Fin 2015, Araújo louche sur un poste à pourvoir à
la direction des affaires juridiques de la mairie de Salvador, sa ville natale.
Tout le monde l'encourage à déposer sa candidature, via une procédure de
discrimination positive qui venait d'être mise en place. «Ce poste de
procureur est pour toi, c'est obligé», lui dit son patron de
l'époque. «Si j'avais la chance de pouvoir passer par les quotas, je le
ferais», lui disent ses amis. «Et c'est ton cas, alors fonce!»
Depuis 2011, l’État de Bahia et sa capitale,
Salvador, avaient mis en œuvre une série de mesures visant à lutter contre les
inégalités raciales. Parmi ces législations, certaines interdisent de
discriminer les fidèles de religions afro-brésiliennes, d'autres sont à
l'origine d'un comité de défense contre le racisme institutionnel et d'autres
encore ont officialisé une politique de quotas dans le recrutement
administratif. Une évolution régionale dans la droite ligne de la
nationale, initiée
en 2010 avec la signature par Luiz Inácio Lula da
Silva, alors président, du Statut d'égalité raciale. Après des décennies à
lutter pour se faire entendre, les militants de la cause noire voyaient enfin
les préoccupations de la population brésilienne noire –certains chiffres en
font la plus importante en dehors du continent africain– devenir une priorité
politique.
Salvador, la «Rome noire» de l'Amérique
En 2012, la même année où Araújo obtenait son
diplôme, la Cour suprême fédérale du Brésil jugeait, à l'unanimité, de la
constitutionnalité des quotas
raciaux dans les universités. Deux ans plus
tard, Dilma Rousseff, à l'époque présidente, signait une loi garantissant 20%
des emplois du secteur public fédéral aux candidats s'identifiant comme negro –le
terme portugais autant employé par l'état civil brésilien que par les militants
noirs pour signifier une ascendance africaine, incluant les identités preto (noir)
et pardo (marron ou métis). À Bahia, les législateurs iront
encore plus loin, avec 30% des emplois administratifs étatiques et municipaux
réservés aux candidats noirs. Comme de nombreuses lois de ce genre
au Brésil, elles seront révisées dans dix ans.
Que Bahia possède la discrimination positive la plus énergique de tout
le Brésil fait sens d'un point de vue démographique. Depuis les années 1940,
Salvador se targue d'être la «Rome noire» de l'Amérique, une
réputation autant locale qu'internationale. Aujourd'hui, plus des trois-quarts
des baianos, comme on appelle les habitants de l’État,
s'identifient comme noirs ou marron. Selon le recensement le plus récent,
Salvador est la capitale la plus noire de tout le pays.
L'élite noire de Bahia aura chanté les louages de telles
législations –à l'instar du décret qui, à Salvador, formalise les quotas
raciaux dans les postes municipaux, comme celui sur lequel zieutait
Araújo. «Dieu merci! Cette mesure ne pouvait pas être plus appropriée»,
déclare ainsi dans un communiqué Luislinda Valois, l'actuelle ministre des
droits de l'Homme et la première femme noire à devenir juge au Brésil. «Bahia,
le berceau de la culture noire, a donné l'exemple grâce à Salvador».
Mais malgré l'enthousiasme général, Araújo n'était pas très à l'aise
avec cette histoire de quotas. Elle craignait que ses futurs collègues ne la
dévalorisent et croient ses scores inférieurs à ceux des recrutés par la voie
normale. Un stéréotype dont elle avait d'ores et déjà souffert: en apprenant
qu'elle avait obtenu un diplôme de droit d'une université fédérale, une de ses
connaissances lui avait dit: «Oh, mais toi tu es une cotista»
–le mot portugais pour signifier les étudiants ou les employés ayant profité de
la discrimination positive. Un terme qui, selon le contexte, peut être neutre
ou dépréciatif. En réalité, son entrée à l'université ne devait rien aux
quotas.
«Mais j'ai fini par
comprendre que cela n'avait aucune importance que je sois ou non arrivée là
grâce à la discrimination positive», explique-t-elle, «les gens pensent toujours que je suis
une cotista, parce qu'ils vous jugent sur la couleur de votre
peau».
Araújo suivra donc les conseils de ses amis. En 2015, elle dépose sa
candidature pour le poste de procureur à la direction des affaires juridiques
de Salvador. Sur son formulaire, à la case «race», elle indique pardo.
Jamais elle n'aurait pu imaginer qu'un an plus tard, elle allait être
disqualifiée pour le poste, menacée de poursuites pénales pour fraude et, dans
sa ville natale, vouée aux gémonies par la communauté des militants noirs.
«L'identité noire a été fortement déstigmatisée»
Au Brésil, le dernier décompte de la population date de 2010. Pendant
trois mois, d'août à octobre, des agents recenseurs sont entrés dans 67,6
millions de foyers, répartis dans les 5.565 municipalités que comptait le pays
à l'époque, pour les questionner sur le statut marital, le niveau de vie,
d'études ou encore l'identité raciale de leurs membres, entre autres sujets.
Les résultats révélèrent quelque chose de remarquable: pour la première fois
depuis le XIXe siècle, le Brésil dénombrait davantage de
citoyens non blancs que de blancs. La croissance démographique était la plus
élevée parmi les pardos –les individus s'identifiant comme
marron ou métis. Si le nombre de blancs et de preto n'avait
quasiment pas bougé, les pardos étaient passés de 38,5% à
43,1% de la population entre 2000 et 2010 –une évolution que les actes de
naissances et de décès ne pouvaient pas expliquer à eux seuls.
Un changement démographique qui fera les gros titres. Pour le bureau du
recensement, et de nombreux universitaires, ces résultats laissaient entendre
que beaucoup de Brésiliens qui se donnaient auparavant un mal de chien pour
passer pour blancs étaient désormais fiers de se désigner comme pardo. «Pour
les spécialistes, cela signifie que l'identité noire a été fortement
déstigmatisée», explique Verônica Toste Daflon, sociologue et auteure d'un
livre sur le sujet.
Cette croissance de l'identification pardo coïncidait
avec une meilleure prise en compte politique et médiatique du vécu
afro-brésilien. Depuis des années, les débats sur l'identité et la fierté
noires, et la nécessité de mesures réparatrices pour des injustices
historiques, avaient peu à peu conquis l'opinion publique. En juin 2010, juste
avant le démarrage du recensement, le Brésil adoptait le Statut d'égalité
raciale. Entre autres mesures, la loi exigeait la modification des programmes
d'histoire dans les établissements publics pour offrir une meilleure place au
passé afro-brésilien. Elle ordonnait aussi aux organismes gouvernementaux de
favoriser la diversité ethnique dans leurs rangs. Si le texte ne disait rien
des quotas raciaux, il allait ouvrir la voie à l'édifice législatif qui,
quelques années plus tard, les fera entrer à l'université et dans
l'administration. «Je ne sais pas si nous pouvons séparer des mesures
comme celles sur les quotas raciaux de l'auto-valorisation qui se faisait de
plus en plus prégnante chez les Brésiliens non blancs», ajoute Daflon. À
leur racine, les «quotas sont une manière d'admettre des injustices
passées». Vis-à-vis de luttes spécifiques, ils génèrent un sentiment de
fierté.
Nous ressemblerons tous aux Brésiliens
Le Brésil est célèbre pour sa diversité ethnique, un cocktail racial
souvent porté aux nues. En 2012, dans une interview sur Live Science,
Stephen Stearns, biologiste évolutionnaire de Yale, cherchait à illustrer
l’homogénéisation génétique de l'humanité. Dans quelques siècles, avait-il
déclaré, nous ressembleront tous aux
Brésiliens. Dans les années 1940, des sociologues parmi les
plus éminents du Brésil avaient assimilé le pays à une «démocratie
raciale» –bien plus proche du melting pot idéal que
les États-Unis de l'époque. Sauf que si le pays pouvait effectivement se targuer
d'une plus grande harmonie inter-communautaire, la formule occultait toute la
violence historique qui avait forgé sa population multiraciale.
De fait, le Brésil aura déporté et réduit en esclavage onze fois plus
d'Africains que l'Amérique du Nord coloniale. Le pays sera aussi le dernier du
monde occidental à abolir l'esclavage, en 1888. À côté des 5,5 millions
d'esclaves africains débarqués sur les côtes brésiliennes, les colons portugais
représentèrent une fraction minime de la population coloniale. Des hommes, pour
la vaste majorité d'entre eux, qui allaient s'unir avec des indigènes ou des
esclaves –en général en faisant usage de la force. Pour reprendre les termes du sociologue Edward Telles,
les «métis brésiliens ont été en grande partie engendrés par la
violence sexuelle durant toute l'époque de l'esclavage».
Mais même avant l'abolition de l'esclavage, les métis issus de ces
unions jouissaient de libertés plus grandes que celles accordées aux individus
à la peau plus sombre. Bon nombre feront fortune dans l'agriculture et certains
atteindront même des hauteurs stratosphériques, à l'instar d'André Rebouças,
petit-fils d'une esclave et l'un des ingénieurs les plus réputés du Brésil au
XIXe siècle. Au tournant du XXe siècle, une
hiérarchie complexe fondée sur la couleur de peau, les traits du visage, la
texture capillaire, l'éducation et l'élocution, entre autres caractéristiques,
en viendra à gouverner le contrat social brésilien.
Contrairement aux États-Unis, après l'abolition de l'esclavage, le
Brésil n'a pas mis en place des mesures ségrégationnistes ou prohibant la «miscégénation» (ou
croisement entre races), ce qui fait que les relations raciales évolueront dans
une relative fluidité. Et contrairement aux États-Unis, où il suffisait d'avoir
un lointain ancêtre noir pour être officiellement caractérisé comme tel, les
Brésiliens en viendront à définir la négritude sur des critères physiques.
Selon le sociologue Oracy Nogueira –sans doute l’universitaire brésilien le
plus influent sur la question de la construction raciale –le concept de «passing» n'a
aucun sens au Brésil, vu qu'il suffit d'avoir l'air blanc pour l'être.
À l'origine, les quotas mis en place dans les universités et
l'administration étaient un moyen de lutter contre ce colorisme endémique –les
privilèges accordés aux peaux claires, aux dépens des foncées. Les militants de
la cause noire n'ont de cesse de souligner l'importance de la représentation
des noirs à des postes de pouvoir –surtout lorsque votre peau ou vos traits
vous empêchent de jouir de la fluidité raciale susceptible de vous caractériser
comme blanc. Ce qui explique pourquoi ces militants en veulent de plus en plus
aux pardos qui, à leurs yeux, semblent tirer profit de la
discrimination positive. Une législation emportée de haute lutte et qui n'était
pas faite pour eux au départ.
Le soap opéra racial
«J'ai toujours suspecté que c'était lié à mes
cheveux», déclare Araújo pour parler du «soap opera racial» dans
lequel elle est embarquée depuis son dépôt de candidature. Sur la photo jointe
à son questionnaire –une obligation pour tous les candidats s'identifiant
comme preto ou pardo– ses cheveux lissés tombent
en rideau derrière ses épaules. Un style qui n'a rien de naturel. Sur ses
photos d'adolescente, Araújo révèle une épaisse crinière bouclée. «Ma
coiffure est un choix personnel», explique-t-elle, «ça me facilite
la vie, c'est tout».
Aujourd'hui, Araújo a 28 ans. Durant son enfance, elle a toujours été
l'une des plus foncées de sa famille. «La peau de ma sœur est un peu
plus claire que la mienne», dit-elle. «Plusieurs de mes cousins
sont blonds. Et j'ai toujours été la pretinha de la famille».
(«La petite noire», un terme très affectif utilisé dans le cercle
intime). «J'ai toujours eu l'air différente», ajoute Araújo, «et
ma mère m'a élevée de telle sorte que je ne me sente jamais inférieure à cause
de la couleur de ma peau».
Enceinte de son premier enfant, elle vit avec son fiancé, avocat lui
aussi, dans un appartement chichement meublé de Santarém, dans l’État de Pará.
Ils s'y sont installés récemment, après avoir tous les deux été embauchés par
le ministère de la justice de l’État. (Contrairement à Bahia, Pará n'a pas mis
en place de quotas raciaux pour les postes gouvernementaux; Araújo a obtenu son
emploi par la voie générale, la seule et unique voie d'admission possible).
Le poste qu'elle voulait, bien évidemment, c'était celui de procureur à
la direction des affaires juridiques de Salvador. Elle avait réussi la première
étape des admissions, soit trois longs examens. En mars, la direction postait
la liste des candidats ayant obtenu un score suffisamment élevé pour accéder à
la seconde étape –la comparaison des C.V.
Araújo savait que l'étape suivante était celle de la vérification
raciale. Le document officiel annexé au dossier de candidature stipule
effectivement que les candidats ayant franchi le premier palier seront soumis à
un examen de vérification «pouvant prendre la forme d'une analyse
photographique». Des instructions similaires à celles que l'on trouve
dans d'autres administrations aux quatre coins du pays et que le système
judiciaire brésilien considère comme légitimes. En août 2016, le ministère
brésilien de la fonction publique, soulignant le besoin urgent de lutter contre
la fraude raciale, envoyait des directives à tous les organismes
gouvernementaux pour les enjoindre à créer des «commissions de
vérification composées de membres répartis selon leur genre, leur race et leur
origine géographique». Sauf que l’application de ces directives n'est pas
standardisée et les stratégies de vérification peuvent énormément varier d'une
région à l'autre.
Dans le cas de la direction des affaires juridiques de Salvador et du
poste de procureur, le protocole comprenait l'analyse d'une photo et d'un
questionnaire d'une page. «À l'époque, l'idée d'un processus de
vérification m'a paru sensé», précise Araújo. Mais les questions
–comme «êtes-vous ou avez-vous été en couple avec une personne noire ou
marron?» et «la majorité de vos idoles sont-elles noires ou
marron?»– la prennent par surprise. «Je les ai trouvées
offensantes», dit-elle. «Je ne crois pas qu'elles aient quoi que ce soit
à voir avec la manière dont une personne définit son identité raciale».
Déterminer qui est noir et qui est blanc
Même parmi les plus célèbres militants noirs à avoir mené les débats sur
la nécessité des commissions de vérification, tout le monde n'est pas d'accord
sur les bonnes méthodes à suivre pour les mettre en œuvre. Lívia Sant’Anna Vaz,
procureure et coordinatrice d'un groupe de défense des droits de l'Homme et de
lutte contre les discriminations au sein du Bureau du procureur général,
rejette le questionnaire qu'Araújo a eu à remplir. «Avoir des idoles
noires ne vous dit pas si la personne l'est ou non», précise-t-elle. Selon
Vaz, les tests devraient porter sur les caractéristiques phénotypiques des
candidats: les traits de leur visage, leur type de peau et de cheveux. «Au
Brésil, le racisme porte surtout sur les traits physiques, pas sur
l'ascendance», ajoute Vaz.
Selon Friar David Santos, directeur de l'association Educafro et l'un
des militants de la cause noire les plus célèbres du Brésil, les comités
d'admissions devraient mettre en place un processus d’élimination progressive
pour les candidats non blancs. «Les pretos devraient être
admis immédiatement, suivis des pardos à la peau sombre»,
me dit-il. «Les pardos intermédiaires? Seulement s'il
reste des places. Et les quotas devraient totalement exclure les pardos à
la peau claire».
La commission, composée de trois personnes anonymes, en charge de
l'analyse du questionnaire et de la photo d'Araújo, rendra son verdict en mai:
la candidate ne manifestait pas le «phénotype afro-descendant» requis
pour être qualifiée de pardo. Sans plus d'explications. De
fait, rien de l'y obligeait. La confidentialité de ces commissions suscite
beaucoup de consternation depuis que la Cour suprême fédérale du Brésil les a
jugées constitutionnelles en 2012. Selon Gilmar Mendes, un juge néanmoins
favorable à la décision de 2012, les systèmes de vérification sont «difficiles
à justifier» et «loin d'être infaillibles».
«Il semble que nous ayons offert à ce groupe
soi-disant éclairé un pouvoir que personne ne veut posséder», écrit
Mendes dans son avis «pour déterminer qui est noir et qui est blanc
dans une société profondément métissée». Le juge met en garde contre
des «erreurs involontaires», mais aussi «totalement
volontaires» dans la caractérisation identitaire des candidats. En
concluant que «le concept de tribunaux raciaux évoque des précédents de
bien sinistre mémoire».
Choquée par la décision de la commission, Araújo se pourvoit en
appel. «Sans doute que la “rigueur raciale” utilisée par la commission
s'inspire des tribunaux aryens de l'Allemagne nazie!» écrit-elle dans
son dossier. Les membres anonymes de la commission réviseront alors leur
jugement: la voilà finalement qualifiée pour l'admission sur quotas. «Après
l'examen attentif de la photographie communiquée», écrit l'un des
vérificateurs, «J'estime que la candidate est bien noire (preto ou pardo)».
Araújo revient alors dans la course pour devenir procureur de la ville
de Salvador. Le 18 mai 2016, soit quasiment neuf mois après le dépôt de sa
candidature, la direction publie les résultats finaux sur internet: Araújo est
arrivée troisième, sur les plus de 1.000 juristes à avoir candidaté par la voie
des quotas.
Les candidats, originaires des quatre coins du Brésil, ont cinq jours
après la publication de la convocation électronique pour se rendre à Salvador.
À l'époque, Araújo vit dans l’État d'Amazonas et n'a pas d'autre choix que de
prendre un billet d'avion de dernière minute «extrêmement cher».
Erick Magalhães Santos, un autre candidat à la peau sombre vivant à Brasília,
soit à près de 1000 kilomètres de Salvador, estimera pour sa part les coûts
trop importants pour les bénéfices escomptés. «J'ai pensé que mes notes
n'étaient pas suffisantes pour me permettre d'obtenir le poste au final»,
m'explique-t-il. S'ils ne se présentent pas, comme Santos, les candidats sont
disqualifiés.
«Je me suis
sentie comme un animal de zoo» - Maíra Mutti
Araújo
La session de vérification, organisée un mercredi durant les heures de
travail, est ouverte au public. Quelques personnes extérieures sont là, mais le
gros de l'assistance est composée des candidats en passe d'être
inspectés. «On se regardait tous en chien de faïence, à se jauger les
uns les autres» précise Araújo. «Tout le monde semblait très
mal à l'aise d'être là». L'un après l'autre, les candidats sont appelés
devant cinq experts –«tous preto, aucun pardo»–
assis en rang sur une estrade. Lorsque son tour arrive, Araújo, comme tous les
autres candidats, leur tend sa carte d'identité et prend place. «Je me
suis sentie comme un animal de zoo», dit-elle, tandis qu'ils examinaient
son apparence en chuchotant. Selon Araújo, son passage n'aura pas duré plus de
trois minutes. Et la seule fois où les vérificateurs lui adresseront la parole,
ce sera pour qu'elle leur confirme son nom de famille.
Les résultats sont ensuite postés sur le site d'admission: treize
candidats sont officiellement admis comme noirs ou marron, tandis que neuf
voient leur auto-identification rejetée. Araújo fait partie de cette dernière
liste. Ce qui signifie qu'elle est non seulement exclue de la procédure
d'admission sur quotas, mais qu'elle est aussi disqualifiée pour le poste de
procureur. Sur les neuf exclus, huit font appel de la décision. La direction
des affaires juridiques de Salvador rejettera non seulement ces appels, mais se
tournera vers le Bureau du procureur général pour statuer de l'éventualité de
poursuites contre les candidats, accusés d'avoir volontairement menti sur leur
identité raciale, ce qui est illégal au Brésil. Six des huit réprouvés –dont
Araújo– déposent alors une injonction préliminaire pour voir leur nom regagner
la liste d'admission sur quotas. Le 15 août 2016, le ministère de la justice de
Bahia statue en faveur d'Araújo.
Dans une contre-injonction de quarante pages visant à bloquer le retour
d'Araújo sur la liste d'admission sur quotas, la direction des affaires
juridiques de la mairie de Salvador admet –et la chose est notable– qu'Araújo
est bien pardo, mais que sa peau est trop claire pour courir un
risque de discrimination.
«C'est indéniable», peut-on lire dans la contre-injonction, «Eu
égard aux mesures de discrimination positive dont le but principal est
d'atteindre l'égalité, les postes réservés aux candidats admis sur quotas
raciaux ne doivent pas être obtenus par n'importe quel pardo. Il
est nécessaire de prendre en considération la couleur de peau et les traits
phénotypiques du candidat».
En outre, la contre-injonction statue qu'Araújo ne possède non seulement
pas la bonne couleur de peau, mais aussi qu'elle ne témoigne pas des «éléments
esthétiques et culturels»caractéristiques d'une Brésilienne noire. Avant de
conclure qu'il serait dès lors inapproprié pour des individus «sans
réelle identification à la cause raciale» d'occuper des postes
haut-placés dans l'administration judiciaire municipale de Salvador.
Sauf que jamais sur l'annonce d'ouverture de poste, publiée en août
2015, il n'était fait de distinction entre les pardos, triés selon
leur risque de discrimination. À l'inverse, elle indiquait bien aux putatifs
candidats d'indiquer leur race en s'identifiant comme preto ou pardo,
en accord avec les termes du bureau du recensement brésilien. Au sein de
l'IBGE, l'acronyme sous lequel le bureau est le plus fréquemment désigné, preto et pardo sont
les deux sous-catégories non blanches de l'identité noire (negro). Dès
lors, la définition de l'annonce correspond à celle donnée par le Statut
d'égalité raciale, ratifié en 2010, mais aussi à toutes les législations grâce
auxquelles la discrimination positive a été depuis mise en œuvre dans le pays.
À l'instar de l'IBGE, les militants de la cause noire incluent à la fois
les pretos et les pardosdans leur définition des
individus noirs et réunissent les deux groupes en un seul –les «no blancs»–
quand il s'agit de discuter des inégalités raciales –vis-à-vis des «blancs».
«Les lois brésiliennes en
faveur de l'égalité raciale ont été conçues en tenant compte de ce groupe très
conséquent», explique Daflon, la
sociologue spécialiste de l'identité pardo. «Et maintenant que les lois
sont appliquées, qui en profite?»
Le rejet d'une identité
Après plus d'un an d'un périple kafkaïen au sein de la bureaucratie de
la vérification raciale de Salvador, l'histoire d'Araújo met en lumière un
conflit irrésolu au cœur de l'identité brésilienne. Et soulève aussi de bien
difficiles questions sur la négritude, l'appartenance et la discrimination dans
un pays célèbre pour sa diversité ethnique.
Le 27 avril 2017, l'injonction d'Araújo –annuler la décision de la
commission de vérification qui ne la caractérisait pas comme noire –est passée
en jugement (avec celle d'un autre candidat, dont la requête reposait sur les
mêmes arguments). L'audience attirera des dizaines de manifestants, y compris
des professeurs d'université et même un membre du conseil municipal. Le procès
suscitera aussi des sit-ins et la réprobation de militants noirs opposés à
Araújo –coupable de fraude raciale à leurs yeux– et à sa volonté de recouvrer
son identité pardo. L'avocate d'Araújo, Vivian Vasconcelos,
recommandera à sa cliente de ne pas venir à l’audience, vu que sa présence
n'était pas requise, afin d'éviter une confrontation houleuse avec la foule.
Araújo suivra ce conseil.
«Je veux me protéger», dit-elle, «surtout
maintenant que je suis enceinte». Vasconcelos, qui est noire, a été vouée
aux gémonies pour avoir accepté le dossier d'Araújo. «On m'a dit “tu es
noire, comment tu peux défendre quelqu'un qui ne l'est pas”», m'explique
l'avocate. «Mais [Araújo] est pardo, elle est en droit de
profiter des mesures de discrimination positive».
Le verdict tombera l'après-midi même: le président de la cour maintient
l'exclusion Araújo de la procédure d'admission sur quotas, mais l'autorise à
rejoindre la voie générale. Elle n'est pas non plus poursuivie pour fraude
raciale. Mais pour Araújo, ce n'est pas une victoire et elle interjette une
nouvelle fois appel. À l'heure de rédiger cet article, la procédure est
toujours en cours. Même si elle n'a plus envie de travailler à Salvador, «c'est
une question de dignité personnelle», explique-t-elle. «Il faut que
je nettoie ma réputation professionnelle». Tant que le rejet de son
identité pardo demeure, Araújo a officiellement commis une
fraude raciale.
La municipalité de Salvador, non plus, ne considère pas la décision du
tribunal comme une victoire. Dans un e-mail, la direction des affaires
juridiques affirme qu'elle se pourvoira en appel pour s'assurer qu'Araújo reste
à la fois exclue de la procédure d'admission sur quotas et de la générale,
comme «il était stipulé dans l'annonce d'ouverture de poste». (De
fait, en août 2015, l'annonce précisait que les «candidats fraudeurs
seront exclus de la procédure»). La municipalité de Salvador entend
poursuivre de la sorte tous les autres candidats s'étant identifiés comme
afro-descendants «avant que la commission de vérification ne les
déclare inéligibles à la procédure d'admission sur quotas».
«Toute ma vie je me suis vue d'une certaine
manière», ponctue Araújo, «et maintenant on me dit que ce n'est pas ce
que je suis».
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