domingo, 14 de janeiro de 2018

Le chant du ghetto

David Krakauer joue samedi à Cully. Clarinettiste de Manhattan dont le klezmer frappe à toutes les portes, il appartient au renouveau culturel juif de New York, dont il évite les obsessions politiques.

Écrit par Arnaud Robert 

«Ils se cachaient. C'était un peu effrayant.» Un café français de l'Upper West Side, David Krakauer sirote un café trop dilué et parle des Juifs français. Le jour où le clarinettiste américain a exporté son klezmer de contrebande sur le continent vieux, il s'est trouvé confronté à une communauté discrète, pour laquelle le concept d'intégration déterminée flirtait avec la honte des racines. Arrivé de New York, où les bannières et les revendications identitaires ne font plus peur à personne, David décide alors de signer sur un label d'Amiens, Label Bleu, qui célèbre ses vingt ans samedi à Cully. Pour propager sa musique, juive et métisse, et s'éloigner peu à peu des sectarismes du renouveau culturel juif à Manhattan. Un grand écart, au fond, pour mieux se retrouver.
Petite histoire. C'était en 1992, à Munich. Un saxophoniste alto, veste de camouflage et kippa de combat, décide d'organiser une Kristallnacht aux mémoires longues. John Zorn convie un groupuscule d'improvisateurs pour ce concert, véritable acte de naissance de ce qu'il nommera plus tard la Radical Jewish Culture, drôle de phénomène politico-musical qui règne aujourd'hui encore sur l'avant-garde de New York, et par ricochet du monde. «Zorn m'a appelé pour aller à Munich commémorer la nuit de cristal de 1938. Il savait que je jouais déjà du klezmer. C'était beau. Tous ces jeunes juifs qui renouaient avec la fierté d'être eux-mêmes.» Cela tombe bien pour David Krakauer, dont la clarinette est sortie de la prestigieuse Juilliard School; il anime des bar-mitsva et cherche déjà à extraire le klezmer, cette musique confinée aux célébrations de la diaspora, de son ghetto.
Avec les Klezmatics, puis avec son groupe Klezmer Madness, David Krakauer développe en parallèle de sa carrière de concertiste classique (des années à Paris aussi, où il étudie et où son français se peaufine glorieusement), une approche contemporaine de la musique juive d'Europe de l'Est. DJ, funk, jazz, tout est bon pour l'associer au crissé-frotté d'une clarinette klezmer. Rapidement, de retour au Village, John Zorn fomente sa scène. Il crée un label, Tzadik, véritable plate-forme de l'émancipation sémitique et de la meilleure musique qui soit. Pour certains, l'étoile de David sur la porte de Zorn, la dédicace attendrie au fondateur du sionisme Theodor Herzl et le nom de baptême du quartette de Zorn (Masada, du nom de cette forteresse juive qui avait résisté à l'envahisseur romain par un suicide collectif), tout cela devient agaçant. Le pianiste Uri Caine, dont les parents lui ont appris l'hébreu et qui a été élevé dans la promesse du retour en Israël, s'interroge sur l'opportunisme d'un John Zorn revenu à ses origines sur le tard. Uri prend ses distances.
À Londres, Gilad Atzmon, saxophoniste de Tel Aviv, raille Zorn et ses compères, «ces Juifs qui se disent radicaux mais ne font que reproduire le mythe du peuple élu». Parfois, en effet, la détermination avec laquelle Zorn rallie des patrimoines entiers à sa cause (à la manière des mormons qui convertissent même les défunts), relève d'un prosélytisme étrange. Dans la série Great Jewish Composers, il publie des hommages à Serge Gainsbourg, à Dave Brukeck, des artistes qui n'avaient pas fait de leur confession un enjeu prioritaire. David soupire: «Il est peut-être allé trop loin. Mais la contribution des Juifs au jazz, par exemple, a souvent été occultée. Ce n'est que justice d'examiner ce corpus sous cet œil.» Krakauer, lui, anime longtemps un brunch klezmer, au club Tonic de Manhattan. Il se rend plusieurs fois à Cracovie, où l'émotion de retrouver la terre de ses aïeux le submerge et où il enregistre un concert. «Juifs de New York, on croit que retourner en Pologne ne va pas changer notre regard. C'est faux.» Pourtant, David Krakauer ne résume pas sa musique à un champ d'investigation. Il publie des tributs à Sidney Bechet («un père»), des compositions de Luciano Berio. Il se passionne pour le cosmopolitisme de sa ville, capable de réunir sur quelques kilomètres carrés de densité frénétique plusieurs mouvements communautaires (afro-américain, latino, européen) partis à la conquête du reste du monde. New York a mis le jazz et le rap dans les oreilles transatlantiques. Puis la salsa, le klezmer, tout ce qui traîne là finit partout. «Ma démarche n'a jamais été celle d'un défenseur de ma tradition contre celle des autres. Les Juifs, dans l'histoire, ont toujours joué un rôle de diffuseurs. J'aime cette idée.» Alors, entre ces créateurs, qui lorgnent sans réel projet idéologique du côté de l'extrême droite israélienne, et ces mélomanes, qui veulent surtout faire sortir ce qui a trop longtemps été remisé, la confusion pourrait s'installer.
Mais de Zorn qui hurle: «We are the Jews» au début de ses concerts, mais qui est aussi un fanatique de mélodies arabes et du Japon d'aujourd'hui, à Krakauer dont les titres se réfèrent aux douze tribus d'Israël, le public ne retient souvent que la qualité des ébats. Comme ils n'écoutent que d'une oreille les harangues séparationnistes de certains jazzmen noirs. Ou l'amour exclusif pour Ali des chanteurs pakistanais et celui, évangélisé, d'Al Green. Culture, religion, politique, les catégories tremblent. Ce qu'il reste, en somme: l'exigence profonde d'un engagement en musique. Et quelques bribes diffuses de trajectoire intime.
David Krakauer en concert. Soirée Label Bleu avec Magic Malik Orchestra et le Sacre du Tympan. Sa 1er avril, 20h30. Cully Jazz Festival. (http://www.cullyjazz.ch). Tél. 021/799 40 40.
David Krakauer en disques. «Bubbemeises: Lies My Gramma Told Me», «Live at Krakow» (Label Bleu/RecRec). John Zorn, «Kristallnacht» (Tzadik/Karbon).

[Source : www.letemps.ch]

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