En 2018, EaN avait salué La Grande Idée, un long roman historique assez énigmatique, d’une écriture particulière, attachante, qui semblait appartenir à un texte écrit directement en français par un étranger virtuose de notre langue mais décidé à prendre avec elle certaines libertés. Aujourd’hui, parus le même mois, voici deux textes courts du même Anton Beraber, tous deux d’une grande qualité littéraire et parents par l’inspiration, également frappants par l’originalité d’un style apparemment très différent de celui, volontiers épique, de La Grande Idée, qui traitait d’une aventure un peu oubliée, celle de la guerre gagnée en 1923 par les Turcs contre l’expédition grecque visant à récupérer, conformément au traité de Sèvres, une partie de l’Asie Mineure (région d’Izmir).
Anton Beraber, Braves d’après. Gallimard, 128 p., 14,50 €
Anton Beraber, Celles d’Hébert. L’atteinte, 128 p., 16 €
Écrit par Maurice Mourier
Ici, plus rien de l’épopée. Mais, dans Braves d’après, un récit de couleur naturaliste et un anti-héros cherchant à comprendre un obscur conflit qui a opposé, du temps de son grand-père dont il vient d’hériter une maison décatie, ce personnage haut en couleur – mais strictement locale – à un ouvrier agricole polonais. Il s’agit d’un accident de chasse banal où l’immigré a perdu un œil, à moins qu’en réalité l’affaire ne dissimule quelque vengeance. Décor : la grande banlieue parisienne, ses terres agricoles argileuses, lourdes, riches, ses personnages taiseux, renfermés sur leurs secrets. Époque : aujourd’hui, mais aussi le passé proche, celui de la Seconde Guerre mondiale, de l’Occupation, d’après 1945.
Pourtant, au-delà de l’anecdote traitée avec une belle rigueur documentaire (les Yvelines de Beraber sont criantes de vérité observée et me rappellent mon propre Vexin français), l’essentiel est ailleurs. Car l’anti-héros, l’héritier d’une propriété à l’abandon qu’il ne songe qu’à fuir et dont il se fait le chroniqueur, capte toute l’attention de la voix narrative. Dépeint comme une sorte de raté congénital, velléitaire, incapable de savoir s’il doit bazarder son héritage et laisser derrière lui un environnement mi-chèvre mi-chou, ni ouvrier ni paysan, ou plutôt s’y incruster et faire revivre une culture régionale en friche, émiettée, pleine de fantômes dans les placards et d’histoires en marge de la légalité, c’est un superbe personnage nihiliste et ingénu, mal dans sa peau et agité d’espoirs grandioses.
Les gens qu’il côtoie sont les descendants de « braves », réels ou supposés, qui ont vécu les années accablantes et exaltantes de la France stoppée dans son élan vers la modernité par la défaite de 1940 et n’en émergeant peu à peu (surplus américains, combines) qu’« après ». Lui-même, plus jeune, arrive encore après cet après et il est complètement hors-jeu, sans autre avenir que celui du vague regret, de la ratiocination, du rêve aux ailes coupées par la réalité plate.
Dans un tel marais, le curieux jeune homme sans qualités, étrangement solitaire, est montré ruminant sa rancœur, dans une langue absolument littéraire en ce qu’elle constitue un mixte à peu près inédit de différents jargons contemporains qui doivent beaucoup à un terroir peuplé moins de paysans traditionnels (qu’on rencontre aujourd’hui seulement dans la France profonde) que d’ouvriers agricoles immigrés dans les années 1920 puis fixés, ou de « Français de souche » retraités et retournés à la terre. Mais cette parlure composite qui trouve sa place naturelle dans le récit à la troisième personne y est fréquemment bousculée par un usage tout poétique, et même de tendance symboliste, d’inversions syntaxiques qui appartiennent au « beau langage » du classicisme, ou de mots du vocabulaire le plus relevé. Affectation de « parler supérieur », comme disait notre maître Georges Gougenheim dans son cours de linguistique de la Sorbonne vers 1960 ? On pourrait le croire, la dimension drolatique du livre n’étant pas négligeable. Je préfère y voir un souci purement esthétique, celui de fabriquer un instrument stylistique tout à fait original, puisant dans toutes les strates historiques de notre langue.
Cette interprétation me semble corroborée par Celles d’Hébert, portrait d’une tendre drôlerie d’un de ces zigues improbables qui traînent en arrière-plan dans la faune pseudorurale de Braves d’après. C’est en effet le même contexte de survie précaire, d’histoires pas nettes, de débrouillardise et de dèche que dans le premier livre, mais le point de vue surplombant du « Il » est ici remplacé par celui d’un « Je » narrateur qui, en quelque sorte, effectue un zoom sur l’un des figurants potentiels de la chronique villageoise. Un de ces formidables emmerdeurs que nous avons aussi bien connus à la campagne, dans le décor boueux et néanmoins charmant d’une quelconque grande banlieue : il s’invite dans votre environnement, vous abreuve de ses aventures à dormir debout, vous saoule de la saga ininterrompue de ses conquêtes.
Tel est Hébert, un « type », pas vraiment un brave type car il traficote, joue au chat et à la souris avec la maréchaussée, manque assez nettement de scrupules et considère que les « nanas », quelles qu’elles soient, incapables de résister à sa tchatche, n’attendent toutes que ça. Hébert ne vit (et il le fait intensément) que par son langage, à la fois inculte et orné, prolixe et parfois profond, saisi à la racine même de son élocution bâtarde par une capacité de mimétisme littéraire qui rappelle les plus grandes réussites d’un romancier aussi important – et injustement oublié – que Marcel Aymé. Capable comme lui de recréer la verve d’un prolo insupportable et touchant, l’auteur de Celles d’Hébert (il s’agit de « ses » femmes, bien sûr) fait non seulement preuve d’une maîtrise rare dans la captation d’un personnage, mais il réussit à le faire voir sans description précise et à restituer, en deçà des apparences assez peu sympathiques du mec, le fond de tristesse et de conscience de l’échec qui lui donne toute son authenticité d’homme.
Hébert est un pauvre diable, et cela d’abord parce qu’il est effectivement un pauvre, acharné par la parole à se constituer, contre les coups durs et la vacherie générale de l’existence, une armure de respectabilité, de dignité. Que cela émane du texte sans pathos, c’est un des mérites du romancier. Mais il nous séduit surtout par l’invention d’une langue, de différentes langues étrangères « donnant un sens plus pur aux mots de la tribu », ou, sinon plus pur, au moins tout autre. À cette faculté de création, et à elle seule, on reconnaît le véritable écrivain.
[Photo : Francesca Mantovani/Gallimard - source : www.en-attendant-nadeau.fr]
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