L'Iran connaît aujourd'hui une révolution sexuelle sans précédent. Peut-elle ébranler le régime?
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A Téhéran, en juin 2011. |
Si on vous parle de l'Iran, qu'est-ce qui vous vient en tête? Les
ayatollahs, le fanatisme religieux, les femmes voilées? Et pourquoi pas
la révolution sexuelle? Eh oui, depuis trente ans, tandis que les médias
occidentaux s'inquiètent du radicalisme politique de la République
Islamique, le pays s'est embarqué sur la voie d'une transformation
sociale et culturelle fondamentale.
Si elle n'est pas nécessairement positive ou négative, la révolution
sexuelle iranienne est sans conteste un phénomène inédit. En quelques
dizaines d'années, les comportements sociaux ont tellement changé que de
nombreux représentants de la diaspora iranienne sont sidérés quand ils
visitent le pays. «Aujourd'hui, Téhéran pourrait faire passer Londres
pour une ville conservatrice» m'a récemment dit un ami anglo-iranien de
retour de la capitale perse. En effet, en termes de mœurs sexuelles,
l'Iran prend le chemin de la Grande-Bretagne et des États-Unis – et le
prend vite.
Des données sérieuses sur les habitudes sexuelles des Iraniens sont
difficiles à trouver, bien évidemment. On peut quand même en dénicher
quelques-unes dans les statistiques officielles compilées par la
République Islamique. La baisse du taux de natalité, par exemple, est le
signe d'une acceptation bien plus diffuse des contraceptifs et autres
formes de planification familiale – mais aussi d'une détérioration du
rôle traditionnel imputé à la famille.
Ces deux dernières décennies, le pays a connu la baisse du taux de fertilité la plus rapide jamais mesurée dans l'histoire de l'humanité. Le taux de croissance annuel de la population a lui aussi plongé: de 3,9% en 1986, il est passé à 1,2% en 2012, et ce même si la moitié des Iraniens ont moins de 35 ans.
Parallèlement, c'est l'âge moyen du mariage chez les hommes qui a
grimpé, passant de 20 à 28 ans en trente ans. Les femmes iraniennes se
marient quant à elles entre 24 et 30 ans – soit cinq ans plus tard qu'il y a dix ans.
Selon les statistiques officielles, environ 40% des individus en âge de
se marier sont célibataires. Et le taux de divorce a lui aussi explosé.
Entre 2000 et 2010, les chiffres ont triplé, passant de 50.000 divorces
annuels enregistrés à 150.000.
A l'heure actuelle, la moyenne nationale est d'un divorce pour sept
mariages, mais les chiffres sont bien plus élevés dans les grandes
villes. A Téhéran, par exemple, le ratio est d'un divorce pour 3,76 mariages – une situation quasiment comparable à la Grande-Bretagne, où 42% des mariages se terminent en divorce.
Et rien ne dit que la tendance aille en ralentissant. Ces six derniers
mois, le taux de divorce a encore augmenté et celui des mariages a connu
une baisse significative.
Des taux de divorce proches équivalents aux taux européens
Cette mutation des attitudes vis-à-vis du mariage et du divorce
coïncide avec une transformation radicale dans la manière dont les
Iraniens appréhendent le sexe et les relations amoureuses. Selon une étude,
citée en décembre 2008 par un fonctionnaire très haut placé du
ministère de la Jeunesse, la majorité des hommes interrogés admettait
avoir eu au moins une relation avant leur mariage avec une personne du
sexe opposé.
Qui plus est, environ 13% de ces relations «illicites» se sont
soldées par des grossesses non-désirées ou des avortements – des
chiffres qui, s'ils restent faibles, étaient tout bonnement impensables
pour la génération précédente. Il n'y a donc rien d'extraordinaire à ce
que le ministère de la Jeunesse ait mis en garde la population contre «les relations malsaines et la dégénérescence morale, principales causes de divorce parmi les jeunes couples iraniens».
Ces deux dernières décennies ont aussi vu une industrie sexuelle
clandestine prendre son envol. Au début des années 1990, la prostitution
était présente dans la plupart des villes moyennes ou grandes – en
particulier à Téhéran – mais les travailleurs du sexe étaient
pratiquement invisibles, obligés à la plus pure clandestinité.
Aujourd'hui, dans de nombreuses villes du pays, il ne suffit que d'un
clin d’œil ou d'un hochement de tête pour accéder à la prostitution.
Dans certaines rues, il n'est pas rare de voir des prostituées attendre
nonchalamment le client. Il y a dix ans, le journal Entekhab estimait à
près de 85.000 le nombre de travailleurs du sexe, rien qu'à Téhéran.
Encore une fois, au niveau national, impossible de trouver de bonnes
données sur le nombre réel de prostituées – le chef de l'organisme
officiel chargé de la santé publique a récemment déclaré à la BBC que «Certaines
statistiques n'ont aucune fonction positive sur la société, au
contraire, elles ont un impact psychologique négatif. Mieux vaut donc ne
pas en parler» –, mais les chiffres disponibles estiment entre 10
et 12% le nombres de prostituées mariées. Ce qui est tout
particulièrement surprenant, compte-tenu des châtiments extrêmement
sévères que la loi islamique réserve aux relations sexuelles
hors-mariage – surtout pour les femmes. Un élément encore plus
stupéfiant, c'est que les travailleurs du sexe en Iran ne sont pas tous
des femmes. Un récent rapport
confirme que des Iraniennes riches et d'âge moyen, mais aussi des
femmes jeunes et éduquées à la recherche de relations sexuelles à court
terme, font appel aux services personnels de prostitués.
Évidemment, ce serait une erreur de croire que les valeurs
traditionnelles ont complètement disparu. La culture patriarcale
iranienne est encore très forte, et les valeurs orthodoxes sont toujours
entretenues par les classes sociales traditionnelles, surtout dans les
villes et les villages de province. Mais de la même manière, il serait
erroné de croire la libération sexuelle uniquement limitée aux classes
moyennes et urbaines.
Une lumière sur la banqueroute idéologique et morale du régime
Quels sont donc les guides de la révolution sexuelle iranienne?
Plusieurs explications sont possibles, y compris celles impliquant des
facteurs économiques, l'urbanisation, les nouveaux outils de
communication et l'émergence d'une population féminine très diplômée –
chacun étant sans doute en partie responsable de ces mutations. Mais il
faut bien voir que ces facteurs sont aussi à l’œuvre dans d'autres pays
de la région et qu'ils ne connaissent pas d'évolution similaire. (Et
d'ailleurs, une vague de conservatisme social est en train de balayer
une grosse partie du Moyen-Orient, tandis que l'Iran prend la direction
opposée). Qu'y-a-t-il de différent en Iran? Paradoxalement, c'est le
puritanisme d’État – rigide, déconnecté des réalités et empressé à
combattre le «vice» et à promouvoir la «vertu» – qui pourrait alimenter
l'émergence de courants libéraux en Iran.
Depuis la Révolution Islamique de 1979 et l'arrivée de l'Ayatollah
Khomeini au pouvoir, le régime iranien a promu l'idée d'une moralité
collective, en imposant de stricts codes de conduite et en effaçant
totalement la frontière entre sphères publiques et privées. Le maintien
du caractère islamique du pays a été l'une des principales sources de
légitimité du régime et, en tant que tel, il n'y a quasiment aucune
facette de la vie privée qui ne soit pas régie par ses interprétations
de la loi islamique. (De fait, les religieux publient régulièrement des
fatwas sur l'acceptabilité de tel ou tel scénario sexuel – parfois extraordinairement improbable).
Mais voilà, depuis 34 ans, les successeurs de Khomeini ont échoué à
faire advenir leur société utopique – une réalité qui jette une lumière
crue sur la banqueroute idéologique et morale d'un régime endurant déjà
une succession de crises économiques et politiques.
Cette vérité qui dérange n'est pas restée lettre morte chez les
jeunes Iraniens, où les changements sexuels relèvent désormais d'une
sorte de résistance passive. En défiant les privations étatiques, les
Iraniens remettent (consciemment et inconsciemment) la légitimé du
régime en cause. Et pendant ce temps, avec sa contre-offensive
pathétique – ses admonestations sur les «relations illicites»,
par exemple –, l’Etat ne fait que rebuter un peu plus ceux qu'il
cherche à faire rentrer dans le rang. Lentement, mais sûrement, la
révolution sexuelle iranienne est en train d'épuiser le zèle idéologique
d'un Etat associé à l'idée grotesque d'une société utopique, elle-même
fondée sur des principes aussi fondamentalistes que précaires.
A New York, une vie à la Sex and the City est peut-être
d'une inoffensive banalité, mais en Iran, ses conséquences sociales et
politiques ont des ramifications très profondes.
Écrit par Afshin Shahi
[Photo : REUTERS/Caren Firouz - source : www.slate.fr]
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