sexta-feira, 5 de agosto de 2016

L’union de la Moldavie à la Roumanie : une porte d’entrée dans l’Union européenne ?


Écrit par Vincent Henry*
Depuis vingt-cinq ans, la Moldavie oscille entre deux influences, européenne et russe. Cet entre-deux se reflète sur la scène politique intérieure et clive les comportements électoraux. Actuellement, l’opposition favorable à la Russie caracole en tête des sondages d’opinion, tandis que les élites pro-européennes, compromises dans une longue série de chamailleries politiques, de scandales financiers et d’affaires de corruption, peinent à rassembler. C’est pourquoi certains citoyens verraient bien une alternative au dilemme moldave : il s’agirait d’unifier leur pays avec la Roumanie, quitte à redessiner les frontières orientales de l’Union européenne (UE). 

L’unionisme, un vieux rêve

Le 27 mars 2016, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté à Chișinău en réclamant l’unification avec la Roumanie voisine. La date n’a pas été choisie au hasard : en effet, le 27 mars 1918, l’Assemblée moldave a voté la réunification de l’ancienne province de l’Empire russe, la Bessarabie, au royaume de Roumanie. Avec d’autres provinces attribuées à la Roumanie(1), la Bessarabie allait faire partie de la « Grande Roumanie » de l’Entre-deux guerres, avant d’être cédée en 1940 à l’Union soviétique, reprise brièvement par l’armée roumaine l’année suivante(2), puis cédée de nouveau à l’URSS à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
La crise politique persistante que traverse la Moldavie, l’éloignement du rêve européen et l’inquiétude provoquée par le comportement de la Russie ont favorisé la renaissance d’un courant de pensée qui semblait il y a peu condamné aux oubliettes de l’Histoire et cantonné à quelques cercles extrémistes : l’unionisme, c’est-à-dire la volonté de « réunir » la Moldavie à la Roumanie, quitte à faire abstraction de l’identité moldave. L’objectif déclaré des manifestants est de parvenir à une nouvelle réunification, à un siècle de distance, en 2018.
À l’heure où l’UE est ébranlée par la décision du Royaume-Uni de la quitter, cette volonté d’abandonner toute souveraineté afin d’y entrer, entraînant au passage un autre changement de frontières, peut sembler paradoxale. Si elle se réalise, elle serait dans une certaine mesure comparable à l’unification des deux États allemands en 1990, accompagnée de l’intégration automatique de l’ancienne République démocratique allemande à la Communauté européenne. 

Une démarche nationaliste ?

Pour les unionistes, la république de Moldavie n’est rien d’autre qu’une partie intégrante de la Roumanie, un morceau de territoire annexé par la Russie puis par l’URSS. Cette lecture de l’histoire (voir les cartes de la Moldavie de 1538 à nos jours) pose toutefois question puisque l’annexion, en 1812, d’une partie du territoire de la principauté de Moldavie – alors principauté vassale de l’Empire ottoman – précède d’un demi-siècle la création de la Roumanie comme nation moderne.
Durant la période soviétique, les autorités ont fait leur possible pour créer une identité moldave susceptible de différencier la République socialiste soviétique de Moldavie du pays voisin, la Roumanie. Lors de l’éveil national de la fin des années 1980, les intellectuels moldaves ont d’abord milité pour la réaffirmation de leurs droits culturels, dont linguistiques. À la différence d’autres républiques attirées par l’indépendance, il leur était pourtant difficile de faire valoir une spécificité nationale. D’abord multiethnique, le discours indépendantiste moldave a rapidement opéré un virage radical, lorsqu’une majorité de militants ont commencé à réclamer l’unification avec la Roumanie. Ils ont alors évoqué la Moldavie comme un territoire volé, à la recherche de son unité territoriale et ethnique.
Ce discours a provoqué un sentiment d’exclusion chez les populations minoritaires. Exploitées par les potentats locaux, les craintes de ces dernières se sont traduites, dès les premiers mois de l’indépendance, par des tensions ethniques et un processus de fragmentation territoriale. Si la Gagaouzie a obtenu sans trop de heurts son autonomie, la sécession de la Transnistrie, elle, a provoqué un conflit violent entre forces armées de la jeune Moldavie (appuyée par des volontaires roumains) et armée russe intervenue (déjà) pour « protéger » ses ressortissants. Acmé du conflit identitaire, cette courte guerre s’est soldée en 1992 par une lourde défaite des troupes moldaves et la naissance du quasi-État qu’est la Transnistrie, véritable entrave au bon développement de la Moldavie(3).
En 1994, la population est appelée à un référendum consultatif sur le devenir du pays : 94 % des votants optent pour une Moldavie indépendante. La Roumanie, désireuse de ne pas envenimer ses relations avec la Russie, accepte sans difficulté – et sans doute même avec un certain soulagement – cette clarification.
Les partisans de l’unionisme réapparaîtront néanmoins sporadiquement, notamment lors des deux mandats présidentiels de Vladimir Voronin (2001-2009), secrétaire général du Parti communiste jusqu’à son élection, farouche défenseur d’une identité moldave distincte et contempteur d’un supposé « impérialisme » roumain. Tour à tour, les partis anti-communistes vont alors se positionner pour tenter de récupérer l’électorat unioniste. 

L’unionisme, porte d’entrée dans l’UE ?

En 2007, lorsque la Roumanie a adhéré à l’Union européenne, elle s’est vue dans l’obligation d’exiger un visa des citoyens moldaves désireux d’entrer sur son territoire. Elle a alors promu son programme de « récupération de citoyenneté » qui permet à certains Moldaves – id est ceux qui peuvent prouver qu’au moins un de leurs ancêtres, jusqu’au troisième degré, en a été possesseur – d’obtenir la citoyenneté roumaine. Dès lors, la Roumanie est apparue non plus tant comme la patrie perdue que comme une porte d’entrée dans l’UE. La problématique de l’unionisme et celle du parcours européen de la Moldavie ont alors commencé à s’entremêler.
En 2009, le Parti communiste a été écarté du pouvoir à la suite de manifestations plébiscitant à la fois l’UE et la Roumanie. La coalition Alliance pour l’intégration européenne (AIE) a pris les rênes du pays avec le soutien de Bucarest, son meilleur avocat à Bruxelles. L’idée était que le rapprochement avec l’UE règlerait la question des rapports entre la Roumanie et la Moldavie, les deux pays étant amenés à développer des relations de plus en plus étroites dans le cadre communautaire. On a pu croire alors que l’insoluble question nationale moldave était transcendée par ce parcours européen dans lequel chaque citoyen moldave pourrait se projeter. Le « vecteur européen » est paradoxalement apparu comme une identité nationale de substitution.
Malheureusement, les partis pro-européens n’ont pas pu s’empêcher de se déchirer et de couvrir de spectaculaires malversations(4). En 2014, c’est de justesse et dans des conditions douteuses qu’ils ont conservé une courte majorité parlementaire et tenté de continuer à gouverner(5), malgré une opinion révulsée par la découverte d’un immense scandale financier – la disparition d’un milliard d’euros des grandes banques moldaves. Ajouté à la difficile formation d’un gouvernement de coalition bancal, cet événement a fait descendre dans la rue plusieurs dizaines de milliers de manifestants, des mois durant. 

Contester sans renier l’Europe

Depuis, la contestation est protéiforme(6). Dès février 2015 s’est constituée la plateforme Dignité et vérité (DA), qui réunit des citoyens et intellectuels attachés à l’idée d’Europe mais devenus hostiles aux partis « européens » discrédités. Des personnalités politiques écartées du pouvoir – comme l’ancien Premier ministre Iurie Leancă ou l’ancienne ministre de l’Éducation Maia Sandu – se sont aussi positionnées comme « pro-européens sincères ».
Un deuxième courant d’opposition s’appuie sur les partis considérés comme favorables à la Russie et à l’Union douanière que celle-ci promeut. On trouve parmi eux le Parti des socialistes de la république de Moldavie mais aussi Notre parti, formation du fantasque mais populaire Renato Usatii. Depuis l’automne 2015, ils manifestent côte à côte pour réclamer des élections anticipées.
Enfin, le courant unioniste est réapparu dans le débat politique. Ses partisans dénoncent l’impossibilité et l’illégitimité du projet national moldave actuel et prônent l’union comme seule solution pour à la fois entrer dans l’UE à un moment où celle-ci semble exclure toute nouvelle adhésion, se débarrasser d’une élite corrompue et éloigner la menace d’une prise de pouvoir par les partis pro-russes. Tenue à l’écart par les autres protestataires, la plateforme civique Action 2012, qui fédère de nombreux groupes unionistes de Moldavie et de Roumanie, a organisé plusieurs manifestations en 2015, dont une grande marche de l’union entre différentes villes des deux pays qui a réuni plusieurs milliers de participants, souvent jeunes. Le leader d’Action 2012 George Simion, un citoyen roumain, a d’ailleurs été temporairement expulsé de Moldavie, les autorités jugeant son action anticonstitutionnelle et contraire aux intérêts du pays. Puis, en 2016, ce nouvel essor de l’unionisme s’est concrétisé sur l’échiquier politique par la naissance du parti Dreapta (La droite).
Cette montée en puissance ne va pas sans susciter des réactions inquiètes parmi les minorités nationales, les pro-russes et tous ceux qui veulent défendre le droit à l’existence d’une république de Moldavie. 

Le jeu ambigu de la Roumanie

La Roumanie a été le premier pays à reconnaître l’indépendance de sa voisine et son seul soutien international lors du conflit de Transnistrie. En 1994, Bucarest a accueilli sans broncher les résultats du référendum sur l’indépendance de la Moldavie, mais a critiqué l’adhésion du pays à la Communauté des États indépendants (CEI). Pendant toute la décennie 1990, Bucarest a œuvré au rapprochement des deux populations, notamment en offrant des bourses d’études à de nombreux jeunes Moldaves. Mais, loin de la rhétorique officielle sur les liens indéfectibles liant les Roumains à leurs « frères », les deux sociétés vivent dans une relative méconnaissance réciproque, voire une certaine méfiance. Le militantisme unioniste est de fait cantonné à quelques cercles nationalistes et partis extrémistes(7).
Les années 2000 ont d’abord vu les relations bilatérales se tendre sous l’effet des désaccords entre les deux chefs d’État : tandis que V. Voronin voyait dans l’action de la Roumanie une insupportable tentative d’ingérence, son homologue roumain, Traian Băsescu (2004-2014) multipliait les déclarations favorables à l’union à terme des deux pays. A contrario, les années d’espoir européen qui ont suivi ont renforcé les liens entre les deux pays, Bucarest envisageant une éventuelle adhésion de la Moldavie à l’UE comme un moyen d’unir les deux pays au sein d’un même espace communautaire.
En 2015 et au début de 2016, alors que le gouvernement moldave semblait près de s’effondrer, les analystes roumains Petrişor Peiu et Dan Dungaciu(8) ont esquissé une feuille de route pour la réunification ou la création d’un fonds financier pour la Moldavie. Mais, à mesure que les manifestations se sont espacées et que la situation économique a semblé se stabiliser, la fièvre unioniste est retombée, des deux côtés. En Moldavie, les priorités affichées sont désormais la lutte contre la corruption, les réformes internes et… le maintien du cap européen. 

Quelle suite pour le mouvement unioniste ?

De plus en plus, l’unionisme apparaît comme une tentative de répondre à une crise lorsque celle-ci est trop aiguë. Une partie importante de la population lui reste cependant farouchement hostile et il souffre en outre de son hétérogénéité.
Le mouvement essaie en effet de réunir dans un même camp des nationalistes revanchards qui défendent des idées extrémistes et des jeunes profondément attachés aux valeurs démocratiques et libérales, qui voient dans le rattachement à la Roumanie une chance d’européaniser en profondeur la Moldavie. La contradiction qui en résulte trouve son reflet dans la communication mise en œuvre par le parti Dreapta : alors que son site officiel célèbre les valeurs de l’UE, nombre des publications de ses membres et de ses cadres sur les réseaux sociaux consistent en dénonciations des crimes soviétiques et en célébrations exaltées de l’œuvre du maréchal Antonescu – dirigeant fasciste de la Roumanie pendant la Seconde Guerre mondiale et allié d’Hitler –, glorification interdite par la loi roumaine (mais pas par la loi moldave).
Si, par peur d’une possible arrivée au pouvoir de partis pro-russes à la faveur du chaos politique qui régnait dans le pays il y a quelques mois, Bucarest ou d’autres capitales occidentales ont pu s’intéresser sérieusement à l’option unioniste, il est probable que le double langage et les inquiétantes incohérences de ce mouvement les en aient détournés rapidement.
Les unionistes ont toutefois reçu récemment un renfort de poids en la personne de T. Băsescu, qui a obtenu en juin 2016 la nationalité moldave et s’est déclaré plus que jamais partisan de l’union entre les deux pays. Les analystes politiques moldaves spéculent déjà sur la possibilité pour l’ancien chef de l’État roumain, qui jouit d’une popularité certaine à Chișinău, de prendre la direction d’un parti unioniste, voire de se présenter le 30 octobre 2016 au scrutin présidentiel(9). Il n’en reste pas moins que le pourcentage de partisans de l’union, déjà faible, est en chute : il est ainsi passé de 21 % en décembre 2015 à 17 % en avril 2016(10). 

Moscou et Washington en toile de fond

Les conditions d’une unification des deux pays sont donc encore loin d’être réunies, et rien ne dit qu’elles puissent l’être un jour. À l’hostilité nette d’une majorité de la population moldave s’ajoute le fait que, en dehors des cercles nationalistes et conservateurs, la Roumanie ne souhaite pas réellement cette union, qui lui apporterait sans doute énormément de problèmes.
Pourtant, si l’on a pu constater que la question se pose surtout, côté moldave, lorsque grandit le risque d’un rapprochement avec la Russie, c’est-à-dire comme une solution de crise, force est de constater que, côté roumain, l’union est vue également comme un moyen de modérer l’influence de Moscou. Finalement, plus que la proximité historique avec les Moldaves, c’est l’hostilité à la Russie qui motive la politique de Bucarest à l’égard de Chișinău.
En cela, les intérêts de la Roumanie rejoignent aujourd’hui ceux des États-Unis et de l’Otan, dont le but principal dans la région est de contenir les ambitions russes. Solution de tout dernier recours, l’union avec la Moldavie n’est pas vraiment d’actualité pour la Roumanie. Mais le projet de promotion des valeurs européennes dans la région ne l’est pas davantage. Pour assurer la sécurité de son voisinage, Bucarest s’en remet aujourd’hui plus à Washington qu’à Bruxelles.
Notes
(1) La Transylvanie, la Bucovine du nord et le « quadrilatère », soit le sud de la Dobroudja.
(2) En 1940, aux termes du Pacte Molotov-Ribbentrop signé par l’URSS et l’Allemagne nazie. En 1941, aux termes de la participation de la Roumanie, alliée de l’Allemagne, à l’attaque perpétrée par cette dernière contre l’URSS.
(3) Voir Damien Dubusc et Sébastien Gobert, « La Transnistrie, une épine dans le pied européen de la Moldavie », P@ges Europe, 26 novembre 2013.
(4) Bartłomiej Zdaniuk, « Moldavie: Le déclin d’une coalition pro-européenne », Regard sur l’Est, 1er juin 2013.
(5) Vincent Henry, « Moldavie: L’étrange coalition », Regard sur l’Est, 4 février 2015.
(6) Vincent Henry, « La Moldavie, un peuple en otage », Note de l’IRIS, Paris, avril 2016, pp. 8-9.
(7) Le parti Romania Mare notamment.
(8) Tous deux membres de la Fondation universitaire de la mer Noire.
(9) En principe, il ne remplit toutefois pas les conditions d’éligibilité, sa durée de séjour sur le territoire moldave étant insuffisante.
(10) Baromètre de l’opinion publique, Chișinău, 13-16 avril 2016.


* Doctorant à l’université Paris-Est.

[Source : www.ladocumentationfrancaise.fr]

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