élitistes considèrent cela comme de la bien-pensance.
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