quinta-feira, 14 de abril de 2016

LES BRUITS DE RECIFE, film de Kleber Mendonça Filho (2012)

Écrit par Romain Le Vern

A Recife, sur la côte brésilienne, des habitants suivent le cours d’une vie calme, entre légers désagréments et insouciance. Issus de la classe moyenne, ils ne subissent pas l’insécurité comme dans les favelas. Bia n’en peut plus des aboiements des chiens du voisin et tente de le faire taire par tous les moyens. João se réveille dans les bras de son amante de la veille, tandis que Francisco, patriarche auto-proclamé du quartier, reçoit la visite d’une société de sécurité privée qui souhaite s’implanter dans leur rue. L’arrivée incongrue de cette équipe va bouleverser les relations entre les habitants et libérer les pires instincts…
aff bruits de recife

On a envie de rire en lisant le réalisateur Kleber Mendonça Filho affirmer dans le dossier de presse des Bruits de Recife qu’il s’agit d’un soap-opera filmé par John Carpenter. Quand même, il exagère! Et pourquoi pas un rape and revenge par Ingmar Bergman (ah bon, ça existe)? On a envie de lui demander d’arrêter la cocaïne. Puis, on voit le film qui, gloups, gloups, ne ressemble à… rien de connu. En sortant de la salle, fini de rire: l’orage à la fin du Journal d’une femme de chambre de Luis Buñuel gronde dans le ciel. Et Kleber avait bien raison d’asséner cette formule choc. C’est vrai que son premier film, bluffant de maîtrise, ressemble à un soap opéra par John Carpenter et à d’autres choses encore; et si cette formule est juste, c’est précisément parce que le film ne supporte aucune formule. Énième film choral sur la solitude des gens petits qu’elle est grande? Non, trop cliché. Film d’horreur social? Non plus, trop programmatique. Quoi alors? Réponse simple, évidente, terrible: un film unique qui ne demande qu’à être découvert vierge de tout a priori, du moindre présupposé critique.


Le titre original des Bruits de Recife, c’est O Som ao Redor, soit «bruit de fond» et ça dit tout. L’action se passe au Brésil mais elle pourrait se dérouler en France, dans un lotissement de banlieue parisienne construit au mitan des années 70; ce serait la même classe moyenne, le même calme apparent, les mêmes miasmes pathologiques et la même peur de l’invasion du territoire comme la trouille de voir plus loin que son balcon. Tout y est ultra-moderne comme la solitude, flambant-neuf. Tout y est fliqué aussi, comme une zone protégée de toutes les menaces du monde extérieur et privée de beauté, près d’une mer seulement visible au loin, très loin.
A fortiori, rien ne pourrait atteindre ces résidents en sécurité, barricadés derrière des doubles-portes, avides de grilles et des caméras de surveillance. Et pourtant, quelque chose grince, aboie, grouille, gronde. Mais on ne sait pas d’où. Source inconnue, code inconnu. En attendant Godot, Kleber Mendonça Filho s’attache aux différents résidents, les montre seuls ou au contact des autres; ce qui, point crucial, change totalement la donne. Ainsi, un patriarche qui a contribué à sécuriser le quartier et qui possède la quasi-totalité des nouveaux immeubles afin d’y loger une bonne part de sa nombreuse descendance; son fils agent immobilier qui roucoule dans une totale harmonie, dans une totale fusion et dans une totale insouciance avec la femme de ses rêves; une mère de famille fumeuse 
de marijuana qui se focalise sur les aboiements continus d’un chien pour masquer son incommensurable misère affective et qui se masturbe devant sa machine 
à laver tremblant sur ses bases en phase finale; la fille de cette dernière qui fait des rêves étranges et peut-être prémonitoires; un employé de société de sécurité privée, très heureux d’exploiter le filon de la peur de l’autre, qui se poste dans la rue avec deux collègues pour garantir la tranquillité. Et puis des domestiques, des gardiens, des livreurs et des vigiles.
On ne sait pas ce qui se lie ces personnages. Peut-être rien, juste la cohabitation du même espace, cette rue comme cet immeuble investi. De même qu’on ignore réellement leurs intentions. Ce qui, entre nous, se révèle quand même autrement plus troublant (chacun trimballe ses névroses secrètes, ses obsessions, sa dose de dangerosité et de sa cruauté comme le révèle une effarante réunion de copropriétaires où le gardien de nuit est incriminé pour sa somnolence) et donc autrement plus stimulant que la très éculée théorie du battement d’ailes du papillon chère à Alejandro González Iñárritu. D’ailleurs, on y pense, si on devait jouer au grand jeu des comparaisons, on pense carrément moins à Iñárritu devant Les Bruits de Recife qu’au Haneke de Code Inconnu pour les fragments du hasard, la dissection de nos pulsions inavouables et le sentiment permanent d’une menace. Mais là alors, attention, fausse route. Ou alors parlons d’un Haneke sensuel, habité par la même maestria formelle mais vidé de toute théorie, assumant pleinement la dimension fantastique, captant quelque chose du monde invisible, conviant le spectateur à lire au-delà des images, à comprendre au-delà des plans, à écouter le bruit des gens autour. Et de cet attachement à une banalité et aux échanges de voisinage, découle une poésie insoupçonnée. Comme lorsque l’agent immobilier et son amoureuse arpentent les ruines d’une exploitation agricole ayant appartenu au père du premier et font mine d’acheter une place de cinéma. Aucun film ne peut être projeté dans ces ruines puisque tout est éteint. Mais l’imagination fertile fait tout le travail et ces deux personnages de rejoindre des spectateurs, les spectateurs du film que nous regardons et dont nous sommes tous les héros médiocres. Pour le réalisateur Kleber Mendonça Filho, ancien critique de cinéma, cette scène en apparence anodine correspond à un accomplissement bouleversant propre à n’importe quel cinéphile voyant la concrétisation d’un fantasme (passer de cinéphile à cinéaste), filmant enfin pour de vrai des personnages longtemps fantasmés, enfin regardés, incarnés, embrassés par le cinéma. Une idée de cinéma fantôme, mort-vivant, en pleine mutation, que l’on va soudain réactiver par le pouvoir de notre imagination et du réalisme magique. Des moments comme celui-ci sont nombreux dans Les Bruits de Recife, ils sont simples comme si ce cinéma coulait de source en même temps qu’il nous apparaît comme épuré, comme mûrement réfléchi.
Rien n’est de trop. Rien n’est laissé au hasard et tout est étrange dans Les Bruits de Recife comme cette cascade d’eau qui, brusquement, devient cascade de sang. Un film-secret qui plaide le mystère à une heure de totale transparence et nous prive volontairement de contre-champ – est-ce nécessaire de rappeler que les films qui nous échappent sont de plus en plus rares, de plus en plus précieux? Un film-complot qui rend parano, qui répond à notre soif de trouble et à notre appétence coupable pour les zones d’ombre, qui invite à démasquer les forces secrètes qui nous gouvernent comme à délirer sur des hypothèses farfelues, qui communique intimement avec le spectateur, incitant à de multiples visionnages. Et qui, au gré des multiples visionnages, prend encore plus d’ampleur. Le spectateur des Bruits de Recife est alors le premier à réaliser une chose qui arrive rarement, à l’inverse de certains films, impressionnants sur le moment, qui perdent inexorablement de leur superbe au fil de diffusions répétées: plus on revoit ce film-ci, plus il prend de la valeur. Au premier visionnage, on trouve ça très bien mais la densité est telle que l’on peine à l’appréhender entièrement. Au second visionnage, on découvre de nouvelles choses qui nous avaient échappé comme cette puissante vision de cauchemar nocturne (celle d’une enfant qui, la nuit venue, voit son univers familier et si rassurant envahi par une troupe d’enfants des rues, mouvants comme des ombres puis disparaissant dans l’obscurité) et l’on pense alors que c’est définitivement balèze, presque intimidant. Au troisième puis à tous les autres qui suivent, impossible de décrocher; c’est comme une drogue dure. Les bruits se révèlent, à chaque fois plus impactants. Et le cinéphile de devenir fou, de se mettre à parler tout seul.
les bruits de recuffeee
On pourrait parler pendant des heures de ce qui nous éblouit un peu plus à chaque fois dans Les Bruits de Recife: cette hallucinante intelligence de cinéma dans un premier temps qui autorise Kleber Mendonça Filho à fréquenter avec un naturel désarmant tous les genres existants (comédie, fantastique, drame, film noir, western), à s’affranchir de l’exotisme carnaval ou du misérabilisme brésilien (la veine post-La cité de Dieu), à suggérer beaucoup avec peu (une porte de bagnole rayée et tout est dit sur la violence larvée des différences de classe), à jouer sur toutes les tensions (horrifique, érotique, sociale) et, le temps d’une scène incroyable parmi tant d’autres, à passer d’un sommet d’érotisme (une femme emmène un vigile dans une maison vide, le séduit et le fait monter à l’étage pour baiser) en un sommet d’angoisse (des coups de téléphone insistants et soudain, un garçon court à l’arrière-plan et s’échappe dans le couloir) ou encore à nous balancer à la fin une révélation vertigineuse; une vengeance revenue de loin; un souvenir ressassé depuis des années; une violence du passé contre laquelle personne ne peut rien, que l’on ne peut pas endormir, qui confronte brutalement archaïsme et modernité. C’est le bâton de dynamite qui, soudain, explose. Tout vole en éclat et cette détonation tient aussi bien du jaillissement de l’histoire, de la conséquence réelle des actes mais aussi de l’orgasme libérateur. Et il n’y a plus rien à ajouter. Tout est sur l’écran, d’une quasi perfection.

[Source : www.chaosreigns.fr]

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