quinta-feira, 17 de novembro de 2022

Une vengeance en chemin abolie

 

Porter au langage ce qui d’habitude n’y figure pas et qui pourtant y a le plus sa place, donner lieu à la « sensation vraie », tel est le sens de l’écriture de Peter Handke. Tout ce qu’il écrit est soutenu, de livre en livre, par une même et inépuisable tension. Son regard rend opératoire, explicite, le sous-jacent, ce dont, en plein quotidien, on ne parle jamais. Son dernier livre, La deuxième épée, vient de paraître ; il porte comme sous-titre Une histoire de mai.

                                                         Peter Handke © Francesca Mantovani / Gallimard

Peter Handke, La deuxième épée. Une histoire de mai. Trad. de l’allemand (Autriche) par Julien Lapeyre de Cabanes.  Gallimard, 128 p., 14,50 €

Écrit par Georges-Arthur Goldschmidt

L’écrit littéraire, en général, s’accorde sur l’usage social du langage, sur la place de l’homme dans la société. Mais, « en même temps », il y a l’innombrable présence des gestes, des sensations, des lieux, des impressions plus ou moins fugitives, qui restent la plupart du temps inexprimés, et qui font pourtant le tissu même de la vie. Tout l’œuvre de Peter Handke en est la quête constante, et se situe à l’écart des structures narratives habituelles. Il s’agit de la saisie de l’espace toujours là, en dépit des circonstances. Le visible, tel qu’il se déploie au fil des déplacements, est fait de l’ensemble des lieux rencontrés ou vécus, ceux auxquels on ne cesse de revenir. Ils sont la substance de la littérature ; ils « garantissent », en somme, la sensation vraie.

La deuxième épée, de Peter Handke : une vengeance abolie                          Port-Royal-des-Champs : la chapelle du XIXe siècle surplombant des ruines du XIIIe siècle © CC3.0/Remi Mathis

La deuxième épée s’inscrit entièrement dans cette démarche incessante, continue, qui, telle la respiration, est l’empreinte même du vivant, communicable à tout lecteur comme éventualité propre, d’autant plus que la traduction à la fois précise et souple de Julien Lapeyre de Cabanes la restitue parfaitement.

Rien d’exclusif dans ce récit ; ce qui arrive au personnage peut arriver à chacun, tout ce qui est vécu par l’homme dont parle le livre est de l’ordre du « commun », propre à tout le monde. À ceci près qu’à peine de retour dans la banlieue proche d’un « vagabondage à l’intérieur des terres, au nord », le voilà qui, au bout de trois jours, repart, saisi cette fois par le besoin d’un ailleurs fait de vengeance.

Le projet du personnage, c’est la vengeance au cœur du paysage. L’intention est de tuer la journaliste qui a écrit que la mère du narrateur, en d’autres temps, s’était tournée du côté de l’occupant allemand de l’Autriche. Il s’en ouvre à son ami Emmanuel, le peintre en carrosserie, jusqu’à lui demander s’il a déjà tué quelqu’un.

Le narrateur est sous l’effet d’un mal-être fondamental, à la base de certaines confrontations avec le réel. C’est la vengeance comme moteur de soi, comme contenu premier, mais la vengeance n’est peut-être qu’une occasion intense d’exister, non dans son accomplissement, mais dans sa durée. La volonté de meurtre finira par se disperser en de multiples choses vues, en rencontres. Le voyage, qui est comme en dehors de lui, lui donnera l’occasion de la découverte de soi.

Ce voyage, sans être même prolongé, vise à une étrange réconciliation avec l’Histoire dont Peter Handke a toujours pris soin de s’éloigner : ce récit reprend la « Wanderung », à pied en Île-de-France, qu’avait déjà entreprise le comédien de La grande chute. Il parcourt un chemin semblable de la proche banlieue vers le centre de Paris. Mais ce voyage est aussi celui où, malgré lui, il est, précisément, plongé dans cette Histoire dont il rejoint les fondements en semblant la récuser.

Le sous-titre, « Une histoire de mai », montre comme la vengeance est absorbée, retournée, « embarquée » dans la configuration d’ensemble des lieux, et ce n’est pas pour rien qu’une nouvelle fois Port-Royal figure dans un récit de Peter Handke. Port-Royal est un lieu de tumulte de l’esprit, un pôle de recouvrement de soi, précisément au cœur même de l’histoire de l’homme puisque Pascal et Racine y furent élevés et qu’on y a établi les fondations même de ce qui fait qu’il y a langage : la grammaire.

La deuxième épée, de Peter Handke : une vengeance abolie                                       Vue vers le vallon depuis Port-Royal-des-Champs © CC3.0/Wikinade

La langue est, en effet, le moment décisif de tout ce qu’écrit Peter Handke, la langue dans la coïncidence avec ce qu’elle dit (est-ce le motif du recours au texte biblique, les « deux épées » apparaissant dans l’évangile de Luc, 22:38) ? La langue mais telle qu’elle n’est pas programmée d’avance.

Le paysage d’Île-de-France, au centre le café des trois gares, en forme le cadre mythologique. Tous les petits éléments matériels, les voix, les attitudes des gens rencontrés, sont les repères de la continuité. « Ce que j’ai vu, la chose comme le mot, c’était la continuation. – l’éternelle ? – rien que la continuation. Continuons. » Ce livre est comme un parcours à travers les autres livres de l’auteur ; par allusions, on les retrouve presque tous, jusqu’au ramasseur de champignons de l’Essai sur le fou de champignons.

C’est la deuxième épée, celle du récit, donc du verbe, qui importe, elle est le signe de la continuation, et le mois de mai signifie peut-être la promesse à jamais vaine et nécessaire du recul de la violence. Un de ces lieux essentiels est, près de la ferme des Granges de Port-Royal, un pan de muret sur lequel se lit l’inscription « aujourd’hui, 8 mai 1945, sonnent les cloches de la victoire » comme revanche accomplie.

 

[Source : www.en-attendant-nadeau.fr]

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