Charles Baudelaire mort le 31 août 1867, il y a 150 ans, publiait le 25 juin 1857 Les Fleurs du Mal. Objet de scandale dès sa parution, le livre suscita le déchaînement de la presse notamment un virulent article paru dans nos colonnes.
Écrit par Marie-Aude Bonniel
« L'odieux y coudoie l'ignoble; le repoussant s'y allie à l'infect », fustige Gustave Bourdin dans Le Figaro du 5 juillet 1857. Quelques jours auparavant, le 25 juin 1857 paraît un petit recueil de vers signé par Charles Baudelaire, poète peu connu du grand public. À cette époque, Baudelaire est connu et apprécié pour ses critiques d'art et ses traductions de livres d'Edgar Poe. La publication de ses poèmes est attendue depuis fort longtemps.
C'est son ami Auguste Poulet-Malassis, « Coco mal perché », comme le surnommait ses proches, qui édite le livre à plus de 1.000 exemplaires. La tâche n'a pas été commode : Baudelaire passe son temps à corriger les épreuves. Finalement, les poèmes sont répartis en 5 sections (Spleen et Idéal, Le Vin, Fleurs du Mal, Révolte et La Mort). Intitulé Les Fleurs du Mal, la presse s'enflamme et dénonce l'immoralité du livre de Baudelaire.
L'idole est pourrie
Le 12 juillet 1857, un nouvel article du Figaro renchérit celui de Gustave Bourdin : il dénonce la « putridité » du livre. « Toutes ces horreurs de charnier étalées à froid, ces abîmes d'immondices fouillés à deux mains et les manches retroussées, devaient moisir dans un tiroir maudit. Mais on croyait au génie de M. Baudelaire, il fallait exposer l'idole longtemps cachée à la vénération des fidèles. Et voilà, qu'au grand jour l'aigle s'est transformé en mouche, l'idole est pourrie et les adorateurs fuient en se bouchant le nez », vitupère le journaliste Jules Habans.
Rappelons le contexte : nous sommes en plein Second Empire sous le régime autoritaire de Napoléon III. Les auteurs y sont régulièrement victimes de la censure. L'écrivain, Gustave Flaubert, au début de l'année 1857, connait un retentissant procès littéraire pour son Madame Bovary .
Les foudres de la justice
Ces critiques assurent malgré tout une notoriété à Charles Baudelaire, mais le conduisent surtout devant la justice. En vain, il tente de faire intervenir ses amis Théophile Gautier, Mérimée ou Barbey d'Aurevilly. Le 16 juillet 1857, la justice saisit Les Fleurs du Mal et Baudelaire et son associé Poulet-Malassis sont poursuivis pour outrage à la moralité.
Le 20 août 1857, le procureur impérial Ernest Pinard condamne le livre « pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs », Baudelaire et son éditeur doivent payer de lourdes amendes. L'ouvrage est mutilé de six pièces : Les Bijoux, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Femmes damnées, Lesbos, et Les métamorphoses du Vampire.
Une nouvelle édition augmentée de 35 poèmes sera publiée en 1861. Baudelaire remanie son œuvre, en rendant l'architecture du livre plus cohérente. Poulet-Massalis risque un tirage clandestin : il est puni d'une condamnation nouvelle. Ensuite personne n'ose les réimprimer. Pourtant en 1907, nous rapporte Le Figaro du 25 décembre 1924 : « Un imprimeur débutant M. Crès s'enhardit à donner une édition des Fleurs du Mal, comprenant les pièces interdites. Qu'allait faire le Parquet ? Ignorance réelle ou simulée. Il ne bougea pas ».
Le jugement ne fut révisé que le 31 mai 1949 : sous l'impulsion de la Société des Gens de Lettres, un procès devant la Cour de Cassation réhabilite Charles Baudelaire et ses éditeurs.
Malgré tous ces débats envenimés autour des Fleurs du Mal, cela n'interdit pas au Figaro de « s'enrichir » d'un nouveau collaborateur très distingué quelques années plus tard. Dans son édition du 26 novembre 1863, c'est le même Gustave Bourdin qui annonce: « M. Charles Baudelaire est un poète et un critique que nous avons, à diverses reprises, combattu sous ses deux espèces mais nous l'avons souvent dit, et nous ne nous lasserons pas de le répéter, nous ouvrons la porte à tous ceux qui ont du talent, sans engager nos opinions personnelles, ni enchaîner l'indépendance de nos rédacteurs anciens ou nouveaux. Le Peintre de la vie moderne, étude de haute critique, très curieuse, très fouillée et très originale, fera trois feuilletons ; le rez-de-chaussée de notre journal est ordinairement consacré à des romans ou à des nouvelles, et si nous dérogeons pour cette fois à nos habitudes, c'est avec la persuasion que les lecteurs ne s'en plaindront pas ». Le feuilleton sera publié dans Le Figaro du 26, 29 novembre et 3 décembre 1863.
Redécouvrons les deux articles acerbes du Figaro au moment de la parution des Fleurs du Mal en 1857:
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Article paru dans Le Figaro du 5 juillet 1857
CECI ET CELA
C'est aujourd'hui le tour des Fleurs du mal, de M. Charles Baudelaire, et des Lettres.
M. Charles Baudelaire est, depuis une quinzaine d'années, un poète immense pour un petit cercle d'individus dont la vanité, en le saluant Dieu ou à peu près, faisait une assez bonne spéculation ; ils se reconnaissaient inférieurs à lui, c'est vrai mais en même temps, ils se proclamaient supérieurs à tous les gens qui niaient ce messie. Il fallait entendre ces messieurs apprécier les génies à qui nous avons voué notre culte et notre admiration Hugo était un cancre, Béranger un cuistre, Alfred de Musset un idiot, et madame Sand une folle. Lassailly avait bien dit : Christ va-nu-pieds, Mahomet vagabond et Napoléon crétin.- Mais on ne choisit ni ses amis ni ses admirateurs, et il serait par trop injuste d'imputer à M. Baudelaire des extravagances qui ont dû plus d'une fois lui faire lever les épaules. Il n'a eu qu'un tort à nos yeux, celui de rester trop longtemps inédit. Il n'avait encore publié qu'un compte rendu de Salon très vanté par les docteurs en esthétique, et une traduction d'Edgar Poe. Depuis trois fois cinq ans, on attendait donc ce volume de poésies on l'a attendu si longtemps, qu'il pourrait arriver quelque chose de semblable à ce qui se produit quand un dîner tarde trop à être servi ceux qui étaient les plus affamés sont les plus vite repus : l'heure de leur estomac est passée.
Il n'en est pas de même de votre serviteur. Pendant que les convives attendaient avec une si vive impatience, il dînait ailleurs tranquillement et sainement, et il arrivait l'estomac bien garni pour juger seulement du coup d'œil. Ce serait à recommencer que j'en ferais autant.
J'ai lu le volume, je n'ai pas de jugement à prononcer, pas d'arrêt a rendre, mais voici mon opinion que je n'ai la prétention d'imposer à personne.
On ne vit jamais gâter si follement d'aussi brillantes qualités. Il y a des moments où l'on doute de l'état mental de M. Baudelaire ; il y en a où l'on n'en doute plus :- c'est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des -mêmes mots, des mêmes pensées. -L'odieux y coudoie l'ignoble ;- le repoussant s'y allie à l'infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages ; jamais on n'assista à une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine. Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l'esprit, à toutes les putridités du cœur ; encore si c'était pour les guérir, mais elles sont incurables. Un vers de M. Baudelaire résume admirablement sa manière ; pourquoi n'en a-t-il pas fait l'épigraphe des Fleurs du mal ?
Je suis un cimetière abhorré de la lune.
Et au milieu de tout cela, quatre pièces, Le Reniement de Saint Pierre, puis Lesbos, et deux qui ont pour titre les Femmes damnées, quatre chefs d'œuvre de la passion, d'art et de la poésie ; mais on peut le dire, mais on peut le dire, il le faut, on le doit : si l'on comprend qu'à vingt ans l'imagination d'un poète puisse se laisser entraîner à traiter de semblables sujets, rien ne peut justifier un homme de plus de trente d'avoir donné la publicité du livre à de semblables monstruosités.
Par Gustave Bourdin
Article paru dans Le Figaro du 12 juillet 1857
Semaine Littéraire
Avec M. Charles Baudelaire, c'est de cauchemar qu'il faut parler. Les Fleurs du mal, qu'il vient de publier, sont destinées, suivant lui, à chasser l'ennui « qui rêve d'échafauds en fumant son houka ». Mais l'auteur n'a pas pris garde qu'il remplaçait le bâillement par la nausée.
Lorsqu'on ferme le livre après l'avoir lu tout entier comme je viens de le faire, il reste dans l'esprit une grande tristesse et une horrible fatigue. Tout ce qui n'est pas hideux y est incompréhensible, tout ce que l'on comprend est putride, suivant la parole de l'auteur.
J'en excepterai pourtant les cinq dernières strophes de la pièce intitulée Bénédiction, Élévation et Don Juan aux Enfers. De tout le reste, en vérité, je n'en donnerais pas un piment et je n'aime pas le poivre !
Toutes ces horreurs de charnier étalées à froid, ces abîmes d'immondices fouillés à deux mains et les manches retroussées, devaient moisir dans un tiroir maudit. Maison croyait au génie de M. Baudelaire, il fallait exposer l'idole longtemps cachée à la vénération des fidèles. Et voilà, qu'au grand jour l'aigle s'est transformé en mouche, l'idole est pourrie et les adorateurs fuient en se bouchant le nez.
Il en coûte assez cher de jouer au grand homme à huis clos, et de ne savoir pas à propos brûler ces élucubrations martelées à froid dans la rage de l'impuissance. On en arrive à se faire prendre au mot lorsqu'on dit :
Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie,
Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt ! SANS BOUGER, DANS D'IMMENSES EFFORTS !
Comme c'est vrai, tout cela! et comme je donne raison à M. Baudelaire, lorsqu'il se juge ainsi!
Allons! un Requiem par là-dessus, et qu'on n'en parle plus.
Par J. Habans
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