Par Emmanuelle Talon
Alors que l’arabe est la deuxième langue la plus parlée en France,
son enseignement dans le secondaire perd sans cesse du terrain au profit
du secteur associatif. Un basculement qui date des années 1980, quand
l’immigration maghrébine a commencé à occuper une part de plus en plus
grande de l’espace public et médiatique. Associé depuis à l’islam et aux
ghettos, l’arabe parviendra-t-il à modifier son image ?
« Lorsque vous laissez des classes d’arabe se faire tenir par des
femmes qui sont voilées dans des collèges publics, vous nourrissez le
populisme. » Dans l’auditoire du Théâtre du Rond-Point venu assister le 7
février 2011 à un débat sur le thème du populisme, la déclaration de
M. Bruno Le Maire, alors ministre de l’agriculture et chargé d’élaborer
le projet de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) pour 2012, ne
provoque aucune réaction. Personne ne semble relever l’énormité d’une
affirmation aussi fausse que révélatrice de la confusion entretenue en
permanence entre enseignement de la langue arabe et prosélytisme
musulman ; une confusion qui nuit au développement de cet enseignement
dans le secteur public.
Faut-il le rappeler ? Le principe de laïcité (article premier de la
Constitution française) et celui de neutralité du service public
interdisent en France à un agent de l’Etat de manifester ses croyances
religieuses dans l’exercice de ses fonctions. Et ni l’éducation
nationale ni les tribunaux ne font preuve de laxisme sur la question,
puisqu’une jurisprudence claire entraîne l’exclusion systématique des
contrevenants (1).
Avec quatre millions de locuteurs, l’arabe est la deuxième langue la
plus parlée sur le territoire français, et le succès de comiques dont
l’humour repose en partie sur l’utilisation de l’arabe dialectal, comme
Jamel Debbouze, témoigne d’un enracinement réel dans la culture
populaire. Mais, si l’arabe a été reconnu « langue de France » en 1999,
après la signature de la Charte européenne des langues régionales ou
minoritaires (non ratifiée à ce jour), choisir de l’étudier dans le
secteur public relève encore du parcours du combattant.
Dans quarante-cinq départements, il n’est pas du tout enseigné. A
Paris, seuls trois collèges le proposent ; un élève scolarisé dans l’un
des cent huit autres collèges doit donc attendre son entrée en seconde
pour pouvoir suivre les cours dispensés, le samedi après-midi ou le
mercredi soir, dans l’un des huit lycées qui le permettent au titre du
dispositif Langues inter-établissements (LIE).
Résultat : sur l’ensemble des élèves du secondaire en France, à peine
plus de six mille choisissent l’arabe, tandis que quinze mille optent
pour le mandarin, quatorze mille pour le russe et douze mille pour le
portugais. Au ministère de l’éducation nationale, on martèle qu’il n’y a
pas un problème d’offre, mais plutôt une demande trop faible pour qu’il
soit possible de maintenir des classes en collège et en lycée.
Cette analyse, qui justifie le non-remplacement des enseignants (deux
cent trente-six en 2006, deux cent dix-huit en 2011) et la réduction
continue des postes proposés au certificat d’aptitude au professorat de
l’enseignement du second degré (capes) (2), ne résiste pas à l’examen,
car le nombre de jeunes apprenant l’arabe dans le secteur associatif est
en expansion depuis le milieu des années 1990. Selon le ministère de
l’Intérieur, soixante-cinq mille suivent des cours dans des associations
communautaires (confessionnelles ou non), soit dix fois plus que les
élèves instruits par l’éducation nationale.
Certes, les parents souhaitant voir ouvrir un cours d’arabe peuvent
en faire la demande par écrit au recteur d’académie ; mais ils le font
rarement, par manque d’information ou en raison d’une mauvaise maîtrise
du français : « Ce n’est pas le genre de population qui se mobilise pour
obtenir des ouvertures de classe », constate Mme Christine Coqblin,
enseignante d’anglais au lycée Diderot, à Paris. Et, même quand
l’académie les incite à proposer l’enseignement de l’arabe, les chefs
d’établissement sont libres de ne pas donner suite. En 2010, sur les
sept écoles secondaires parisiennes de la rive gauche qui ont reçu une
lettre d’encouragement du recteur d’académie, aucune ne s’est portée
volontaire. Pour des motifs divers : préexistence de plusieurs langues
rares dans le collège ou le lycée, peur de nuire à son image de marque,
crainte de voir affluer une population réputée « difficile »,
appréhension de la réaction des parents là où existe un pourcentage
important d’élèves juifs.
Dans le primaire, quarante mille élèves suivent des cours d’arabe
dans le cadre du dispositif Enseignement de langue et culture d’origine
(ELCO), avec des professeurs choisis et rémunérés par les trois pays du
Maghreb. Et, à l’université, « la totalité des effectifs est presque dix
fois supérieure à ce qu’elle était il y a une dizaine d’années »,
d’après le vice-président de l’Institut national des langues et
civilisations orientales (Inalco), M. Luc Deheuvels.
Paradoxale prime au repli communautaire
C’est donc seulement dans le secondaire que le problème se pose — et
de façon d’autant plus préoccupante qu’il s’agit d’une période-clé dans
la construction des jeunes. Comme le soulignait l’orientaliste Jacques
Berque dans son rapport au ministre de l’éducation « L’immigration à
l’école de la République », en 1985, une intégration réussie implique en
effet aussi la reconnaissance par l’école publique de la langue et de
la culture d’origine des parents.
Paradoxalement, près de trente ans plus tard, c’est parce que les
enfants issus de l’immigration sont souvent bien intégrés qu’ils
éprouvent le besoin de renouer avec leur culture d’origine, dans un
contexte où le taux de transmission de la langue arabe entre les
générations recule (3). En refusant de prendre en compte cette demande,
on encourage le repli communautaire que l’on pensait combattre.
Si certaines familles choisissent d’inscrire leur enfant à la mosquée
ou dans une association pour que son apprentissage de la langue se
double d’un enseignement religieux, leurs motivations peuvent aussi être
plus neutres : « Des parents préféreront que leurs enfants étudient
l’anglais et l’espagnol à l’école. Mais, comme il faut aussi les occuper
pendant leur temps libre (…), ils les inscrivent à un cours d’arabe
hors du cadre public », remarque Mme Zeinab Gain, enseignante d’arabe au
lycée Voltaire, à Paris.
Il serait cependant naïf de le nier : les cours dispensés dans les
écoles coraniques sont souvent assurés par des enseignants étrangers qui
suivent des codes différents de ceux de la société où ils résident ; et
les rapports d’autorité archaïques entre maîtres et élèves, ou
l’idéologisation et la mythification de la langue, entraînent un
décalage avec l’enseignement public. Quant aux associations
communautaires, la plupart « perpétuent la tradition maghrébine en
matière d’enseignement, à savoir un cours de langue d’une heure et demie
et un cours d’éducation islamique d’une demi-heure », explique M. Yahya
Cheikh, professeur agrégé d’arabe (4).
Comment en est-on arrivé à la privatisation de l’enseignement de
cette langue, alors même que la France fut le premier pays d’Europe
occidentale à créer une chaire d’arabe au Collège des lecteurs royaux
(futur Collège de France), en 1530 ? Sous le règne de Louis XIV,
Jean-Baptiste Colbert fonda l’Ecole des jeunes de langues (ancêtre de
l’Inalco) pour répondre aux besoins d’échanges diplomatiques et
commerciaux avec l’Empire ottoman en formant des interprètes.
L’agrégation d’arabe fut instituée dès 1906…
Pour comprendre, il faut remonter aux années 1980. En 1983, des
émeutes éclatent au quartier des Minguettes, dans la banlieue de Lyon —
elles aboutiront à l’organisation de la Marche pour l’égalité et contre
le racisme, dite « marche des beurs », de dimension nationale. Puis, en
1989, une fatwa de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny, Guide de la
révolution iranienne, condamne à mort l’écrivain Salman Rushdie pour son
livre Les Versets sataniques. La même année, à Creil, trois
collégiennes sont exclues de leur établissement pour avoir refusé de
retirer leur foulard. Ces événements font les gros titres des journaux
et modifient en profondeur l’image des communautés musulmanes en France,
l’immigration maghrébine devenant un enjeu national. « C’est à ce
moment qu’on a commencé à fermer des classes pleines, se souvient
M. Bruno Levallois, inspecteur général de l’éducation nationale et
président du conseil d’administration de l’Institut du monde arabe
(IMA). Beaucoup de chefs d’établissement et de recteurs ont pris peur
face à tous ces Arabes qui étaient chez nous et qui, justement,
faisaient de l’arabe. »
On touche là au cœur du débat. Alors qu’il est parlé par près de
trois cents millions de personnes dans le monde et qu’il est l’une des
six langues de travail de l’Organisation des Nations unies (ONU),
l’arabe est d’abord perçu en France comme une langue de l’immigration,
et facilement associé aux ghettos, au nationalisme arabe, à l’islam. De
ce fait, un responsable politique ne peut prendre position en faveur de
son enseignement sans se voir opposer un tir de barrage. Quand
M. Jean-François Copé s’y risqua, en septembre 2009, sur BFM-TV, alors
qu’il était président du groupe UMP à l’Assemblée nationale, il fut
ainsi rapidement interrompu par le journaliste Olivier Mazerolle,
visiblement fort soucieux : « Il n’y a pas de dérives possibles ? Parce
que, bon… Vous voyez bien… L’apprentissage de l’arabe… »
S’il est vrai que l’expansion de l’islam a permis la diffusion de
cette langue à partir du VIIe siècle, beaucoup de musulmans ne parlent
pas arabe (c’est le cas de la grande majorité d’entre eux, Indonésiens
ou Turcs par exemple), et beaucoup de locuteurs de l’arabe ne sont pas
musulmans (comme les chrétiens d’Orient). Réduire l’arabe à son statut
de langue sacrée, c’est à la fois ignorer qu’il a préexisté à la
révélation coranique et faire le jeu des extrémistes, trop heureux
d’accaparer ce précieux héritage.
Prévenir les « comportements déviants »
Sans nul doute, l’arabe souffre aussi de la contagion symbolique de
l’histoire coloniale française. Il est la langue du colonisé, et l’on
cherche à réduire encore sa place pour assurer la cohésion d’une
République une et indivisible. Cette idéologie monolinguiste, héritée de
la monarchie et de la Révolution, joue en sa défaveur comme elle a joué
voici quelques siècles en défaveur des langues régionales.
En 1999, le député du Val-de-Marne Jacques-Alain Bénisti remit à
M. Dominique de Villepin, alors secrétaire général de l’Elysée, un
rapport préliminaire sur la prévention de la délinquance qui établissait
un lien entre le bilinguisme des enfants de migrants et la délinquance
(5). Afin de prévenir l’apparition de « comportements déviants » chez
les tout-petits, il estimait que les mères des enfants d’origine
étrangère devraient « s’obliger à parler le français dans leur foyer »
pour habituer leurs enfants à cette seule langue. Largement critiqué par
les professionnels de l’éducation, ce rapport a été amendé, mais il
montre bien la prégnance en France de l’idéologie monolinguiste, son
auteur allant jusqu’à qualifier les langues d’origine de « parlers
patois ». De fait, l’ostracisme dans lequel y est tenu l’arabe
l’apparente à une langue régionale — preuve s’il en est de sa
« familière étrangeté ».
En 2008, le message de l’ancien président Nicolas Sarkozy — absent
aux premières Assises de la langue et de la culture arabes, dont il
avait souhaité la tenue — était : « La langue arabe est une langue
d’avenir et de progrès, de science et de modernité (…). Je souhaite que
ces assises débouchent sur des pistes concrètes de développement de
[son] enseignement (…) en France. » A la rentrée 2012, seules huit
classes ont été créées dans le secondaire. Pourtant, M. Michel
Neyreneuf, inspecteur d’académie et inspecteur pédagogique régional,
témoigne du succès de telles initiatives : « Quand nous avons ouvert une
classe bilingue dans un collège du centre-ville au Mans, il y a eu
quarante demandes pour vingt-cinq places. »
L’arabe sera-t-il sauvé par la mondialisation ? Lors d’une table
ronde organisée au salon Expolangues sur le thème « La langue arabe, un
atout professionnel et économique », les intervenants ont rappelé
l’importance de former des arabophones pour répondre aux besoins
croissants dans le domaine, en pleine expansion, de la finance
islamique. La maîtrise de l’arabe offre aussi des possibilités de
carrières dans la diplomatie ou dans le secteur de
l’hôtellerie-restauration (notamment pour les grands hôtels du Golfe).
Et l’explosion du secteur de l’information en langue arabe ouvre des
perspectives à ceux qui se destineraient aux métiers du journalisme
audiovisuel.
Si les promesses politiques se traduisent par des actes, une autre
barrière devrait à terme tomber : celle qui réserve l’arabe aux seuls
Arabes. Sur BFM-TV toujours, M. Copé, répondant à la question de savoir
s’il encouragerait ses propres enfants à apprendre cette langue,
s’exclama : « Mais je ne suis pas de culture arabe ! » Pourtant, sur les
milliers d’élèves qui étudient le mandarin en France, combien sont « de
culture chinoise » ?
Débarrasser l’arabe de son statut de « langue de l’immigration » et
encourager son apprentissage à l’école de la République serait une étape
essentielle pour permettre à tous ceux qui le souhaitent, quelle que
soit leur origine ou leur religion, de prendre en partage cette « langue
de France ».
(1) Avis du Conseil d’Etat n° 217077, 3 mai 2000, Mlle M.
(2) Vingt postes en 2002, cinq en 2006 et aucun en 2011, le concours
étant fermé (il a été rétabli en 2012, mais aucun candidat n’a été
admis).
(3) François Héran, « Une approche quantitative de l’intégration
linguistique en France », Hommes & migrations, n° 1252, Paris,
novembre-décembre 2004.
(4) Yahya Cheikh, « L’enseignement de l’arabe en France. Les voies de
transmission », Hommes & migrations, n° 1288, novembre-décembre
2010.
(5) Rapport préliminaire de la commission prévention du groupe d’étude parlementaire sur la sécurité intérieure.
Lire aussi le courrier des lecteurs dans l’édition de novembre 2012.
Sem comentários:
Enviar um comentário