Malgré la loi de 1934, des rebelles
poursuivent les vinifications de six cépages interdits qui se cultivent sans
pesticide, dans l'espoir de les libérer.
Grappes de raisin. | jill111 via Pixabay
Écrit par Justine Knapp
«J'ai du noah, ça fait un vin fort, mais y a pas trop de jus. Je le vendais comme ça, en contrebande. Pas de nuit quand même.» Non, en plein jour, pendant ses jours de congés. Noé Chat est vigneron amateur dans les Cévennes ardéchoises, casquette d'ancien vissé sur la tête et visage ridé qui témoigne d'une retraite installée depuis un bail. Il cultive du noah, un des six cépages interdits par la législation européenne. Isabelle, clinton, jacquez, othello, herbemont et noah: l'énumération sonne comme une liste de mécréants à abattre. Mais c'est à l'arrachage qu'ont été condamnées ces six variétés de raisin le 24 décembre 1934.
À l'époque, les vigneronnes et vignerons
amateurs se sont opposés à l'interdiction qui, à leurs yeux, visait le vin du
peuple: sous la vigne cultivée sur treille, à deux mètres du sol, on faisait
pousser les légumes de son potager du dimanche. Ces mesures qui allaient à
terme raser ce tableau paysan bucolique n'ont pas empêché de dormir les
Cévenols qui ont laissé certains de leurs ceps en terre. Comme Noé Chat, André
Noël a ravivé sa mémoire face à la caméra de Stéphan Balay pour son documentaire Vitis prohibita consacré au sujet: «Mon père avait dit aux gendarmes: “On les a plantés, on
les arrache pas.”»
«J'ai compris qu'il y avait des enjeux sociaux et environnementaux très importants qui dépassent largement la petite histoire locale.»
Stéphan Balay, réalisateur
Depuis, rien n'a changé ou presque. En
2003, on cesse de les considérer comme «interdits» pour les basculer dans la
catégorie «non-autorisés». La culture et la consommation familiale sont
tolérées, la commercialisation bannie. Les confitures et le jus de raisin, oui,
le vin, non. Pourtant, des pros de la vigne ont repris les vinifications de ce
breuvage de grand-père –le leur, souvent– et poursuivent la tradition. Fin de l'état
de somnolence: on communique davantage sur l'espoir que représentent ces
variétés sur le plan environnemental.
Compte Instagram du documentaire Vitis prohibita
En l'occurrence, le
club maudit des six interdits ne réclame pas ou très peu de pesticides pour
produire du raisin. «Au départ, j'avais une vision
un peu folklorique du sujet: des anciens qui font du vin dans leur village à
côté d'une viticulture moderne, explique le réalisateur du
documentaire. J'ai compris qu'il y avait des enjeux
sociaux et environnementaux très importants qui dépassent largement la petite
histoire locale.»
Sacrifier les plus résistants
À l’origine, les réprouvés de la viticulture doivent leur sort à une série
de mesures symboliques. Au XIXe siècle, le
vignoble européen est ravagé par les maladies (l'oïdium, le phylloxera puis
le mildiou). Des pieds de vigne américains qui ne sont pas de la même espèce que nos
chardonnay, pinot ou syrah et qui résistent à ces maux traversent alors l'Atlantique
pour assurer à nouveau la bonne descente du vieux continent. «Ces
plants synthétisent eux-mêmes ce qu’on appelle des anticorps qui leur
permettent de résister à l’attaque de la pourriture, pose en 1981
l’illustre Jules Chauvet, vigneron, chimiste et précurseur de la vinification
naturelle dans un entretien, Le vin en question. Les sauveurs en question sont des croisements appelés
hybrides ou variétés.
Après l’heure de gloire, ils subissent de plein fouet un revirement de
situation dans les années 1930: le vignoble français produit trop de vin et il
faut sacrifier. Les plus résistants deviennent les bouc-émissaires. «Ils
étaient connus comme étant les plus productifs et les plus mauvais aussi!», explique Olivier Yobregat, ingénieur agronome-œnologie et responsable du matériel végétal à
l’Institut français du Vin et de la Vigne. L’industrie chimique et l'Institut
national de l'origine et de la qualité (Inao) (en charge des appellations
d'origine contrôlée [AOC], donc du «bon goût»), qui font leur nid à ce moment,
pèsent indirectement dans la balance des décisions. L’époque n’est pas à
l'absence de traitement et à la piquette. Quant au prétendu goût douteux de ces
hybrides, on est depuis revenu sur cette assertion: des années après, le
potentiel de ces jus a été révélé.
Tolérance des autorités
Qu’encourent celles et ceux qui s’attellent à la tâche de cultiver ces
cépages si particuliers? Sanitairement, rien. Ne craignons plus le vin qui rend
dingue ou bourré de méthanol. «Je pense qu’il y a une tolérance des
autorités», pose le réalisateur Stéphan Balay. «On parle de
quelques centaines de bouteilles en France, ce ne sont pas des hectares à perte
de vue mais quelques pieds par-ci, par-là», appuie Jean-Benoît Goulabert, membre de l’association Fruits
Oubliés qui milite pour la réhabilitation de
ces variétés.
Les chiffres en la matière sont inconnus. Quasi personne ne tente de vendre
officiellement ou, du moins, ne l’affiche pignon sur rue. «Par
principe, on n’en parle pas», ajoute Florence Monferran, historienne et vigneronne au Clos de Miège. Du côté des montagnes
cévenoles, le spectre de la répression plane. Une ferme auberge aurait fermé
administrativement pour avoir inscrit à sa carte le cru défendu, me dit-on par
deux fois sans pouvoir mentionner le nom de l’établissement en question. Nos
voisins ne sont pas moins prudents: en Italie, dans la région de Vénétie, la
fête annuelle du clinton (l’un des cépages interdits), qui réunit mille
producteurs, est maquillée en simples festivités de village pour éviter les
problèmes avec l’administration. Le risque: procès verbal et arrachage des
pieds par la répression des fraudes pour plantation illicite.
Mais aucune autorité n’est encore venue interrompre la fête
clandestine. «Ce n’est pas la priorité d’aller arracher, car il n’y a
pas d’enjeu économique aujourd’hui vu ce qu’il reste dans le vignoble, confirme
Laurent Mayoux, chef de service adjoint FranceAgriMer à la Direction régionale
de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (Draaf) en Occitanie, chargé
d’appliquer une partie des réglementations dans le secteur viticole. Il
y a un décalage entre le bruit qu’on fait autour et la réalité du terrain.» Pas
de quoi minimiser la loi pour autant: «Si un vigneron plante un hectare
pour vendre du vin en faisant du bruit à ce sujet, là, c’est sûr, il risque
d’avoir les gendarmes», prévient-il.
Désobéissance civique
Pour y goûter sereinement, l'entre-soi d'une association reste encore la
voie la plus sûre. Selon le montant de l’adhésion à ces groupements pour la
préservation du patrimoine, le nombre de bouteilles offertes varie. «Comme
la consommation familiale est autorisée, on devient une grande famille», condense
le réalisateur. Du côté des Cévennes, où la mobilisation est la plus
forte, Mémoire de la vigne, Mi-syrphe mi-raisin ou Fruits Oubliés
s’organisent. «Les membres vignerons amateurs amènent leurs raisins et
moi je vinifie le tout», explique Jean-Baptiste Goulabert, producteur
d’isabelle.
Au-delà du confort de ce circuit fermé, ces mêmes associations brandissent
régulièrement leur verre de clinton ou d’isabelle en guise de désobéissance
civique. Dégustations dans les conseils départementaux, ventes aux
enchères, plantations, etc. En 2016, José Bové a même fait le déplacement au Parlement européen pour faire tournoyer sous le nez des politiques quelques crus de vins
illégaux.
Au Salon du vin naturel Sous les pavés, la vigne!, à Lyon, en novembre 2018, Alain Dejean, du domaine Rousset-Peyraguey,
vend même sans sourciller une bouteille de noah à 5 euros, prix militant. Des
parfums très prononcés de framboise, confiture de framboise, fraise, voire
barbe à papa caractérisent ces variétés anciennes, ainsi qu’une acidité très
marquée que les années doivent impérativement calmer. La cuvée unique date
ainsi de 2010. Cette année-là, il a choisi exceptionnellement d’en vinifier un
lot pur, par souci de sensibilisation plus que par conviction gustative. «Peut-on
faire de très bons vins avec ces cépages? Je ne pense pas», tempère-t-il.
Lui a trouvé l’astuce et utilise le noah en assemblage de certains de ses
précieux sauternes naturels.
De l'espoir pour une viticulture sans
pesticide
Ne jamais dire carafe je ne boirais pas de ton vin: par la sélection sur
leurs terres, il est possible de faire évoluer ces cépages à travers le temps,
de conserver leur caractère résistant tout en exprimant au mieux leurs parfums.
Ces vignes américaines n’ont pas vocation à concurrencer la Romanée-Conti, mais
leurs caractéristiques se révèlent porteuses d’espoir pour une viticulture sans
pesticide.
«Moi, je prie qu'on me fasse un procès pour expliquer aux tribunaux à quel point il est aberrant qu’un noah résistant à toutes les maladies soit interdit.»
Alain Dejean, vigneron
Encore faut-il que l’Union européenne (UE) autorise le classement de ces hybrides dans les États membres qui le souhaiteraient pour une production
commerciale des vins (plantes et semences ne relèvent pas
du bien-commun). Pour le moment, seule la culture
commerciale est possible (comme en Italie avec l’isabelle), mais pour des
usages autres que la vinification. Du raisin de table, par exemple.
«Il faut déclencher quelque chose de fort entre l’administration, qui
choisit l’immobilité, et des gens qui peuvent porter ça, alerte Alain Dejean. Mon grand-père a refusé d'arracher en 1952. Il a payé une sacrée amende de 8.000 francs à l'époque.
Moi, je prie qu'on me fasse un procès pour expliquer aux tribunaux à quel point
il est aberrant qu’un noah résistant à toutes les maladies soit interdit», lance à la foule du salon le vigneron au verbe haut, qui avoue se
plaire, parfois, à extrapoler pour secouer.
Car, sans penchant gustatif des consommateurs et consommatrices, la
libération de ces hybrides interdits ne s’imposera pas: «Pas de
demande, pas de production. Pour donner un coup de pouce aux palais pas encore
habitués, cette histoire de rebelle m’aide, mais je perds de l’argent pour
démontrer que ça vaut le coup [vu les très faibles rendements
nécessaires pour en révéler les plus délicats arômes et les années de cave pour
atténuer l’acidité, ndlr].» De la même manière que le goût s’est
ouvert progressivement aux vins bio et nature, il peut toujours évoluer. Selon
André Deyrieux, consultant en patrimoines de la vigne et du vin et auteur d’À la rencontre des cépages modestes
& oubliés, si ces fameuses variétés ont disparu pour
des raisons de marché, c’est aussi pour des raisons de marché qu’elles peuvent
revenir.
Ainsi, en attendant que les vins plaisent au plus grand nombre,
leur rareté a déjà titillé la curiosité des œnophiles à l’affût de goûts qui
sortent des sentiers battus. Les clubs de dégustation contactent désespérément
les associations qui, pour éviter un glanage sauvage de quelques bouteilles,
restent discrètes sur les chiffres de leur production maison annuelle. Au salon
à Lyon, à la fin du week-end, Alain Dejean n’a pas rapporté un seul des
échantillons militants qu’il avait proposés à la vente.
[Source : www.slate.fr]
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