terça-feira, 8 de agosto de 2017

Le combat d'une Brésilienne jugée pas assez noire pour devenir procureure

Les épreuves subies par une jeune juriste soulèvent de difficiles questions sur la race, l'appartenance et la bureaucratie de la discrimination positive dans un pays glorifié pour son histoire égalitaire.
Maíra Mutti Araújo chez ses parents à Salvador, Bahia, en juin 2017 | EDGAR AZEVEDO / Foreign Policy

Écrit par Cleuci de Oliveira

Lorsque Maíra Mutti Araújo parle, son accent est immédiatement reconnaissable aux oreilles brésiliennes. C'est celui de Salvador de Bahia, une ville côtière au nord-est du pays, autant célèbre pour ses plages que pour la richesse de son héritage africain. Tout comme sa mère, Araújo est née et a grandi à Salvador. Son père, lui, vient d'un petit village à huit heures de route de là, mais s'est installé dans la capitale au moment de ses études supérieures. Elle a les traits de sa mère –un nez large, des lèvres pleines– et la peau café au lait de son père. 

Araújo vient d'une famille cultivée. Ses parents se sont rencontrés à l'université, durant leurs études de chimie –qu'il enseignent aujourd'hui tous les deux au collège. Son diplôme de droit lui vient de l'Université fédérale de Bahia, l'une des plus prestigieuses du pays. C'est pendant ses études qu'elle a eu l'idée d'une carrière dans la fonction publique. Étudiante, elle fait un stage au bureau du procureur général fédéral à Salvador. Après son diplôme, elle obtient un poste d'analyste à Manaus, dans l’État d'Amazonas, au sein de l'équivalent brésilien de la Cour des comptes. Son objectif: devenir procureur. «J'adore plaider», explique Araújo, «tout le processus qui va de l'arrivée du dossier à la solution que l'on va trouver». En tant que procureur «vous êtes responsable de l'avancée du dossier. Le résultat dépend de votre approche».

Fin 2015, Araújo louche sur un poste à pourvoir à la direction des affaires juridiques de la mairie de Salvador, sa ville natale. Tout le monde l'encourage à déposer sa candidature, via une procédure de discrimination positive qui venait d'être mise en place. «Ce poste de procureur est pour toi, c'est obligé», lui dit son patron de l'époque. «Si j'avais la chance de pouvoir passer par les quotas, je le ferais», lui disent ses amis. «Et c'est ton cas, alors fonce!»

Depuis 2011, l’État de Bahia et sa capitale, Salvador, avaient mis en œuvre une série de mesures visant à lutter contre les inégalités raciales. Parmi ces législations, certaines interdisent de discriminer les fidèles de religions afro-brésiliennes, d'autres sont à l'origine d'un comité de défense contre le racisme institutionnel et d'autres encore ont officialisé une politique de quotas dans le recrutement administratif. Une évolution régionale dans la droite ligne de la nationale, initiée en 2010 avec la signature par Luiz Inácio Lula da Silva, alors président, du Statut d'égalité raciale. Après des décennies à lutter pour se faire entendre, les militants de la cause noire voyaient enfin les préoccupations de la population brésilienne noire –certains chiffres en font la plus importante en dehors du continent africain– devenir une priorité politique.

Salvador, la «Rome noire» de l'Amérique

En 2012, la même année où Araújo obtenait son diplôme, la Cour suprême fédérale du Brésil jugeait, à l'unanimité, de la constitutionnalité des quotas raciaux dans les universités. Deux ans plus tard, Dilma Rousseff, à l'époque présidente, signait une loi garantissant 20% des emplois du secteur public fédéral aux candidats s'identifiant comme negro –le terme portugais autant employé par l'état civil brésilien que par les militants noirs pour signifier une ascendance africaine, incluant les identités preto (noir) et pardo (marron ou métis). À Bahia, les législateurs iront encore plus loin, avec 30% des emplois administratifs étatiques et municipaux réservés aux candidats noirs. Comme de nombreuses lois de ce genre au Brésil, elles seront révisées dans dix ans.

Que Bahia possède la discrimination positive la plus énergique de tout le Brésil fait sens d'un point de vue démographique. Depuis les années 1940, Salvador se targue d'être la «Rome noire» de l'Amérique, une réputation autant locale qu'internationale. Aujourd'hui, plus des trois-quarts des baianos, comme on appelle les habitants de l’État, s'identifient comme noirs ou marron. Selon le recensement le plus récent, Salvador est la capitale la plus noire de tout le pays.

L'élite noire de Bahia aura chanté les louages de telles législations –à l'instar du décret qui, à Salvador, formalise les quotas raciaux dans les postes municipaux, comme celui sur lequel zieutait Araújo. «Dieu merci! Cette mesure ne pouvait pas être plus appropriée», déclare ainsi dans un communiqué Luislinda Valois, l'actuelle ministre des droits de l'Homme et la première femme noire à devenir juge au Brésil. «Bahia, le berceau de la culture noire, a donné l'exemple grâce à Salvador».

Mais malgré l'enthousiasme général, Araújo n'était pas très à l'aise avec cette histoire de quotas. Elle craignait que ses futurs collègues ne la dévalorisent et croient ses scores inférieurs à ceux des recrutés par la voie normale. Un stéréotype dont elle avait d'ores et déjà souffert: en apprenant qu'elle avait obtenu un diplôme de droit d'une université fédérale, une de ses connaissances lui avait dit: «Oh, mais toi tu es une cotista» –le mot portugais pour signifier les étudiants ou les employés ayant profité de la discrimination positive. Un terme qui, selon le contexte, peut être neutre ou dépréciatif. En réalité, son entrée à l'université ne devait rien aux quotas.

«Mais j'ai fini par comprendre que cela n'avait aucune importance que je sois ou non arrivée là grâce à la discrimination positive», explique-t-elle, «les gens pensent toujours que je suis une cotista, parce qu'ils vous jugent sur la couleur de votre peau».

Araújo suivra donc les conseils de ses amis. En 2015, elle dépose sa candidature pour le poste de procureur à la direction des affaires juridiques de Salvador. Sur son formulaire, à la case «race», elle indique pardo. Jamais elle n'aurait pu imaginer qu'un an plus tard, elle allait être disqualifiée pour le poste, menacée de poursuites pénales pour fraude et, dans sa ville natale, vouée aux gémonies par la communauté des militants noirs.

«L'identité noire a été fortement déstigmatisée»

Au Brésil, le dernier décompte de la population date de 2010. Pendant trois mois, d'août à octobre, des agents recenseurs sont entrés dans 67,6 millions de foyers, répartis dans les 5.565 municipalités que comptait le pays à l'époque, pour les questionner sur le statut marital, le niveau de vie, d'études ou encore l'identité raciale de leurs membres, entre autres sujets. Les résultats révélèrent quelque chose de remarquable: pour la première fois depuis le XIXe siècle, le Brésil dénombrait davantage de citoyens non blancs que de blancs. La croissance démographique était la plus élevée parmi les pardos –les individus s'identifiant comme marron ou métis. Si le nombre de blancs et de preto n'avait quasiment pas bougé, les pardos étaient passés de 38,5% à 43,1% de la population entre 2000 et 2010 –une évolution que les actes de naissances et de décès ne pouvaient pas expliquer à eux seuls.

Un changement démographique qui fera les gros titres. Pour le bureau du recensement, et de nombreux universitaires, ces résultats laissaient entendre que beaucoup de Brésiliens qui se donnaient auparavant un mal de chien pour passer pour blancs étaient désormais fiers de se désigner comme pardo«Pour les spécialistes, cela signifie que l'identité noire a été fortement déstigmatisée», explique Verônica Toste Daflon, sociologue et auteure d'un livre sur le sujet.

Cette croissance de l'identification pardo coïncidait avec une meilleure prise en compte politique et médiatique du vécu afro-brésilien. Depuis des années, les débats sur l'identité et la fierté noires, et la nécessité de mesures réparatrices pour des injustices historiques, avaient peu à peu conquis l'opinion publique. En juin 2010, juste avant le démarrage du recensement, le Brésil adoptait le Statut d'égalité raciale. Entre autres mesures, la loi exigeait la modification des programmes d'histoire dans les établissements publics pour offrir une meilleure place au passé afro-brésilien. Elle ordonnait aussi aux organismes gouvernementaux de favoriser la diversité ethnique dans leurs rangs. Si le texte ne disait rien des quotas raciaux, il allait ouvrir la voie à l'édifice législatif qui, quelques années plus tard, les fera entrer à l'université et dans l'administration. «Je ne sais pas si nous pouvons séparer des mesures comme celles sur les quotas raciaux de l'auto-valorisation qui se faisait de plus en plus prégnante chez les Brésiliens non blancs», ajoute Daflon. À leur racine, les «quotas sont une manière d'admettre des injustices passées». Vis-à-vis de luttes spécifiques, ils génèrent un sentiment de fierté.

Nous ressemblerons tous aux Brésiliens

Le Brésil est célèbre pour sa diversité ethnique, un cocktail racial souvent porté aux nues. En 2012, dans une interview sur Live Science, Stephen Stearns, biologiste évolutionnaire de Yale, cherchait à illustrer l’homogénéisation génétique de l'humanité. Dans quelques siècles, avait-il déclaré, nous ressembleront tous aux Brésiliens. Dans les années 1940, des sociologues parmi les plus éminents du Brésil avaient assimilé le pays à une «démocratie raciale» –bien plus proche du melting pot idéal que les États-Unis de l'époque. Sauf que si le pays pouvait effectivement se targuer d'une plus grande harmonie inter-communautaire, la formule occultait toute la violence historique qui avait forgé sa population multiraciale.

De fait, le Brésil aura déporté et réduit en esclavage onze fois plus d'Africains que l'Amérique du Nord coloniale. Le pays sera aussi le dernier du monde occidental à abolir l'esclavage, en 1888. À côté des 5,5 millions d'esclaves africains débarqués sur les côtes brésiliennes, les colons portugais représentèrent une fraction minime de la population coloniale. Des hommes, pour la vaste majorité d'entre eux, qui allaient s'unir avec des indigènes ou des esclaves –en général en faisant usage de la force. Pour reprendre les termes du sociologue Edward Telles, les «métis brésiliens ont été en grande partie engendrés par la violence sexuelle durant toute l'époque de l'esclavage».

Mais même avant l'abolition de l'esclavage, les métis issus de ces unions jouissaient de libertés plus grandes que celles accordées aux individus à la peau plus sombre. Bon nombre feront fortune dans l'agriculture et certains atteindront même des hauteurs stratosphériques, à l'instar d'André Rebouças, petit-fils d'une esclave et l'un des ingénieurs les plus réputés du Brésil au XIXe siècle. Au tournant du XXsiècle, une hiérarchie complexe fondée sur la couleur de peau, les traits du visage, la texture capillaire, l'éducation et l'élocution, entre autres caractéristiques, en viendra à gouverner le contrat social brésilien.

Contrairement aux États-Unis, après l'abolition de l'esclavage, le Brésil n'a pas mis en place des mesures ségrégationnistes ou prohibant la «miscégénation» (ou croisement entre races), ce qui fait que les relations raciales évolueront dans une relative fluidité. Et contrairement aux États-Unis, où il suffisait d'avoir un lointain ancêtre noir pour être officiellement caractérisé comme tel, les Brésiliens en viendront à définir la négritude sur des critères physiques. Selon le sociologue Oracy Nogueira –sans doute l’universitaire brésilien le plus influent sur la question de la construction raciale –le concept de «passing» n'a aucun sens au Brésil, vu qu'il suffit d'avoir l'air blanc pour l'être.

À l'origine, les quotas mis en place dans les universités et l'administration étaient un moyen de lutter contre ce colorisme endémique –les privilèges accordés aux peaux claires, aux dépens des foncées. Les militants de la cause noire n'ont de cesse de souligner l'importance de la représentation des noirs à des postes de pouvoir –surtout lorsque votre peau ou vos traits vous empêchent de jouir de la fluidité raciale susceptible de vous caractériser comme blanc. Ce qui explique pourquoi ces militants en veulent de plus en plus aux pardos qui, à leurs yeux, semblent tirer profit de la discrimination positive. Une législation emportée de haute lutte et qui n'était pas faite pour eux au départ.

Le soap opéra racial

«J'ai toujours suspecté que c'était lié à mes cheveux», déclare Araújo pour parler du «soap opera racial» dans lequel elle est embarquée depuis son dépôt de candidature. Sur la photo jointe à son questionnaire –une obligation pour tous les candidats s'identifiant comme preto ou pardo– ses cheveux lissés tombent en rideau derrière ses épaules. Un style qui n'a rien de naturel. Sur ses photos d'adolescente, Araújo révèle une épaisse crinière bouclée. «Ma coiffure est un choix personnel», explique-t-elle, «ça me facilite la vie, c'est tout».

Aujourd'hui, Araújo a 28 ans. Durant son enfance, elle a toujours été l'une des plus foncées de sa famille. «La peau de ma sœur est un peu plus claire que la mienne», dit-elle. «Plusieurs de mes cousins sont blonds. Et j'ai toujours été la pretinha de la famille». («La petite noire», un terme très affectif utilisé dans le cercle intime). «J'ai toujours eu l'air différente», ajoute Araújo, «et ma mère m'a élevée de telle sorte que je ne me sente jamais inférieure à cause de la couleur de ma peau».

Enceinte de son premier enfant, elle vit avec son fiancé, avocat lui aussi, dans un appartement chichement meublé de Santarém, dans l’État de Pará. Ils s'y sont installés récemment, après avoir tous les deux été embauchés par le ministère de la justice de l’État. (Contrairement à Bahia, Pará n'a pas mis en place de quotas raciaux pour les postes gouvernementaux; Araújo a obtenu son emploi par la voie générale, la seule et unique voie d'admission possible).

Le poste qu'elle voulait, bien évidemment, c'était celui de procureur à la direction des affaires juridiques de Salvador. Elle avait réussi la première étape des admissions, soit trois longs examens. En mars, la direction postait la liste des candidats ayant obtenu un score suffisamment élevé pour accéder à la seconde étape –la comparaison des C.V.

Araújo savait que l'étape suivante était celle de la vérification raciale. Le document officiel annexé au dossier de candidature stipule effectivement que les candidats ayant franchi le premier palier seront soumis à un examen de vérification «pouvant prendre la forme d'une analyse photographique». Des instructions similaires à celles que l'on trouve dans d'autres administrations aux quatre coins du pays et que le système judiciaire brésilien considère comme légitimes. En août 2016, le ministère brésilien de la fonction publique, soulignant le besoin urgent de lutter contre la fraude raciale, envoyait des directives à tous les organismes gouvernementaux pour les enjoindre à créer des «commissions de vérification composées de membres répartis selon leur genre, leur race et leur origine géographique». Sauf que l’application de ces directives n'est pas standardisée et les stratégies de vérification peuvent énormément varier d'une région à l'autre.

Dans le cas de la direction des affaires juridiques de Salvador et du poste de procureur, le protocole comprenait l'analyse d'une photo et d'un questionnaire d'une page. «À l'époque, l'idée d'un processus de vérification m'a paru sensé», précise Araújo. Mais les questions –comme «êtes-vous ou avez-vous été en couple avec une personne noire ou marron?» et «la majorité de vos idoles sont-elles noires ou marron?»– la prennent par surprise. «Je les ai trouvées offensantes», dit-elle. «Je ne crois pas qu'elles aient quoi que ce soit à voir avec la manière dont une personne définit son identité raciale».

Déterminer qui est noir et qui est blanc

Même parmi les plus célèbres militants noirs à avoir mené les débats sur la nécessité des commissions de vérification, tout le monde n'est pas d'accord sur les bonnes méthodes à suivre pour les mettre en œuvre. Lívia Sant’Anna Vaz, procureure et coordinatrice d'un groupe de défense des droits de l'Homme et de lutte contre les discriminations au sein du Bureau du procureur général, rejette le questionnaire qu'Araújo a eu à remplir. «Avoir des idoles noires ne vous dit pas si la personne l'est ou non», précise-t-elle. Selon Vaz, les tests devraient porter sur les caractéristiques phénotypiques des candidats: les traits de leur visage, leur type de peau et de cheveux. «Au Brésil, le racisme porte surtout sur les traits physiques, pas sur l'ascendance», ajoute Vaz.

Selon Friar David Santos, directeur de l'association Educafro et l'un des militants de la cause noire les plus célèbres du Brésil, les comités d'admissions devraient mettre en place un processus d’élimination progressive pour les candidats non blancs. «Les pretos devraient être admis immédiatement, suivis des pardos à la peau sombre», me dit-il. «Les pardos intermédiaires? Seulement s'il reste des places. Et les quotas devraient totalement exclure les pardos à la peau claire».

La commission, composée de trois personnes anonymes, en charge de l'analyse du questionnaire et de la photo d'Araújo, rendra son verdict en mai: la candidate ne manifestait pas le «phénotype afro-descendant» requis pour être qualifiée de pardo. Sans plus d'explications. De fait, rien de l'y obligeait. La confidentialité de ces commissions suscite beaucoup de consternation depuis que la Cour suprême fédérale du Brésil les a jugées constitutionnelles en 2012. Selon Gilmar Mendes, un juge néanmoins favorable à la décision de 2012, les systèmes de vérification sont «difficiles à justifier» et «loin d'être infaillibles».

«Il semble que nous ayons offert à ce groupe soi-disant éclairé un pouvoir que personne ne veut posséder», écrit Mendes dans son avis «pour déterminer qui est noir et qui est blanc dans une société profondément métissée». Le juge met en garde contre des «erreurs involontaires», mais aussi «totalement volontaires» dans la caractérisation identitaire des candidats. En concluant que «le concept de tribunaux raciaux évoque des précédents de bien sinistre mémoire».

Choquée par la décision de la commission, Araújo se pourvoit en appel. «Sans doute que la “rigueur raciale” utilisée par la commission s'inspire des tribunaux aryens de l'Allemagne nazie!» écrit-elle dans son dossier. Les membres anonymes de la commission réviseront alors leur jugement: la voilà finalement qualifiée pour l'admission sur quotas. «Après l'examen attentif de la photographie communiquée», écrit l'un des vérificateurs, «J'estime que la candidate est bien noire (preto ou pardo.

Araújo revient alors dans la course pour devenir procureur de la ville de Salvador. Le 18 mai 2016, soit quasiment neuf mois après le dépôt de sa candidature, la direction publie les résultats finaux sur internet: Araújo est arrivée troisième, sur les plus de 1.000 juristes à avoir candidaté par la voie des quotas.

Les candidats, originaires des quatre coins du Brésil, ont cinq jours après la publication de la convocation électronique pour se rendre à Salvador. À l'époque, Araújo vit dans l’État d'Amazonas et n'a pas d'autre choix que de prendre un billet d'avion de dernière minute «extrêmement cher». Erick Magalhães Santos, un autre candidat à la peau sombre vivant à Brasília, soit à près de 1000 kilomètres de Salvador, estimera pour sa part les coûts trop importants pour les bénéfices escomptés. «J'ai pensé que mes notes n'étaient pas suffisantes pour me permettre d'obtenir le poste au final», m'explique-t-il. S'ils ne se présentent pas, comme Santos, les candidats sont disqualifiés.

«Je me suis sentie comme un animal de zoo» - Maíra Mutti Araújo

La session de vérification, organisée un mercredi durant les heures de travail, est ouverte au public. Quelques personnes extérieures sont là, mais le gros de l'assistance est composée des candidats en passe d'être inspectés. «On se regardait tous en chien de faïence, à se jauger les uns les autres» précise Araújo. «Tout le monde semblait très mal à l'aise d'être là». L'un après l'autre, les candidats sont appelés devant cinq experts –«tous preto, aucun pardo»– assis en rang sur une estrade. Lorsque son tour arrive, Araújo, comme tous les autres candidats, leur tend sa carte d'identité et prend place. «Je me suis sentie comme un animal de zoo», dit-elle, tandis qu'ils examinaient son apparence en chuchotant. Selon Araújo, son passage n'aura pas duré plus de trois minutes. Et la seule fois où les vérificateurs lui adresseront la parole, ce sera pour qu'elle leur confirme son nom de famille.

Les résultats sont ensuite postés sur le site d'admission: treize candidats sont officiellement admis comme noirs ou marron, tandis que neuf voient leur auto-identification rejetée. Araújo fait partie de cette dernière liste. Ce qui signifie qu'elle est non seulement exclue de la procédure d'admission sur quotas, mais qu'elle est aussi disqualifiée pour le poste de procureur. Sur les neuf exclus, huit font appel de la décision. La direction des affaires juridiques de Salvador rejettera non seulement ces appels, mais se tournera vers le Bureau du procureur général pour statuer de l'éventualité de poursuites contre les candidats, accusés d'avoir volontairement menti sur leur identité raciale, ce qui est illégal au Brésil. Six des huit réprouvés –dont Araújo– déposent alors une injonction préliminaire pour voir leur nom regagner la liste d'admission sur quotas. Le 15 août 2016, le ministère de la justice de Bahia statue en faveur d'Araújo.

Dans une contre-injonction de quarante pages visant à bloquer le retour d'Araújo sur la liste d'admission sur quotas, la direction des affaires juridiques de la mairie de Salvador admet –et la chose est notable– qu'Araújo est bien pardo, mais que sa peau est trop claire pour courir un risque de discrimination.

«C'est indéniable», peut-on lire dans la contre-injonction, «Eu égard aux mesures de discrimination positive dont le but principal est d'atteindre l'égalité, les postes réservés aux candidats admis sur quotas raciaux ne doivent pas être obtenus par n'importe quel pardo. Il est nécessaire de prendre en considération la couleur de peau et les traits phénotypiques du candidat».

En outre, la contre-injonction statue qu'Araújo ne possède non seulement pas la bonne couleur de peau, mais aussi qu'elle ne témoigne pas des «éléments esthétiques et culturels»caractéristiques d'une Brésilienne noire. Avant de conclure qu'il serait dès lors inapproprié pour des individus «sans réelle identification à la cause raciale» d'occuper des postes haut-placés dans l'administration judiciaire municipale de Salvador.

Sauf que jamais sur l'annonce d'ouverture de poste, publiée en août 2015, il n'était fait de distinction entre les pardos, triés selon leur risque de discrimination. À l'inverse, elle indiquait bien aux putatifs candidats d'indiquer leur race en s'identifiant comme preto ou pardo, en accord avec les termes du bureau du recensement brésilien. Au sein de l'IBGE, l'acronyme sous lequel le bureau est le plus fréquemment désigné, preto et pardo sont les deux sous-catégories non blanches de l'identité noire (negro). Dès lors, la définition de l'annonce correspond à celle donnée par le Statut d'égalité raciale, ratifié en 2010, mais aussi à toutes les législations grâce auxquelles la discrimination positive a été depuis mise en œuvre dans le pays.

À l'instar de l'IBGE, les militants de la cause noire incluent à la fois les pretos et les pardosdans leur définition des individus noirs et réunissent les deux groupes en un seul –les «no blancs»– quand il s'agit de discuter des inégalités raciales –vis-à-vis des «blancs».

«Les lois brésiliennes en faveur de l'égalité raciale ont été conçues en tenant compte de ce groupe très conséquent», explique Daflon, la sociologue spécialiste de l'identité pardo. «Et maintenant que les lois sont appliquées, qui en profite?»

Le rejet d'une identité

Après plus d'un an d'un périple kafkaïen au sein de la bureaucratie de la vérification raciale de Salvador, l'histoire d'Araújo met en lumière un conflit irrésolu au cœur de l'identité brésilienne. Et soulève aussi de bien difficiles questions sur la négritude, l'appartenance et la discrimination dans un pays célèbre pour sa diversité ethnique.

Le 27 avril 2017, l'injonction d'Araújo –annuler la décision de la commission de vérification qui ne la caractérisait pas comme noire –est passée en jugement (avec celle d'un autre candidat, dont la requête reposait sur les mêmes arguments). L'audience attirera des dizaines de manifestants, y compris des professeurs d'université et même un membre du conseil municipal. Le procès suscitera aussi des sit-ins et la réprobation de militants noirs opposés à Araújo –coupable de fraude raciale à leurs yeux– et à sa volonté de recouvrer son identité pardo. L'avocate d'Araújo, Vivian Vasconcelos, recommandera à sa cliente de ne pas venir à l’audience, vu que sa présence n'était pas requise, afin d'éviter une confrontation houleuse avec la foule. Araújo suivra ce conseil.

«Je veux me protéger», dit-elle, «surtout maintenant que je suis enceinte». Vasconcelos, qui est noire, a été vouée aux gémonies pour avoir accepté le dossier d'Araújo. «On m'a dit “tu es noire, comment tu peux défendre quelqu'un qui ne l'est pas”», m'explique l'avocate. «Mais [Araújo] est pardo, elle est en droit de profiter des mesures de discrimination positive».

Le verdict tombera l'après-midi même: le président de la cour maintient l'exclusion Araújo de la procédure d'admission sur quotas, mais l'autorise à rejoindre la voie générale. Elle n'est pas non plus poursuivie pour fraude raciale. Mais pour Araújo, ce n'est pas une victoire et elle interjette une nouvelle fois appel. À l'heure de rédiger cet article, la procédure est toujours en cours. Même si elle n'a plus envie de travailler à Salvador, «c'est une question de dignité personnelle», explique-t-elle. «Il faut que je nettoie ma réputation professionnelle». Tant que le rejet de son identité pardo demeure, Araújo a officiellement commis une fraude raciale.

La municipalité de Salvador, non plus, ne considère pas la décision du tribunal comme une victoire. Dans un e-mail, la direction des affaires juridiques affirme qu'elle se pourvoira en appel pour s'assurer qu'Araújo reste à la fois exclue de la procédure d'admission sur quotas et de la générale, comme «il était stipulé dans l'annonce d'ouverture de poste». (De fait, en août 2015, l'annonce précisait que les «candidats fraudeurs seront exclus de la procédure»). La municipalité de Salvador entend poursuivre de la sorte tous les autres candidats s'étant identifiés comme afro-descendants «avant que la commission de vérification ne les déclare inéligibles à la procédure d'admission sur quotas».

«Toute ma vie je me suis vue d'une certaine manière», ponctue Araújo, «et maintenant on me dit que ce n'est pas ce que je suis».



[Traduction : Peggy Sastre - source : www.slate.fr]

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