Écrit par Vincent Nicolet
À plus d'un titre No a agi comme un accélérateur dans
l’ascension de Pablo Larraín, prolongement cohérent de ses deux essais
précédents - les intéressants mais austères Tony Manero et Santiago 73, post mortem
- déverrouillant cette fois son dispositif pour lui donner une portée
nouvelle. La conclusion de sa trilogie consacrée au régime d'Augusto
Pinochet, marquait l’avènement d'une forme confondant images d’archives
authentiques et imagerie d’époque totalement reconstituée au service
d’un propos ironique : comment un simulacre de démocratie a permis la
fin de la dictature. L'équilibre atteint sur ce film ne s'est pas
démenti par la suite avec son diptyque porté sur les abus religieux : le
solo théâtral Acceso et son contrechamp cinématographique El Club
- Ours d’argent à la Berlinale 2015 - où le discours acerbe se révélait
en s’épargnant toute attaque frontale préférant mettre protagonistes et
spectateurs face à leurs propres responsabilités.
Neruda
évoque le célèbre poète chilien, en se focalisant sur une zone d’ombre
de son histoire entre 1947 et 1949 : Pablo Neruda (Luis Gnecco), poète
adulé du peuple et sénateur communiste, critique ouvertement le
gouvernement mené par le président Gabriel González Videla (Alfredo
Castro) dont il a soutenu l’élection avant que ce dernier ne bascule
vers un régime autoritaire à l’arrivée de la guerre froide. La
destitution de Neruda est ordonnée et son arrestation confiée à
l’inspecteur Óscar Peluchonneau (Gael García Bernal). Le poète et son
épouse, la peintre Delia del Carril (Mercedes Morán), sont traqués et
contraints de se cacher en attendant de pouvoir quitter le Chili…
L’éventuelle
crainte de voir le cinéaste se livrer à une hagiographie consensuelle
s’estompe dès les premiers instants. Son protagoniste entre en scène
sous les flashs des photographes, on bascule brusquement sur une
invective réunissant Neruda et plusieurs sénateurs chiliens ni plus ni
moins que dans une pissotière, pendant que se multiplient les changements
de décors au sein de ce même dialogue. Cette introduction brouille les
pistes entre réalité et fiction, et le ton est donné : l’Histoire
devient une matière à ré-interprétations personnelles et poétiques, ne
perdant jamais de vue l’essence des enjeux ni l’impact des faits dans la
mémoire collective où la simplicité apparente épouse une sophistication
vertigineuse. Larraín s’octroie un terrain de jeu filmique explosant
les conventions et dévoilant un appétit créatif allant puiser dans
plusieurs disciplines au point d’en faire sa singularité. La poésie
occupe une place primordiale dans le récit mais l’écriture lorgne
davantage du coté du roman policier (genre dont Neruda était friand,
selon le réalisateur), la mise en scène oscille entre une forme de
théâtralité assumée - notamment dans la scénographie et la propension du
personnage principal à lui-même se mettre en scène - qu’elle confronte à
des expérimentations formelles propres au cinéma et à la photographie :
changements d’objectifs, utilisation de filtres etc, pour accoucher
d’une esthétique faussement sobre raccord avec la période dépeinte. Sur
ce dernier point, bien que le résultat s’avère très différent dans les
faits, le procédé rappelle le travail d’un Michael Mann sur Public Enemies,
dans son utilisation de technologies de pointe pour retranscrire une
période antérieure avec le plus possible de précision. D’une liberté
totale, Neruda est porté par un art magistral du contrepied,
qui s’illustre dès le contraste initial entre le postulat sombre et sa
façon ludique de l’aborder. Larrain jongle entre les tonalités, les
genres et les points de vue, sans que cela ne porte atteinte à son
homogénéité ni à son plaisir immédiat avec la complicité d’un casting
composé de « fidèles ». L’abattage de Luis Gnecco, auquel s’oppose la
composition touchante de Gael García Bernal, guident un jeu du chat et
de la souris jubilatoire. Ce dernier est doublé d’une voix-off corrosive
qui donne les premiers indices sur la complexité du propos, le film ne
raconte pas le calvaire d’un artiste oppressé mais plutôt comment
celui-ci tire profit de la situation pour créer sa propre légende. En ce
sens, on pourrait dire que Pablo Larraín et son scénariste Guillermo
Calderón pervertissent la célèbre citation tirée de L’Homme qui tua Liberty Valance
de John Ford : « When the legend becomes fact, print the legend / Quand
la légende dépasse la réalité, on publie la légende » - ils
déconstruisent - et égratignent quelque peu - le mythe, pour mieux en
restituer l’ampleur.
Le
but n’est à aucun moment de raconter une vie à travers le prisme d’un
détail - aussi important soit-il - mais chercher à en capter le moteur,
en inscrivant la fiction dans un contexte politique précis. Ainsi,
l’évocation d’une figure aussi emblématique que Pablo Neruda sous
l’angle de sa cavale permet de mesurer son écho au gré des destinations
et péripéties, tout en interrogeant parallèlement l'Histoire avec une
pointe d’ironie. Larraín ne se refuse pas quelques clins d'œil annexes
savamment distillés. L’apparition furtive d'Augusto Pinochet, alors
responsable d'un camp de prisonniers communistes - passé
cinématographique du cinéaste / futur sombre du Chili -, ou encore
l'introduction du libéralisme avant l'heure - un passage clandestin pour
faire du commerce à la frontière avec l'Argentine -, alors une solution
contournant le système qui sera mise en place à échelle nationale un
quart de siècle plus tard durant la dictature Pinochet. Ces digressions
s'insèrent en complément d'un film-somme sans court-circuiter son cœur :
un portrait haut en couleur fantasmatique, épique et introspectif.
Symbole de la résistance chilienne, artiste idolâtré et intouchable,
Neruda apparaît comme pleinement conscient de cette aura qu'il n'aura de
cesse d'accroître. Il n'est pas question de cracher sur la mémoire
d'une icône, pas plus qu'en chanter les louanges, mais en modifier la
perception. Les lectures de ses poèmes - plus particulièrement le Poème
XX du célèbre recueil Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée
: "les vers les plus tristes pour cette nuit" -, de ses correspondances
avec son ami Pablo Picasso, viennent ponctuer les divers chapitres du
récit à chaque fois dans un contexte nouveau. La contradiction entre les
séquences qui ont précédé et la résonance soudaine des mots illustrent la
portée universelle de son art.
En
captant l’essence d’un artiste et compatriote, Larraín double son
long-métrage d’une dimension plus inconsciente, celle d’un autoportrait
s’exprimant en miroir avec son héros. Lors d’une présentation de son
film précédent El Club par le comédien Roberto Farrias (Acceso / El Club), ce dernier ne manquait pas de rappeler le décalage existant entre la
réception des films du metteur en scène au Chili et en Europe. Dans son
pays d’origine, on préfère le ramener du milieu social dont il est issu
- très aisé - jugé par certains incompatible avec les œuvres engagées
qu’il propose là où en Europe on préfère mettre l’accent sur les
qualités artistiques de ces dernières. Les railleries sur l’engament
politique de Pablo Neruda - modèle d’ascension social initialement issu
d’un milieu modeste -, son mode de vie jugé « bourgeois » etc, qui
sortent de la bouche de l’inspecteur Peluchonneau prennent alors une
tournure beaucoup plus amère, questionnant la légitimité et la
pertinence de l’engagement artistique tout en faisant mine de s’en
moquer.
Pareillement, le cinéaste s’amuse avec ses personnages comme Neruda avec son antagoniste Peluchonneau, profite de la matière créative qui découle de son protagoniste comme ce dernier tire à son avantage la traque dont il fait l’objet. À bien des égards les actes du premier semblent répondre à ceux du second, jusque dans leurs destins. Pablo Larraín, quant à lui, après 10 ans dans son pays natal, s’est éloigné pour tourner son film suivant, Jackie. Un exil dont on ignore s’il marquera un nouveau départ dans sa carrière ou simplement l’ouverture d’une parenthèse internationale plus ou moins longue. Premiers éléments de réponse dès le mois prochain, pour l’heure il réussit avec Neruda un grand écart peu évident : une œuvre à la fois charmeuse et d’une complexité enthousiasmante.
[Source : www.culturopoing.com]
Sem comentários:
Enviar um comentário