segunda-feira, 18 de novembro de 2019

Le traducteur trahi

Écrit par JEAN-PIERRE PISETTA

En 1983, troisième année de mes études supérieures de traduction, je dois choisir un texte à traduire pour mon travail de fin de parcours, à déposer en juin 1984. Sur une étagère de l’appartement de ma sœur où j’habite à l’époque,  je repère un livre italien dont la couverture est illustrée par un tableau de Folon. Amorosa presenza. Je ne connais pas l’auteur, Vincenzo Cerami. Je ne sais pas où ni pourquoi ma sœur a acheté un livre de cet écrivain dont le professeur de littérature italienne ne nous a jamais parlé. Je le lis sans prendre la peine de lui poser la question – j’habite chez elle parce qu’elle est à l’étranger – et suis aussitôt happé par cette histoire étrange, qui se déroule dans un monde indéterminé, très peu décrit, qui pourrait se situer dans n’importe quel pays du monde, une petite ville aux abords de la campagne. Seuls les prénoms italiens des personnages principaux – au nombre de deux, plus leurs doubles, les autres personnages de rencontre n’étant jamais nommés – semblent faire évoluer ce roman dans la Botte. Le style et le lexique sont plutôt ceux d’un poème en prose.
Je propose ce texte au professeur que j’ai choisi comme directeur de mon travail. Il le lit, le trouve plutôt ennuyeux, mais ne s’oppose pas à ce que je le traduise. Les difficultés que je rencontrerai pour faire paraître ma traduction par la suite étaient peut-être déjà annoncées dans la moue qu’avait faite ce professeur en me rendant le roman. Le principal, pensai-je, c’est que moi je fusse convaincu de mon choix.
Je traduis donc le roman après avoir demandé la permission à l’éditeur italien, qui me met en contact avec l’auteur. Aux vacances de Pâques de 1984, je vais le rencontrer à Paris où il travaille avec la troupe de théâtre qui a joué dans Le bal d’Ettore Scola. J’y assiste à la naissance d’un nouveau spectacle, naissance qui se déroule comme suit. Le chef de la troupe donne des indications aux acteurs, une espèce de canevas de la scène à jouer ; les acteurs improvisent, Vincenzo Cerami prend des notes. Une fois rentré dans son studio parisien, il écrit des dialogues basés sur ce qu’il a vu et entendu, remarques du metteur en scène comprises, et, le lendemain au théâtre, les acteurs et Cerami mettent dans un français jouable la version approximative, où restent des mots italiens, que l’écrivain a couchée sur le papier la veille. Présenté par Cerami comme son traducteur, je participe à une de ces séances de réécriture-traduction.
Je profite bien sûr de mon séjour de trois jours à Paris pour parler en tête à tête avec Cerami, de lui, de son œuvre et surtout des problèmes que j’ai rencontré dans la traduction de son roman. Il répond à mes questions et nous nous quittons en nous disant à bientôt.
Je ne le reverrai ni ne lui reparlerai jamais.
En juin, je présente mon travail de fin d’études : Vincenzo Cerami, traduction (intégrale) du roman Amorosa presenza précédée d’une introduction sur la vie et les œuvres (au nombre de cinq à l’époque) de l’auteur.
Comme Vincenzo Cerami me l’avait demandé, je lui envoie une copie de mon travail, envoi auquel il ne réagira pas, à ma grande déception.
Confiant dans les qualités du livre, j’entame alors des démarches pour faire publier ma traduction, une aventure qui durera trente-cinq ans. Trente-cinq ans pendant lesquels j’ai relu plusieurs fois mon travail – le texte en français –, que j’ai peaufiné, limé, récrit à chaque fois que je sollicitais un éditeur. Dix huit au total, environ un tous les deux ans. Certains refus ont été motivés : si le texte lui-même présentait des qualités, me disait-on, l’histoire n’était pas suffisamment prenante, contrairement à celle d’autres romans de l’auteur, par exemple La lepre [Le lièvre], déjà publié en français [sous le titre La lèpre !].
En mai 2019, a lieu à Bruxelles le Concours reine Élisabeth de violon. Les premières épreuves se déroulent dans un bâtiment de la place Flagey, ancien siège de la radio belge. Par un après-midi ensoleillé de ce mois de mai, je lis un article sur La montagne magique de Thomas Mann qui me donne envie de lire enfin ce roman. Non loin de la salle où se tiendra l’épreuve du jour au concours de violon, épreuve pour laquelle j’ai acheté une place, se trouve une librairie où je suis déjà passé une ou deux fois. J’appelle (je suis encore à l’université, où j’enseigne, et la librairie est sur mon chemin) et le libraire me confirme qu’il a bien un exemplaire de la nouvelle traduction de Mann. Je le réserve et passe la chercher avant de me rendre à la salle du concert. Le libraire me dit du bien de cette nouvelle traduction. Étant lui-même traducteur, il a pu l’apprécier. Et nous voilà en train de deviser de traduction. Mais il n’est pas seulement libraire et traducteur, ajoute-t-il, il est aussi éditeur. Jamais entendu parler de sa maison. Et que publie-t-il ? Il m’offre un de ses livres traduits de l’allemand, d’une écrivaine suisse qui m’est tout à fait inconnue. Et comme mon concert va bientôt commencer, nous en restons là mais je compte bien lui faire part de mes impressions sur le livre qu’il m’a remis, Anna & moi, d’Adelheid Duvanel.
Je le lis bientôt et suis ému par ces nouvelles, extrêmement brèves, dont l’histoire se déroule dans un monde vague, très peu dépeint, écrites dans un style raffiné, avec des mots choisis, on dirait des poèmes en prose. En les lisant, je me dis qu’un lecteur pressé pourrait s’ennuyer à leur lecture… et je pense, bien sûr, à ce roman qui s’empoussière dans mon bureau depuis des décennies, dont les caractéristiques s’apparentent à celles du livre qui m’a été offert par le libraire-éditeur.
Je lui envoie la traduction du roman de Cerami quelques jours plus tard, un vendredi. Il me répond le lendemain en me disant qu’il le lira dès qu’il aura un peu de temps. Ça commençait très mal : c’est en général ce qu’on dit quand on met un livre sur une pile, pile où il sera bientôt recouvert par ceux qu’on y accumulera par la suite.
Que non ! Le dimanche, je reçois un courriel dithyrambique : quelle merveille, quel chef-d’œuvre ! Comment est-il possible que des éditeurs m’aient remballé pendant si longtemps ? Quels éditeurs ?
Bref, il a lu le livre, d’une traite, semble-t-il, et sans s’ennuyer ! Je lui envoie la liste des dix-huit éditeurs à qui, en trente-cinq ans, je l’avais fait lire en vain. Certains d’entre eux étant prestigieux, il relit le roman une deuxième fois, pour s’assurer qu’il n’a pas rêvé et, le soir même, il m’écrit que non, ce n’était pas un mirage, ce qu’il a lu était bien réel et, si je suis d’accord, il met ma traduction à son programme éditorial.
Il y a des douches froides et des douches chaudes, celles sous lesquelles on passerait sa vie à se faire dorloter par une eau régénératrice.
Je n’en revenais pas. Comme l’éditeur ne connaît pas l’italien, je me propose de faire les premières démarches pour trouver les détenteurs des droits de traduction, chose que je sais malaisée parce que j’avais déjà essayé d’obtenir cette information en 2008, sans succès.
Je contacte alors une amie qui avait rencontré Cerami, qui lui avait même consacré deux livres et elle me parle d’une avocate qui, à une certaine époque, s’était occupée des droits de Cerami. Malheureusement, le cabinet où elle travaillait à Rome n’existe plus et, en tapant le nom de l’avocate sur la Toile, je découvre qu’elle a émigré à Paris où elle organise depuis plusieurs années un festival annuel consacré à la littérature italienne. Je lui écris, on se parle et la machine se met en branle, sur les bons rails. Quelques semaines plus tard, j’obtiens le nom de la personne à contacter pour les droits, ainsi que l’adresse électronique de l’épouse de Vincenzo Cerami, ou plutôt la veuve de Vincenzo Cerami, car l’écrivain est décédé en 2013. Elle me demande une copie de mon travail, que je lui envoie aussitôt.
Je passe le témoin à l’éditeur qui va se charger de la négociation des droits et moi, je me prépare à une énième et ultime relecture de ma traduction. Ma femme, qui est italienne et traductrice, me propose, « par sécurité », un oubli ou une mauvaise lecture étant toujours possibles lorsqu’on traduit, de me relire, en italien, tout l’original, pendant que je l’écouterais, ma traduction à la main. Nous décidons de travailler sur un chapitre par jour (le roman en contient 25, pour 143 pages). En un mois, nous aurons bouclé l’entreprise.
Rapidement, je me rends compte de la richesse lexicale de l’original, une richesse que le débutant d’il y a trente-cinq ans n’était sans doute pas à même d’affronter. Les choix de termes ainsi que les rapprochements de termes opérés par l’auteur, souvent inattendus, rarement prévisibles, parfois archaïques, avaient été émoussés, « normalisés » par le traducteur en herbe que j’étais. J’en avais fait un texte lisse, certainement fort lisible puisqu’il avait pu enthousiasmer mon éditeur, mais il fallait que je le revoie de fond en comble pour essayer d’être plus proche de l’original, de restaurer ce qui avait dû me sembler « bizarre » autrefois.
Je m’empresse d’écrire à madame Cerami pour qu’elle n’ouvre sous aucun prétexte le manuscrit que je lui ai envoyé, prétextant que ce n’était pas la version finale, que, dans un mois, elle recevrait une traduction revue et corrigée. Heureusement, elle n’avait pas encore eu le temps de s’occuper de cette relecture et elle attendrait donc le nouveau manuscrit.
C’est ainsi que j’ai peut-être compris pourquoi Vincenzo Cerami n’avait jamais répondu, en 1984, à l’envoi de mon travail. Il avait dû le trouver bien pâle, pas suffisamment audacieux, ne pas reconnaître ce texte qu’il avait voulu si différent de tout ce qu’il avait écrit avant et qu’il écrirait après. C’était un roman en prose, mais c’était l’œuvre du poète qu’il avait été et qu’il resterait jusqu’à la fin, malgré son succès de romancier, d’homme de théâtre et de scénariste (notamment de tous les films de Roberto Benigni). Et pour un poète, le mot, le choix du mot, est essentiel, il fait corps avec le fond, avec l’histoire.
Madame Cerami m’a envoyé, deux mois après avoir reçu la nouvelle version, une liste de 15 points sur lesquels elle aurait aimé que je me repenche. Connaissant sur le bout des doigts l’œuvre de son mari, étant totalement au fait de ses intentions, stylistiques ou autres, les plus profondes – je l’ai compris par nos différents courriers –, j’en ai conclu qu’à part ces quinze points que je me suis hâté de revoir, ma traduction avait enfin atteint un niveau qui aurait peut-être satisfait Vincenzo Cerami.
C’est fort de cette modeste satisfaction que j’ai remis le manuscrit final à mon libraire-éditeur. J’allais enfin pouvoir remplir une caisse de vieux papiers avec mes mille et un brouillons de cette traduction et les remplacer par un livre finement ouvragé, comme tous ceux qui sortent des presses de ce libraire.
Quelle n’a pas été ma stupéfaction de recevoir – deux semaines après avoir livré cette traduction, enfin fidèle, du roman de Cerami – un courrier dans lequel l’éditeur me signalait qu’après avoir comparé l’ancienne et la nouvelle version, il avait rapidement constaté que la première était de loin supérieure, à savoir ce texte que j’avais en effet remanié et pourléché pendant trente-cinq mais qui était à des années-lumière de l’original !
Je ne pouvais pas, ai-je aussitôt répondu, cautionner cette ancienne version. L’éditeur me demandait toutefois de constater qu’il y avait apporté des modifications, sur la base de la comparaison avec la nouvelle. En effet, sur le fichier qui m’était transmis, auquel on me priait de ne pas toucher, figuraient les changements, signalés sous la forme de post-it. Parmi les quelques dizaines de corrections ne se trouvait malheureusement presque aucune des erreurs de traduction que j’avais relevées en revoyant intégralement le texte.
J’ai alors procédé, dans les trois premiers chapitres de la nouvelle version et en me servant de l’ancienne qui avait été retenue, au surlignage en rouge de toutes les modifications que j’avais apportées. Quinze d’entre elles se situaient dans le chapitre 1, vingt et une dans le chapitre 2 et vingt-huit dans le chapitre 3. L’éditeur, dans la version avec post-it qu’il m’avait envoyée, n’avait retenu aucune de ces modifications dans le chapitre 1, en avait retenu trois dans le chapitre 2 et une seule dans le chapitre 3.
Lorsque je lui ai envoyé ces trois chapitres-test pour qu’il se rende compte de l’abîme qui séparait la version 1 de la version 2, lui demandant d’opérer une nouvelle correction sur la base de ces informations, il m’a répondu « qu’il n’était pas pointilleux au point de refaire un travail qu’il avait déjà effectué ».
J’ai reçu cette remarque comme un uppercut. Trente-cinq ans de travail, de remise sur le métier, n’étaient donc rien comparés à l’énergie – plusieurs heures, sans aucun doute –qu’avait déployée l’éditeur pour passer en revue deux textes, sans jamais se repencher sur l’original et donc en ne pouvant pas s’apercevoir que de nombreuses modifications de la nouvelle version étaient dues à d’anciennes erreurs de traduction que je n’avais décelées qu’en analysant le texte en vis-à-vis pendant un mois avec ma femme.
Je n’ai pas réfléchi longtemps. Après m’être remis de mon knock-out, j’ai écrit à l’éditeur que dans ces conditions, je ne voulais pas que mon nom apparaisse dans cette « merveilleuse traduction » qu’il s’apprêtait à publier et que je renonçais également au paiement de mes services, dont le règlement intégral avait été fixé par contrat à la sortie du livre.
Parallèlement, j’envoyais à l’épouse de l’écrivain les trois chapitres avec les modifications surlignées en rouge – dont certaines m’avaient été suggérées par elle-même – accompagnés de la version qui allait être publiée et dans laquelle seules quatre de ces modifications apparaîtraient, sur les 64 que j’avais effectuées.
Sa réponse a été « rassurante ». Même si elle m’avait félicité pour le travail accompli pour la nouvelle version, elle comprenait que l’éditeur pouvait quand même préférer une autre approche, et elle me demandait de ne pas commettre l’extrémité de renoncer à apposer mon nom sur le texte qui allait être publié.
Quant à l’éditeur, s’il reconnaissait que, pour une petite maison d’édition, l’économie de ma rétribution serait un poids en moins dans des frais toujours très élevés, il ajoutait que cet argent m’était dû, de même que la présence de mon nom sur sa publication. Il me demandait de lui confirmer dans les vingt-quatre heures que ma décision était bel et bien prise de renoncer à ma rétribution et de voir figurer, dans le roman, le pseudonyme que je lui avais fourni.
J’ai répondu, par retour de courrier, qu’il en était bien ainsi. Depuis lors, nous n’avons plus été en contact.
Je n’ai aucunement cherché à m’opposer à la publication de cette belle infidèle, d’une part, parce que j’avais signé un contrat dans lequel il était stipulé l’éditeur se réservait d’avoir le dernier mot en cas de contestation sur la traduction qui lui serait remise (et, lorsque j’avais signé ce contrat, j’étais à cent lieues de penser qu’il y aurait contestation en la matière), d’autre part, parce que je ne voulais plus remettre ce texte dans mes tiroirs et recommencer la recherche d’un autre éditeur. Puisque l’épouse de l’auteur elle-même ne s’opposait pas à cette publication, mon combat n’aurait pu paraître que comme une opiniâtreté déplacée, voire ridicule.
Pour moi-même, j’ai continué à surligner en rouge, dans les 22 chapitres restants de ma nouvelle version, les modifications que j’avais apportées à l’ancienne, et je suis arrivé au chiffre faramineux de 794 « aménagements » (nouvelles solutions de traduction plus proches de la lettre de l’original, corrections d’erreurs de lecture, rajout d’oublis ou de suppressions de texte, enlèvement d’ajouts inutiles, etc.). Sur ces 794 « nouveautés », seules 77 avaient été reprises dans la version « finale » avec post-it que m’avait envoyée l’éditeur.
Je peux enfin déposer ma plume. Mon investissement dans ce texte de Vincenzo Cerami prend fin avec le compte rendu de cette « trahison ». Mon honneur sera sauf puisque mon nom ne sera pas associé à la publication de cette belle infidèle. Quant à l’argent (une somme : 3 625 euros) que je n’ai pas souhaité recevoir pour un texte que j’avais renié, l’éditeur semble en avoir plus besoin que moi, pour l’instant du moins. Aurais-je fait là, somme toute, une bonne action ?

[Source : larepubliquedeslivres.com]

Sem comentários:

Enviar um comentário