segunda-feira, 11 de novembro de 2013

Alain Rey : "Chez Baudelaire, le diable est complètement intériorisé, mais complètement présent"


Écrit par Dimitri Laurent

C‘était dans un bar près de la place de Clichy. Y vit un quasi ermite, un bon vivant qui mangent des mots – sans les médire – toute la journée, qui s’interroge sur le sens et sur l’essence. De tout, de l’infini, de l’absolu. Et du diable. Alain Rey, maître d’oeuvre du Grand Robert de la langue française s’est arrêté dans son travail quelques minutes pour raconter son attirance, inavouée jusque là, quant au diable. Ce désir vient d’aboutir à la publication du »Dictionnaire amoureux du diable », qu’il publie aux éditions Plon. Du plomb dans l’IL.

Alain Rey, par amour du mot

Le Rideau : Alain Rey, avant de commencer, une petite confidence. Je viens d’acquérir le « Dictionnaire de l’argot », d’Albert Doillon, chez Bouquins…

Avec Doillon, il faut un peu se méfier. Le problème c’est qu’il a classé les mots par thèmes, ce n’est pas très commode, on a du mal à retrouver ce qu’on cherche et les frontières. Cela dit c’est un grand connaisseur de l’argot. Il y en a eu un autre avant lui, au début du siècle, qui est Gaston Esnault. Il avait notamment étudié l’argot de la guerre de 1914-1918 et il a continué de travailler sur l’argot parisien, jusqu’à 95 ans, pratiquement tous les jours. C’est de lui que viennent la plupart des références. Avant, il y a eu toute la série des grands dictionnaires d’argot du XIXe, Bruant, Delvau, Delesalle, etc., j’ai une bibliothèque d’argot à peu près complète. Je dois avoir une centaine de dictionnaires de l’argot.

Vous avez entendu parler de la langue des oiseaux ?

Tout ce qui est communication animale, c’est un énorme domaine. Je m’en suis beaucoup occupé quand j’étais aux États-Unis parce que j’ai travaillé dans l’institut de recherches d’un certain Thomas Sebeok, qui est l’inventeur de la zoosémiotique. C’est un élève de Roman Jakobson qui avait eu un énorme prêt de l’institut de Washington pour étudier la communication chez les singes supérieurs. Le problème est de savoir comment les oiseaux communiquent à l’intérieur de leur espèce avec les autres individus. Donc ça élargit l’idée que ce  langage à quelque chose de très très différent du langage humain, parce que ça inclut tous les systèmes de signes à leur disposition. Ce sont des systèmes acoustiques, mais aussi chimiques, olfactifs, de positions, etc. Par exemple, le langage des abeilles, très discuté, d’ailleurs…Le vol des abeilles a été décrypté d’après leurs positions et leur manière de voler, la situation dans l’espace, caractéristiques qui seraient des messages envoyés aux autres abeilles pour qu’elles aillent cueillir du pollen dans d’autres endroits. C’est discuté, mais il y a une base.

Moi, je voulais vous parler de la langue des oiseaux, langue humaine secrète basée sur les sons…

Oui, ça, c’est encore un autre truc. Il y a d’ailleurs un très beau bouquin d’Umberto Eco, qui est un ami, sur les langages inventés. Il y en a des centaines. Dans mon « Dictionnaire amoureux du diable », qui vient de paraître, je consacre un chapitre à l’ésotérisme de la fin du XIXe en France et notamment à « Là-bas », de Huysmans. Ce sont des univers assez différents les uns des autres. J’essaie d’avoir des idées très claires là-dessus. Le langage est spécifique à l’espèce humaine. La grande connerie, c’est quand on a voulu étudier la communication chez les singes supérieurs en imaginant qu’on pouvait quasiment les faire parler. Ce qui ne marche pas du tout. Ils ont un cerveau qui leur permet la communication à un niveau très élaboré, mais avec des moyens qui ne sont pas ceux de la phonétique humaine. Les sons qu’ils produisent ont une valeur de communication très faible. Mais ils ont d’autres moyens que nous ne connaissons pas. Il y a une immense théorie générale, qu’a élaboré Jakob von Uexküll. Ce dernier explique qu’une grande partie des spécificités des espèces animales réside dans leur type de communication. Ils ont chacun une bulle sémiotique avec des échanges de signes qui sont propres à l’espèce. Les communications interspécifiques sont très faibles parce que les systèmes sont différents. Dans son étude, il intègre l’espèce humaine en disant que de même que les animaux ne parlent pas comme les humains, les humains ne comprennent rien à la communication des animaux, par définition. Et que s’ils arrivent à comprendre quelque chose, ce serait exactement de la même nature que de comprendre l’astronomie stellaire. On a maintenant des idées assez précises, à cause de la science moderne, sur la vision chez les chats, par exemple. Plus on les connaît, plus on s’aperçoit que c’est différent du système humain. Donc les équivalences qu’on faisait, c’était de l’anthropomorphisme. Maintenant on sait qu’on ne sait presque rien, c’est le grand progrès (Rires).

Parlons du diable…Pourquoi avoir choisi ce thème ?

Je me suis toujours intéressé à l’histoire des idées, à la philosophie, moins à l’histoire des religions. Mais justement, ça m’a incité parce qu’il se trouve que j’étais tombé, il y a une vingtaine d’années, sur un bouquin publié par les études carmélitaines, maison d’édition que je ne fréquente pas – je suis athée -, qui avait publié un livre sur Satan. Un de mes amis linguistes m’avait signifié que cet ouvrage était remarquable. Il avait d’ailleurs fait une introduction sur l’image romantique du diable, chez Baudelaire, Hugo, etc. J’ai acheté le bouquin, je l’ai lu et ça m’a paru assez fascinant, parce que dans l’histoire des idées ça débouche sur toutes les aberrations de l’Inquisition, etc. La croyance au diable a été une force insensée. Et un autre sujet m’a tout de suite paru digne d’intérêt : savoir à partir de quand on a donné au diable l’image qu’il a, ce qui est relativement récent. C’est strictement le christianisme : ça se passe entre le Ier siècle avant la date attribuée à la vie probable de Jésus, jusqu’à deux-trois siècles après. Et ce sont des religions orientales qui, dans le système de croyances aux mauvais esprits, qui elle est universelle, ont  dégagé l’idée qu’il y avait un bon Dieu et un Dieu mauvais. C’est devenu le manichéisme après, mais c’était déjà le mandéisme et d’autres religions qui sont en interférence avec les débuts du christianisme. Dans la Bible, il y a bien un personnage qui s’appelle Satan, mais ce n’est pas du tout le diable moderne. C’est un auxiliaire juridique de Dieu chargé d’éprouver les gens. Ce n’est pas du tout l’esprit du mal. Il est chargé d’aller embêter les humains, et notamment Job. Dans la Bible, au sens moderne du mot, il y a le personnage de Satan, il y a des mauvais esprits, très nombreux. Pratiquement toutes les croyances extérieures au judaïsme. Les Hébreux n’ont maintenu leur cohésion que grâce à l’alliance avec Dieu. C’est le monothéisme qui rend possible l’idée du diable, mais c’est le dualisme – Dieu bon, Dieu mauvais – qui permet la concrétisation de l’esprit du mal à un niveau élevé. Le christianisme remet le diable à sa place, c’est à dire très en dessous de Dieu, mais comme esprit du mal extrêmement puissant quand même.

Vous avez dû étudier avec précision le symbolisme…

C’est à l’intérieur des systèmes symboliques qui viennent de la magie primitive, bien sûr. Il faut éviter primitif, mais disons « la plus ancienne ». Ça commence lors de la préhistoire. Les gens ont d’abord cru à des forces naturelles, invisibles, non perçues et puis senties, dans lesquelles il y avait des mauvais esprits. Ensuite le christianisme a brassé tout ça et en a fait un personnage unique.

Il y a une époque clé dans l’image du diable. Le XIXe siècle…

C’est une époque où le diable cesse d’être ce qu’il était entre le Ier-IIe siècle et la Renaissance. Il cesse d’être un pouvoir extérieur à l’homme et tout puissant. Ça devient quelque chose qui fait mal agir l’homme, qui l’intériorise. C’est complètement cela chez Dostoïevski, Kierkegaard, Barbey, Bloy…Tous ces gens sont des chrétiens fervents et marginaux. En général ce sont des chrétiens qui sont contre le système de l’Église. Chez Bloy il y a des moyens d’écriture qui ne sont pas incomparables à ceux de Céline.

Joseph de Maistre

Vous ne parlez pas de l’impitoyable Joseph de Maistre, il me semble…

Maistre c’est quand même une rhétorique qui est subtile, forte, mais qui n’est pas enragée. Chez Céline et Bloy, c’est la rage.

Vous traitez de la figure du diable, chez Céline ?

Non. Il n’y croit pas. Il faut y croire un peu. Barbey, Bloy, etc. comme ce sont des croyants fervents, ça fonctionne. Vous ne trouverez pas beaucoup de diables chez les bouddhistes, par définition. J’ai des chapitres sur les mauvais esprits dans les religions indiennes, chinoises, etc., mais il n’y a pas de diable constitué. Jamais.

Sade ?

Sade  non plus, parce qu’il est athée et militant de l’athéisme. Il n’y a donc aucune place ni pour Dieu ni pour le diable. Mais évidemment on le croise dans l’article sur le mal. Le mal, le pêché, il n’en veut pas. Le diable ne peut pas vivre dans son univers mental.

Vous avez choisi de classer alphabétiquement les notions. Pourquoi ?

Toujours. En fait ce n’est pas écrit comme ça, mais ensuite on coupe en morceaux pour répartir alphabétiquement en évitant le plus possible les redondances ce qui est très difficile. Ensuite, j’attache beaucoup d’importance aux désignations parce que le fait qu’on dise « diable », « démon » ou « Satan », « Belzébuth » ce n’est pas la même chose.

Ce travail vous a demandé combien de temps ?

Deux ans et demi, à tiers temps, disons. Le Grand Robert, ça prend du temps aussi, ça ne se fait pas tout seul. Maintenant je supervise le Robert. Mais, par contre, le dictionnaire historique de la langue française, je m’en occupe seul. J’ai eu des collaborateurs pour la première édition tandis que maintenant je fais toutes les modifications, les nouvelles éditions. Sans cela, l’éditeur ne publierait pas ; ça lui couterait trop cher.

Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans l’élaboration de ce « Dictionnaire amoureux du diable » ?

C’est d’avoir les bonnes sources. Ne pas se contenter de ce que dit tel historien des religions sur Zarathoustra ou autre. Mais lire les textes intertestamentaires, tous les textes hébreux non retenus par la Bible, etc. Tout ça est bien publié. Pareillement pour les textes gnostiques qu’on a trouvés à Qumrân, il y a quelques décennies. Ils sont extrêmement intéressants parce que ce sont des formes où le diable est très très actif. Sous une forme en général multiple : le fait de l’imaginer comme le personnage chef de tous les mauvais esprits, c’est vraiment chrétien. Pour les mots d’origine orientale, ç’a aussi été un travail formidable parce qu’il y a tout l’aspect historique, étymologique, mais aussi l’aspect symbolique développé par mon compagnon calligraphe. La calligraphie c’est à la fois la représentation esthétique de l’écriture, mais elle est chargée de valeurs symboliques permanentes. Ce qu’il y a de remarquable dans le travail de Lassaâd Metoui c’est qu’à la fois il est un éminent calligraphe, mais il inclut ses calligraphies dans des compositions beaucoup plus vastes avec des motifs décoratifs orientaux et des créations abstraites, genre Artung ou Soulage, dans cet esprit-là. C’est une synthèse entre l’écriture arabe, l’art islamique traditionnel qui peut être persan, turc, arabe et puis l’art occidental contemporain. Mais abstrait : il garde cette réticence à représenter la réalité et surtout l’être humain qui est dans l’islam. Lui se dit agnostique, mais en fait, comme beaucoup de gens d’origine arabe, l’islam l’a marqué.

Vous abordez évidemment plusieurs domaines. La musique et la littérature, bien sur. Mais aussi une grande part accordée à la peinture…

Peinture, musique, littérature. La peinture c’est énorme, surtout à certaines époques – notamment entre le XIVe et le début du XVIIe siècle. Avant ça il y a surtout Jérome Bosch, qui ne représente pas le diable traditionnel, mais qui représente la diabolisation de la création.

Avez-vous un diable préféré ?

Ce serait Baudelaire. Avec « Les litanies de Satan », des choses comme ça. Chez lui, le diable est complètement intériorisé, mais complètement présent. C’est sa vie quotidienne. Il y croit, mais c’est lui. Comme chez Dostoïevski. Dans « Les Frères Karamazov », il est tout le temps question du diable.

Votre mot préféré ?

Je suis obligé de vous le dire. Pivot me l’avait demandé dans « Apostrophes ». Avant toute intention d’écrire quoique ce soit sur le diable, je lui avais dit « luciférienne », au féminin. Ç’a travaillé. S’il y a un mot favori, ce serait « Lucifer ». Lucifer c’est le porteur de lumière. Ça vient du culte des astres. C’est l’étoile la plus brillante, donc l’archange, qui devient après sa chute le chef des diables. (Rires)

On pensait qu’Alain Rey s’était assagi avec le temps…

Au contraire, je déconne de plus en plus (Rires). J’essaie en tout cas. Mais de manière systématique.

Infos pratiques :
Dictionnaire amoureux du diable, Alain Rey, Plon.
975 pages – 26€

Disponible depuis le 17 octobre

[Source : www.lerideau.fr]

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