Les chiffres les plus récents font état de 119 147 Français
inscrits en Afrique du Nord. Jimmy Jaeh/Unsplash, CC BY-SA
Écrit
par Giulia
Fabbiano
Anthropologue,
post-doctorante, Centre d'histoire du XXème siècle, Aix-Marseille Université
(AMU)
Alexandra
Poli
Sociologue,
École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
Liza
Terrazzoni
Post-doctorante,
géographe, CEMS/EHESS, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Qui sont les Françaises et les Français qui partent s’installer, pour des durées variables, dans un pays du Maghreb ?
Alors que le langage courant les qualifie tour à tour de « retraités », d’« expatriés », d’« entrepreneurs » ou de « binationaux », les spécialistes des migrations internationales s’y intéressent peu. Cela est particulièrement vrai en France où le champ d’études s’est constitué autour du « problème de l’immigration », en se concentrant longtemps sur la figure emblématique du « travailleur immigré » comme le rappelle le sociologue Abdelmalek Sayad.
Or les recherches que nous menons depuis plusieurs années au sein du programme Mobilités Nord-Sud montrent que la majorité des expériences individuelles de migration se situent à la croisée de logiques économiques, identitaires, hédonistes ou sentimentales.
Des migrations peu connues
Sous couvert d’une « mobilité » banalisée parce que privilégiée, l’estimation fiable de ces déplacements est difficile. Les sources statistiques locales ne sont pas systématiquement mises à jour et les chiffres fournis par les services consulaires français restent lacunaires. Les plus récents font état de 119 147 Français inscrits en Afrique du Nord dont 23 324 en Tunisie, 41 780 en Algérie et 54 043 au Maroc. Plus des deux tiers seraient des bi-nationaux selon le dernier Rapport du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
En raison du caractère facultatif de l’inscription auprès de représentations nationales à l’étranger, ces données ne sont qu’indicatives. Au Maroc, par exemple, le nombre de ressortissants français non-inscrits oscillerait entre 25 000 et 40 000 selon les sources ou comme le rapporte la sociologue Chloé Pellegrini.
Concernant les parcours de ces individus, une enquête effectuée en 2013 par la Direction des Français à l’étranger a montré que 6 % des 1 610 000 individus inscrits au registre mondial des Français établis hors de France résident dans l’un des trois pays du Maghreb. Si pour les autres destinations, la durée moyenne de résidence est comprise entre 1 à 5 ans, 42 % des Français présents au Maghreb y vivent depuis au moins 10 ans.
Par ailleurs, si 48,7 % indiquent séjourner en Afrique du Nord pour des raisons familiales ou personnelles, seulement 28,7 % le font pour des raisons professionnelles. Or, nos enquêtes mettent plutôt en garde contre la séparation du personnel et du professionnel, attirant l’attention sur les points de convergence entre l’un et l’autre.
Expatriation, tourisme, retour : des catégories réductrices
Derrière l’opacité statistique se donne à voir l’hétérogénéité et le dynamisme de ces mobilités. Les catégories traditionnellement utilisées – expatriation, tourisme, retour – montrent ici leurs limites. Non seulement ces termes demeurent le plus souvent approximatifs, mais aussi, dans certains cas, stigmatisants.
Ainsi en est-il, par exemple, du mot « expatrié », dit familièrement « expat ». Sur le plan juridique, il s’agit de professionnels missionnés par leur État de tutelle, ou par une entreprise, qui leur assure un système de protection spécifique et des ressources matérielles conséquentes dans l’exercice d’une fonction à l’étranger (voir la définition du Larousse, les sites service-public et diplomatie.gouv.fr).
Dans le langage courant, l’expression « expatrié » ne désigne toutefois pas uniquement ces professionnels, mais s’étend à tout ressortissant français vivant au Maghreb, et, plus largement, à toute personne issue d’un pays du « Nord » qui réside au « Sud ».
SofiLayla/Pixabay, CC BY-SA
|
Un imaginaire chargé de connotations négatives
Il faut ajouter que l’imaginaire qui accompagne ce terme est à tel
point chargé de connotations négatives, convoquant d’emblée le
privilège, l’entre-soi, le désintérêt, voire le mépris pour la société
locale, que bon nombre d’individus tiennent à s’en distancier.
Sophie, 38 ans, installée professionnellement en Tunisie depuis trois
ans et dont le mari et les deux enfants sont restés vivre en France,
fait par exemple valoir l’authenticité de son rapport à la société
locale :
« Pour moi, l’idée ce n’est pas de vivre dans une tour d’ivoire, ce n’est pas ma façon d’être. Et si j’ai fait le choix d’être proche de la vraie vie, d’aller au marché trois fois par semaine, ce n’est pas juste pour le fun, c’est pour vivre sur le terrain, vivre avec la population, comprendre aussi la situation du pays. C’est même le choix aussi d’habiter à l’Ariana plutôt que dans les quartiers aisés au nord de Tunis. J’ai eu l’occasion de rencontrer des gens qui sont là depuis 10, 15 ans, qui sont dans des administrations françaises, qui ont une vision… Moi je préfère être dans des quartiers plus populaires, loin des plages ».
On retrouve les mêmes limites terminologiques à propos de ces
Françaises et de ces Français qui passent la période hivernale dans les
stations balnéaires ou les villes du Maroc et de Tunisie.
Fethi Belaid/AFP
« La médina, c’est pour les touristes »
C’est aussi le cas des « camping-caristes », expression qui connaît d’année en année un succès grandissant au Maroc,
ou plus largement des nombreux retraités qui choisissent, plus ou moins
durablement, de s’implanter dans la rive sud de la Méditerranée.
La question de la durée et de la fréquence du déplacement, conjuguée à
celle des formes d’installation, appelle ainsi à réinterroger la
catégorie du tourisme et à penser ses continuums avec la migration. Au
Maroc, par exemple, de nombreux Français s’installent dans le
prolongement d’un séjour touristique, qui fut parfois très bref. Si les
Marocains les appellent parfois « les touristes qui vivent ici », ces
Français ne se reconnaissent pas comme tels et revendiquent bien être
des « installés ».
Anne, gérante de café à Essaouira explique :
« J’ai visité un local hier qui m’a bien plu, où je pourrais faire de
la cuisine, dans un autre quartier, à Azlef, où il y a beaucoup de
résidents. Je ne veux plus être dans la médina, c’est pour les
touristes ! Et, nous, les résidents, nous venons peu ici, même presque
jamais. Je vise une clientèle de résidents, maintenant ».
Vivre en camping-car au Maroc, un choix pour beaucoup de
Français. Pixabay, CC BY-SA
Les « binationaux » en question
La mobilité des descendantes et descendants d’immigrés maghrébins en
France – couramment appelé·e·s « binationaux » –, installé·e·s à divers
titres dans le pays des origines de la famille, renvoie à une autre
aporie des flux vers le Maghreb.
Régulièrement et maladroitement qualifié de « retour », ce type de mobilité
est ramené d’office à l’expérience migratoire des parents, que les
enfants parachèveraient en décidant de franchir le pas inverse.
Or, les acteurs démentent cette lecture circulaire et mettent plutôt
en avant des logiques qui leur sont propres. Neila, journaliste sur la
trentaine, habite à Alger depuis un an et demi au moment de notre
rencontre. Fille d’un couple mixte franco-algérien, elle explique :
« J’ai fait ce choix-là mais j’avais jamais mis les pieds en Algérie avant de débarquer en avril 2012 donc c’est pas un retour ! Beaucoup me disent “tu es retournée en Algérie” mais vu que je ne connaissais pas le pays, ce n’est pas du tout un retour, c’était une vraie découverte. Bon, j’y suis partie pour plusieurs raisons. D’abord parce que j’avais ce projet en tête depuis longtemps, je voulais connaître l’Algérie. Et je me suis dit que je ne voulais pas connaître l’Algérie juste de passage parce qu’on raconte tellement de choses, tellement d’images, tellement de vécu… Et donc je me suis dit, la meilleure façon de connaître ce pays, c’est d’exercer mon métier de journaliste. Parce que ça m’ouvrirait, voilà, je connaîtrais la société, plusieurs milieux… donc j’ai cherché du travail. Parce qu’aussi j’arrivais à la fin d’un contrat et j’avais aucune opportunité sérieuse en France. »
|
Pour cette catégorie d’individus, il est clairement question d’une
imbrication de facteurs où l’opportunisme professionnel rencontre
éventuellement le souhait de mieux connaître ses origines et, plus
rarement, de dépasser les situations de racisme et de discriminations
vécues dans l’hexagone.
Ajustements et nouveaux caps
La situation de départ initiale fait parfois l’objet d’ajustements
qui dessinent un nouveau cap. Sébastien, 37 ans, avait été envoyé à
Alger en tant que salarié d’un groupe français détaché en Italie. Les
possibilités du marché conjuguées à une qualité de vie somme toute
agréable l’ont poussé à revoir son installation et à créer sa propre
société.
D’autres se heurtent à des phénomènes de précarisation, dont les
formes, très variables, imposent parfois un retour en France ou un
départ vers un autre ailleurs. C’est le cas d’Alice, 19 ans, qui vit au
Maroc depuis un an au moment de l’entretien. Elle travaille dans une
boutique tenue par une Française pour un salaire marocain (2 500 dh soit
250 euros par mois) et ne sait pas si elle pourra rester, n’ayant pas
les moyens de créer sa propre entreprise.
La situation de départ initiale fait parfois l’objet d’ajustements qui dessinent un nouveau cap.
|
Le renouvellement des opportunités professionnelles, une rencontre
amoureuse, l’appartenance à un réseau d’interconnaissances,
l’amélioration de la qualité de vie, ou encore le sentiment de pouvoir
accéder à une mobilité sociale ascendante constituent autant de facteurs
susceptibles de reconfigurer (positivement) les parcours migratoires.
S’intéresser à ces expériences permet d’interroger les trajectoires
maghrébines des Françaises et des Français au-delà des stéréotypes et
des idées reçues qui les devancent et au sein desquels l’assignation à
la dimension du privilège s’impose le plus souvent.
Les auteures ont codirigé et publié l’ouvrage Les Migrations des Nords vers les Suds paru début 2019 chez Karthala.
[Source : www.theconversation.com]
Sem comentários:
Enviar um comentário