Trois hypothèses sur « Commencements » (Flammarion), le roman d’initiation de Catherine Millet qui ne laisse aucune place aux maîtres.
Écrit par Nathan Devers
Pourquoi Catherine Millet a-t-elle nommé Commencements un roman qui débute à son adolescente – à une période où, comme elle le reconnaît elle-même au détour d’une page, disparaissent les « mystères du monde » et les « intuitions » personnelles, remplacées par « l’urgence à prendre sa place dans ce monde » ? Et pourquoi le pluriel ?
Hypothèse n°1 : pour tordre le coup au mythe de « l’origine », à l’idée que le « moi » aurait une identité préalable, fixant son avenir depuis l’appel d’une vocation magique. Tout au long de son récit, Catherine Millet insiste au contraire sur l’importance des rencontres. Celles qui nous tombent dessus. Celles qui naissent du hasard. Celles dont la cohérence ne se révèle qu’après, quand elles sont tissées depuis bien longtemps et qu’elles ont infléchi le cours de l’existence. Celles qui instaurent une temporalité sinueuse, impossible à retracer de façon linéaire. Celles qui lancent des « signes » sans message évident, que chacun « interprétera à sa façon ». Celles qui façonnent les liens et les malentendus. Celles qui représentent, contre la notion de destin, l’élément littéraire par excellence (celui qui fait de ce livre, non un texte autobiographique, ni un document historique, mais un roman, au sens plein du terme) : l’imprévu.
Dès l’incipit, Catherine Millet raconte dans le détail par quelles circonstances fortuites quatre garçons sont devenus amis au collège-lycée : Jean et Daniel scolarisés dans la même classe en 6e, l'arrivée de Patrick en troisième, puis d’un second Daniel quelques années plus tard, le projet de créer une gazette, tempérament intellectuel… Les dés sont jetés. De cette contingence – des bambins habitant dans la même banlieue et fréquentant le même établissement –, une aventure va naître. Bientôt, Catherine Millet apercevra le groupe. De Brigitte à Martine jusqu’aux autres, tous les autres, les germanopratins et les new-yorkais, artistes et écrivains, galeristes et critiques, les commencements ne cesseront de se multiplier. À l’infini, les rencontres engendreront de nouvelles rencontres, il y aura des rencontres à l’intérieur des rencontres, des rencontres à côté, des rencontres en diagonale : une collision perpétuelle de rencontres qui se rencontrent entre elles. Progressivement, ces connexions deviendront des aiguillages : elles déboucheront vers des lignes précises. La véritable rencontre, dans cette affaire, est une rencontre au second degré : comment toutes ces rencontres parviennent-elles, au fil du roman, à « rencontrer » leur sens ? Comment ces faits – anarchiques par principe, comme tous les faits – deviendront les nœuds d’une histoire, jusqu’à s’inscrire dans l’autre temporalité, celle de la littérature ?
On a beaucoup dit, notamment à propos de La vie sexuelle de Catherine M., que Catherine Millet écrivait au pinceau du scalpel. Que son style est clinique. Méticuleusement neutre. Objectif. D’une rigueur scientifique, presque chirurgicale. C’est vrai, mais je crois que ce détachement tient à une autre donnée : Catherine Millet démystifie le « moi ». Elle propose, sinon une vision impersonnelle de la personne humaine, du moins une anatomie, fragmentaire et en pointillés, du processus singulier de l’individuation. Elle considère les parties avant le tout, les couleurs locales avant les grands panoramas, les instants avant la durée, les scènes avant l’intrigue, les contacts avant les personnages. Si ses Commencements se disent au pluriel, c’est pour montrer que le singulier ne surgit qu’en dernier. Une des plus belles pages du roman est celle où Catherine Millet décrit l’imaginaire comme un « corps gazeux » où la vision pure se dessine certes immédiatement, mais « par association libre et dans l’éternelle fraîcheur des images qui se sont implantées dans nos souvenirs et reviennent, intangibles, incontournables, tels les chefs-d’œuvre éternels des musées reproduits en couleur fraîche sur des cartes postales, des tasses à café, des torchons et des t-shirts. » Comme si l’intuition, l’évidence naissaient d’une danse d’atomes.
D’où la deuxième hypothèse.
Ce roman ne porte pas seulement sur le parcours de la narratrice, son entrée dans la vie adulte, ses lectures, ses premières expériences sexuelles, sa découverte de l’art, des amours et de la poésie. « Commencements », ce mot désigne aussi, et avant tout, l’esprit d’une époque, un temps de renouveau.
Renouveau du désir, d’abord. Sur ce terrain, la grande et la petite histoire se mêlent. « J’avais vingt ans en 1968, écrit Catherine Millet, l’ère de la libération sexuelle s’ouvrait ; j’avais grandi en comprenant que mon père et ma mère n’avaient certainement pas respecté la promesse de fidélité au sein du mariage. » Ses souvenirs d’enfance méritent d’être lus, à cet égard, comme une propédeutique à un bouleversement plus large : toutes les contradictions qu’observe la jeune narratrice – les faux semblants de la conjugalité bourgeoise – paraissent préfigurer, et peut-être annoncer, les scènes, rapportées plus loin, d’avril et de mai 1968.
Renouveau de l’art, surtout. Car le grand mérite de Commencements tient aussi à cette fresque : de page en page, on assiste en temps réel à une sorte de naissance, en France, du souci de l’art contemporain. Catherine Millet, d’ailleurs, parle plutôt d’art moderne ou d’avant-garde – et ce glissement sémantique est lourd d’implication : ce qu’elle raconte, ce qu’elle restitue, c’est le moment où l’art contemporain ne s’appelait pas encore ainsi. L’époque où son émergence était perçue comme un bouleversement étrange, éblouissant au sens propre du terme : une mutation radicale des repères esthétiques, un phénomène insaisissable, plein de vertiges et de tâtonnements. Et, tout au long des passages qu’elle consacre à cette grande aventure esthétique, des Lettres françaises à la naissance d’art press avec Jacques Henric (sans oublier son pendant théorique : les mouvements mao, Tel Quel…), Catherine Millet ne perd jamais de vue ce qu’elle nomme la question ontologique : « Quelle était l’essence de l’art si l’art pouvait être aussi bien une toile encadrée de bois doré, des draps avec leur oreiller et leur édredon aspergés de peinture, des automobiles réduites par des presses industrielles à de presque parfaits parallélépipèdes ? Ces œuvres trouvaient place dans des galeries, des musées, chez des collectionneurs. La reconnaissance était là. Pour autant, elle n’avait pas chassé l’incertitude au fond des consciences. » C’est cette incertitude au fond des consciences qui constitue la grande singularité de Commencements. La révolution esthétique y est racontée de l’intérieur, depuis l’œil du cyclone : depuis une perspective où elle n’est pas encore perçue comme une « révolution ».
Nécessité, donc, d’une troisième hypothèse.
À la vérité, il serait faux – et même injuste – de penser que Catherine Millet dilue l’intime dans le générationnel, le personnel dans l’historique, l’incarné dans l’universel.
Il y a ce paragraphe où, revenant sur les réactions suscitées par La vie sexuelle de Catherine M., elle se demande pourquoi, à rebours des conventions, elle n’a pas placé son existence, sexuelle et esthétique, sous le sceau de l’interdit. L’hypothèse 1968, remarque-t-elle, ne permet pas de tout comprendre : « Mais bien sûr ni l’époque, ni le milieu familial n’expliquent complètement la personne. » Les êtres humains, continue-t-elle, ne vivent pas à coups de déductions, une part d’eux se résorbe toujours aux processus impersonnels, ceux de l’histoire ou de la société.
Il y a, j’y reviens, le récit de mai 1968. Catherine Millet est, avec Daniel Templon, son « lien au réel », au cœur de l’événement : affrontements rue des Écoles, coup de matraque boulevard Saint-Michel, discussions en Sorbonne, violences rue Gay Lussac lors de la fameuse nuit du 10 mai… Mais tout ceci est raconté depuis le regard d’une spectatrice embarquée qui conserve toujours un soupçon, sinon d’ironie potentielle, du moins de distance : ni étudiants ni travailleurs, Catherine et Daniel ne sont jamais totalement « en phase » avec leur génération. Jamais totalement déconnectés non plus. Bel et bien situés dans une sorte d’entre-deux, là et ailleurs, physiquement dedans et toujours un peu dehors.
Cet entre-deux porte un nom : il s’appelle roman. Application, dans l’écriture, du progressif-régressif théorisé par Sartre. Allées et venues entre les perspectives du corps et celles du monde ambiant. Catherine Millet décline, envers l’existence, une absence d’a priori qu’aucun mirage, qu’aucune illusion opératoire ne viennent jamais combler. Cette absence, elle la nomme vertu, vertu d’autodidacte. Tel est peut-être l’originalité profonde de ces Commencements : ce roman d’initiation ne laisse aucune place aux maîtres. Les personnages, qu’ils soient envoûtants, solaires, incontournables, se situent tous sur un plan d’horizontalité. Ils surgissent sur fond de liberté, ils y trouvent leur lumière. Car les commencements sont des sauts dans le vide, des sauts d’élévation.
Catherine Millet, Commencements, Flammarion, 31 août 2022, 250 p.
[Photo : Yann Revol - source : www.laregledujeu.org]
Sem comentários:
Enviar um comentário