Dans un essai placé sous le signe de la Trinité, l’universitaire Steven Sampson explore l’œuvre de l’écrivain américain Philip Roth. Stimulant mais brouillon.
Par Anne-Laurence GOLLION
Une fois refermé, le petit ouvrage de Steven Sampson, Corpus Rothi,
laisse perplexe. En prenant le parti de placer l’œuvre foisonnante de
Philip Roth sous le signe de la religion chrétienne, avec Philip Roth
lui-même dans le rôle du Christ, l’entreprise était risquée. Le résultat
est acrobatique.
Roth est aujourd’hui quasi unanimement désigné comme le plus grand
écrivain américain vivant. Il est également l’éternel candidat
malheureux au Nobel, comme si l’ultime reconnaissance butait constamment
sur les récifs de certains romans au goût de soufre et de scandale. Et
ce sont avant tout ces derniers qui intéressent Sampson : il ignore en
effet la fameuse trilogie américaine composée de La Tache, J’ai épousé un communiste et Pastorale américaine, soit les récits les plus transparents de leur auteur, qui l’ont fait accéder au rang de grand décrypteur de son époque. Corpus Rothi dissèque donc Portnoy et son complexe, Goodbye, Columbus, la fameuse trilogie Zuckerman, Le Sein ou encore Opération Shylock, romans autofictionnels obsédés par le corps, la religion, mais aussi le nombril de Roth.
Sampson élude ainsi la dimension politique et historique de l’œuvre
pour se concentrer sur les phallus des alter ego rothiens, qui ne
retrouvent leurs sens que lorsqu’ils sont éclairés par le prisme de la
judéité. Car tout est limpide selon Sampson : “Les Juifs appartiennent
tous à la même espèce, ce qui fait qu’ils peuvent se marier entre eux.
C’est une appartenance transmise par le sang. Brenda est un pur-sang,
tout comme Neil [personnages de Goodbye, Columbus, paru en
1959] tous comme Philip Roth, troubadour des pur-sang, poète
chevaleresque dont le prénom signifie ‘celui qui aime les chevaux’” .
Noms et obsessions
La filiation, l’impossibilité à s’extraire de son milieu et de son
ascendance : ce sont, il est vrai, les thèmes de prédilection de Philip
Roth. Mais, nous dit Sampson qui se livre à des exercices
d’anthroponymie complexes, nous n’avons pas assez pris conscience du
degré d’imprégnation de ces obsessions dans la mise en place des
personnages : “Dans The Professor of Desire, Roth dote David
Kepesh d’une fiancée qui s’appelle Claire Ovington. Nous voilà dans le
domaine des archétypes : le nom Kepesh est une déformation de Kepel, ou ‘tête’ en yiddish, ce qui suggère chez Roth la tête du phallus. Et le nom Ovington évoque l’œuf (ovum) et l’ovulation. Les deux personnages sont des figures du Phallus et de l’Œuf” .
Le reste est à l’avenant : ainsi, lorsque Portnoy rencontre sa compagne “Le Singe”, il a trente-trois ans, l’“âge du Crucifié” et se trouve à l’angle de la 52e Rue et de Lexington Avenue, l’avenue
de la Loi, “ce qui, pour Portnoy, deviendra Leche-ington, l’avenue du
lèchement. C’est la Nouvelle Alliance, celle entre le Juif non réformé
et la fille du Nouveau Testament” . C’était donc ça…
L’essai pâtit légèrement de son écriture potache et profane, mêlant
sérieux et outrancier, ne reculant jamais devant la vulgarité et
l’accumulation. L’intitulé des chapitres laisse rêveur : “Trou Love”,
“Le doigt de retour”, “Phallus Ex Machina”… De même que les provocations
liminaires : “Un chrétien est un Juif qui a été circoncis deux fois”,
ou encore “Le meilleur refuge se trouve auprès d’une shikse [‘femme
non-juive’, en yiddish]. À l’intérieur d’elle, dans un des trous dont
elle est si miraculeusement dotée, le condamné peut faire l’autruche.
Les rabbins n’iront pas la chercher là. C’est encore mieux si l’on
change souvent de trou. Le phallus de Portnoy est le nouveau Juif
errant, voyageant de shikse en shikse” .
Le refus de l’auto-engendrement
Le refus de l’auto-engendrement
Pourtant, la pertinence rôde souvent derrière la provocation.
L’analyse du personnage rothien comme aspirant à la vie éternelle,
refusant la fertilité et l’enfantement, par exemple, est très
défendable. Le héros rothien ploie toujours sous le poids de son
ascendance mais se refuse à devenir père, pétrifié, nous dit Sampson,
par la Jewish American Princess (JAP) et tiraillé par son “besoin
d’occuper la nichée d’autres mâles” . Il ne peut donc qu’endosser le rôle du Christ, “debout et figé”,
sacrificiel et respecté, afin de pouvoir se trouver dans l’histoire,
celle que nous raconte Roth. Il se retrouve donc en état d’errance,
séduit des Italiennes (la fascination pour Rome est récurrente) mais se
montre incapable de faire de même en Israël : “Le phallus descend des
hauteurs, aussi flaccide et exsangue que fut le cadavre du Christ” .
Mais l’analogie entre Roth et le Christ est la plus frappante dans Opération Shylock,
peut-être le roman le plus abouti de Roth, grande fresque où il se met
en scène sous les traits d’un écrivain en tournée en Israël et persécuté
par un imposteur qui prône le retour des Juifs en Pologne. L’imposteur
devient l’Antéchrist dans l’eschatologie chrétienne : il est le faux
messie qui veut renverser le pouvoir des prêtres de Jérusalem, il moque
l’ambition du vrai Roth qui entend peser sur la politique grâce à sa
plume. Et “le procès de Shylock est mis en parallèle avec le mystère de
la Passion, comme si c’était Shylock qui était persécuté à Pâques” .
L’Europe comme salut ?
L’Europe comme salut ?
Corpus Rothi vaut également pour l’attention qu’il porte à quelques œuvres oubliées de Roth, comme sa nouvelle Looking at Kafka,
parue en 1976, qui revisite d’une manière particulièrement iconoclaste
le parcours de l’écrivain pragois : Kafka ne serait donc pas mort en
1924, mais aurait simplement fui l’Europe pour devenir professeur
d’hébreu dans le New Jersey. Sampson revient sur un aspect récurrent de
la figure du Juif chez Roth et analyse avec justesse comment ce dernier
crée la figure du Judas avec son personnage réinventé d’un Kafka
célébré.
[Source : www.nonfiction.fr]
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