domingo, 10 de julho de 2022

La pression forme les diamants

À partir de l’image d’un réverbère soudé à un platane, l’écrivain Vincent Gilloz, mêlant la poésie au roman psychologique, signe un premier livre original où les personnages, pris dans la toile du monde, sont éperdument en quête d’équilibre.

Écrit par ARTHUR BILLEREY

Une intrigue éditoriale

À l’inverse de Marcus Goldman, personnage de Joël Dicker incapable d’écrire son deuxième roman, touché par le syndrome de la page blanche, le personnage de Vincent Gilloz, Igor, marchant droit sur un fil suspendu entre le double abyme du lyrisme et de la décadence, noircit les pages comme il respire. Étudiant en perdition, accoudé au comptoir et la tête enfumée, il préfère la nuit vagabonde à l’immobilité des amphis.

Le narrateur, étudiant et ami d’Igor, tente de l’aider à trouver un éditeur pour ses poèmes. Jusqu’au point de rupture, car Igor lui demande de publier ses poèmes à sa place. Cela devient l’obsession maladive du narrateur et par chance, un éditeur français en vogue les contacte, ayant du flair. L’auteur analyse et critique vivement l’édition comme processus, aventure humaine. Il dévoile ainsi plusieurs facettes de ce métier particulier aux usages parfois sombres pour l’écrivain qui souhaite sauver son texte du scalp de l’éditeur.

«On commence par l’envie d’écrire une idée voulue forte une façon qui paraît digne d’intérêt on soigne le texte mais tout cela passe très vite au deuxième plan et c’est l’assouplissement le compromis la pensée omniprésente de l’autre qui arbitre dicte corrige»

Une amitié de comptoir et de vers

À fleur de peau, faisant appel à leur fibre artistique, les deux amis étudiants se rencontrent, se perdent et se retrouvent le plus souvent par hasard. Diamétralement opposés, unis par leurs discussions sur l’art et les relations sociales, sur la réalité de chaque jour et la nuit qui les entoure, ils sont des frères siamois que tout oppose mais que le destin a voulu cimenter malgré eux, retenus par la membrane insécable de la même intention, celle de publier les poèmes d’Igor, de les libérer.

«capturer… […] tu vois la force d’un moment, capturer l’instant, la sensation. […] mais mec c’est ça c’est un Zoo mon recueil. C’est le bordel en cage… c’est un zoo et j’essaie de maintenir des sensations en captivité, des idées et des images aussi c’est impossible et c’est le foutoir il n’y a pas de gardien dans ce zoo. Seulement des barreaux et derrière eux le sauvage à l’état brut, une violence aveugle dans mes poèmes agités ce sont des lions en cage à peine pris encore indomptés le regard qui menace méfiant le corps tendu prêt à sauter… Il y a une minuterie un compte à rebours sauf qu’il n’avance pas c’est juste la menace toujours vive l’excitation au fond de soi le sentiment animal d’urgence l’instinct du danger jamais calmé…»

Ainsi pris dans la toile du monde, les amis affrontent le quotidien, prennent d’assaut les bars comme seul moyen de se défaire de la viscosité des jours qui passent. Si Igor est comparé plusieurs fois à Sisyphe, suant avec son énorme rocher qu’il doit porter au sommet d’une montagne, comme beaucoup d’éléments de l’intrigue fonctionnant en jeux de miroirs, il s’agit finalement d’un trompe-l’œil soigné, et c’est le narrateur qui porte sur son dos la création de son ami, lourde de sens. C’est lui qui sue, qui s’écroule à plusieurs reprises, traversé par le mensonge de faire croire aux autres, surtout à l’éditeur français, qu’il est l’authentique auteur des poèmes et un poète à part entière.

En quête de l’équilibre

Blâmer la société, la dénoncer, la juger pourrait être une façon de se remettre en question et traduire, au-delà de l’intrigue, une quête d’équilibre vitale chez le narrateur. Celui-ci scrute, jauge et décrypte ce qui l’entoure avec des excès de clairvoyance la nuit, lorsqu’il n’est pas perdu ou ivre mort. En Sherlock Holmes du détail, le narrateur part de l’infime pour atteindre l’éminent. Il analyse autant les objets – au point d’en faire l’archéologie d’un canapé griffé et usé – que l’homme qui s’est vautré dedans. La société est ainsi passée au crible par ce qui la compose fondamentalement, c’est-à-dire les passants.

«il y a celui qui peine à masquer ses coups d’œil répétés à la jeune femme un peu plus loin qu’il espère célibataire à qui il ne s’est jamais adressé il y a le prépubère mal coiffé le casque audio massif arboré avec une fierté naïve l’homme au costard imposant l’assurance intimidante qui fait respecter une zone de sécurité autour de lui»

Dans ce livre mêlant la poésie au roman psychologique, cette quête inlassable d’équilibre dépasse torrentiellement les personnages, défonce les portes de l’intrigue par sa puissance et son dépôt emplâtre la rondeur des lettres. La quête d’équilibre rejoint la forme voulue par l’auteur. Les mots se suivent sans ponctuation, les phrases s’enchaînent, les retours à la ligne forment des paragraphes pressés les uns contre les autres. Et la pression forme les diamants. Le rythme de la lecture en ressort différent, plus constant, moins arrêté. Il est un train en marche qu’il faut prendre et qui n’attendra pas les retardataires.

Comme dans les grands livres, beaucoup de choses sont là, dès le départ. Dans Han D’Islande de Victor Hugo, les réponses se trouvent dans une cassette trimballée par ce monstre et son contenu permettrait d’innocenter le Comte de Griffenfeld, l’ancien grand chancelier, déchu de ses fonctions. Ici, il n’y a pas d’objet mystérieux qu’un personnage porte tout au long de l’histoire. Il n’y a que les personnages qui se portent eux-mêmes et qui portent en eux, bouleversés par leur cadence, leur propre équation et la solution à leurs problèmes.

À l’image du réverbère soudé à un platane, le narrateur et Igor, entre la rigidité du métal et le coussin de l’écorce, nous questionnent sur la tonalité d’Aragon. Est-ce ainsi que nous vivons? Tout est-il affaire de décor, de changer de lit, de changer de corps? Bien sûr, ce sera à celui qui ouvre L’écorce du réverbère d’y répondre, mais il n’en sortira pas indemne, certains en sortiront égarés, d’autres plutôt prophètes, ce livre permettant de se surprendre soi-même dans le miroir des pages.

 

[Source : www.leregardlibre.com]

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