domingo, 14 de agosto de 2016

Philip Roth, au nom du Père, du Fils et du mauvais esprit

Dans un essai placé sous le signe de la Trinité, l’universitaire Steven Sampson explore l’œuvre de l’écrivain américain Philip Roth. Stimulant mais brouillon.
 

Par Anne-Laurence GOLLION

Une fois refermé, le petit ouvrage de Steven Sampson, Corpus Rothi, laisse perplexe. En prenant le parti de placer l’œuvre foisonnante de Philip Roth sous le signe de la religion chrétienne, avec Philip Roth lui-même dans le rôle du Christ, l’entreprise était risquée. Le résultat est acrobatique.

Roth est aujourd’hui quasi unanimement désigné comme le plus grand écrivain américain vivant. Il est également l’éternel candidat malheureux au Nobel, comme si l’ultime reconnaissance butait constamment sur les récifs de certains romans au goût de soufre et de scandale. Et ce sont avant tout ces derniers qui intéressent Sampson : il ignore en effet la fameuse trilogie américaine composée de La Tache, J’ai épousé un communiste et Pastorale américaine, soit les récits les plus transparents de leur auteur, qui l’ont fait accéder au rang de grand décrypteur de son époque. Corpus Rothi dissèque donc Portnoy et son complexe, Goodbye, Columbus, la fameuse trilogie Zuckerman, Le Sein ou encore Opération Shylock, romans autofictionnels obsédés par le corps, la religion, mais aussi le nombril de Roth.

Sampson élude ainsi la dimension politique et historique de l’œuvre pour se concentrer sur les phallus des alter ego rothiens, qui ne retrouvent leurs sens que lorsqu’ils sont éclairés par le prisme de la judéité. Car tout est limpide selon Sampson : “Les Juifs appartiennent tous à la même espèce, ce qui fait qu’ils peuvent se marier entre eux. C’est une appartenance transmise par le sang. Brenda est un pur-sang, tout comme Neil [personnages de Goodbye, Columbus, paru en 1959] tous comme Philip Roth, troubadour des pur-sang, poète chevaleresque dont le prénom signifie ‘celui qui aime les chevaux’” .

Noms et obsessions
La filiation, l’impossibilité à s’extraire de son milieu et de son ascendance : ce sont, il est vrai, les thèmes de prédilection de Philip Roth. Mais, nous dit Sampson qui se livre à des exercices d’anthroponymie complexes, nous n’avons pas assez pris conscience du degré d’imprégnation de ces obsessions dans la mise en place des personnages : “Dans The Professor of Desire, Roth dote David Kepesh d’une fiancée qui s’appelle Claire Ovington. Nous voilà dans le domaine des archétypes : le nom Kepesh est une déformation de Kepel, ou ‘tête’ en yiddish, ce qui suggère chez Roth la tête du phallus. Et le nom Ovington évoque l’œuf (ovum) et l’ovulation. Les deux personnages sont des figures du Phallus et de l’Œuf” .

Le reste est à l’avenant : ainsi, lorsque Portnoy rencontre sa compagne “Le Singe”, il a trente-trois ans, l’“âge du Crucifié” et se trouve à l’angle de la 52e Rue et de Lexington Avenue, l’avenue de la Loi, “ce qui, pour Portnoy, deviendra Leche-ington, l’avenue du lèchement. C’est la Nouvelle Alliance, celle entre le Juif non réformé et la fille du Nouveau Testament” . C’était donc ça…

L’essai pâtit légèrement de son écriture potache et profane, mêlant sérieux et outrancier, ne reculant jamais devant la vulgarité et l’accumulation. L’intitulé des chapitres laisse rêveur : “Trou Love”, “Le doigt de retour”, “Phallus Ex Machina”… De même que les provocations liminaires : “Un chrétien est un Juif qui a été circoncis deux fois”, ou encore “Le meilleur refuge se trouve auprès d’une shikse [‘femme non-juive’, en yiddish]. À l’intérieur d’elle, dans un des trous dont elle est si miraculeusement dotée, le condamné peut faire l’autruche. Les rabbins n’iront pas la chercher là. C’est encore mieux si l’on change souvent de trou. Le phallus de Portnoy est le nouveau Juif errant, voyageant de shikse en shikse .

Le refus de l’auto-engendrement
Pourtant, la pertinence rôde souvent derrière la provocation. L’analyse du personnage rothien comme aspirant à la vie éternelle, refusant la fertilité et l’enfantement, par exemple, est très défendable. Le héros rothien ploie toujours sous le poids de son ascendance mais se refuse à devenir père, pétrifié, nous dit Sampson, par la Jewish American Princess (JAP) et tiraillé par son “besoin d’occuper la nichée d’autres mâles” . Il ne peut donc qu’endosser le rôle du Christ, “debout et figé”, sacrificiel et respecté, afin de pouvoir se trouver dans l’histoire, celle que nous raconte Roth. Il se retrouve donc en état d’errance, séduit des Italiennes (la fascination pour Rome est récurrente) mais se montre incapable de faire de même en Israël : “Le phallus descend des hauteurs, aussi flaccide et exsangue que fut le cadavre du Christ” .

Mais l’analogie entre Roth et le Christ est la plus frappante dans Opération Shylock, peut-être le roman le plus abouti de Roth, grande fresque où il se met en scène sous les traits d’un écrivain en tournée en Israël et persécuté par un imposteur qui prône le retour des Juifs en Pologne. L’imposteur devient l’Antéchrist dans l’eschatologie chrétienne : il est le faux messie qui veut renverser le pouvoir des prêtres de Jérusalem, il moque l’ambition du vrai Roth qui entend peser sur la politique grâce à sa plume. Et “le procès de Shylock est mis en parallèle avec le mystère de la Passion, comme si c’était Shylock qui était persécuté à Pâques” .


L’Europe comme salut ?
Corpus Rothi vaut également pour l’attention qu’il porte à quelques œuvres oubliées de Roth, comme sa nouvelle Looking at Kafka, parue en 1976, qui revisite d’une manière particulièrement iconoclaste le parcours de l’écrivain pragois : Kafka ne serait donc pas mort en 1924, mais aurait simplement fui l’Europe pour devenir professeur d’hébreu dans le New Jersey. Sampson revient sur un aspect récurrent de la figure du Juif chez Roth et analyse avec justesse comment ce dernier crée la figure du Judas avec son personnage réinventé d’un Kafka célébré.

Car Roth, pour construire son œuvre, a besoin de la mythologie et de l’histoire européenne. Lui l’Américain non patriote qui se situe dans une judéité douloureuse et dans un sionisme compliqué, se reconnecte avec son identité morcelée sur le Vieux Continent. Ou, pour reprendre les termes de Steven Sampson : “Pour réussir à féconder la femme blanche, il faut un véritable écrivain juif, trempé dans la souffrance européenne, et non pas la version américaine et édulcorée, devenue impuissante” . Une affirmation si juste aurait gagné à être énoncée plus clairement, en élaguant un peu dans les circonvolutions et les jeux de jambes.
 
[Source : www.nonfiction.fr] 

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