Selon les statistiques, les deux tiers des locuteurs de français se trouvent aujourd'hui en Afrique. Et c’est sur le continent que sa pratique connaît la plus grande progression. Mais elle est aussi au cœur d’enjeux historiques, politiques et sociaux. Quel avenir pour la langue de Molière ? Dernier volet de notre série sur l'état de la francophonie en Afrique.
Le français a été choisi comme langue d'enseignement dans beaucoup de pays d'Afrique.Écrit par Aurore Lartigue
Jean-Martial Kouamé est professeur titulaire au département des sciences du langage de l’université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan et directeur de l’Institut de linguistique appliquée d’Abidjan. Il est également membre du comité scientifique de l’Observatoire de la langue française de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF).
RFI : Quand on regarde les chiffres avancés par l’OIF, on a l’impression que l’avenir du français sur le continent africain est tout tracé. Pourtant, à travers notre série, on a le sentiment que la réalité est plus complexe. Comment diriez-vous que la langue de Molière se porte en Afrique ?
Jean-Martial Kouamé : De manière générale, on peut dire que la langue française se porte très bien en Afrique, selon les données de l’OIF ou les statistiques compilées par l’Observatoire de la langue française. On observe que du fait de la démographie en Afrique, on a de plus en plus de locuteurs. Et surtout du fait de la scolarisation en français. Les enfants qui naissent dans ces pays à très forte démographie sont très vite en contact avec le français.
Dans les pays d'Afrique dite francophone, le français est la langue de l’enseignement. Mais dans la réalité, dans aucune de ces États la totalité de la population ne parle français. Comment l’expliquez-vous ?
Les cas de figure ne sont pas les mêmes. On a des pays qui ont une langue majoritaire, une langue qui sert déjà de véhiculaire, langue d’intercompréhension, c’est le cas du Sénégal, avec le wolof parlé par 90% de la population. Ou de la Centrafrique où les populations vont utiliser le sango parlé par plus de 90% de la population. Mais ce qui fait la part belle au français, c’est qu'en Afrique, on est souvent dans une situation de multilinguisme. C'est le deuxième cas de figure, qu'on trouve en Côte d'Ivoire où il y a une soixantaine de langues, au Burkina Faso où il y en a une cinquantaine, mais aussi au Gabon ou au Cameroun. Aucune langue ne domine donc il y a un besoin de communication, et le français devient la lingua franca, le véhiculaire. Dans ces pays-là, on se rend compte que les enfants vont acquérir le langage par le français, à l’école, mais qu'il y a aussi une transmission familiale du français, surtout en zone urbaine.
Dans les pays où sont réalisées des expériences d'apprentissage bilingue, en français et en langue locale, les résultats sont bien meilleurs.
Il y a donc un fort enjeu sur l’école, sur la qualité de l’enseignement…
Tout à fait. Le problème, c'est que souvent l’enseignement du français s’est fait au détriment de la valorisation, de la promotion des langues locales. Alors que ces langues-là vont avoir un impact sur l’apprentissage du français et c’est d’ailleurs pour ça que l’OIF a initié depuis un certain nombre d’années le programme école et langue nationale (ELAN), qui va prendre en compte la première langue des populations dans la scolarisation. Dans les pays où sont réalisées les expériences d’apprentissage bilingue en français et en langue locale, on se rend compte que les résultats obtenus par les apprenants sont bien meilleurs comparés à ceux dont le français est unique langue d’apprentissage.
À travers notre série de reportages, on voit que les langues locales sont de plus en plus utilisées, favorisées. Je pense notamment au wolof, au Sénégal. L’avenir du français en Afrique se situe-t-il dans cet équilibre à trouver entre promotion des langues locales et promotion du français ?
Oui j’irais dans ce sens en effet. La Côte d’Ivoire par exemple a fait il y a quelques années un constat d’échec concernant l'enseignement du français. L’Institut de linguistique appliqué d’Abidjan avait été créé pour renforcer son apprentissage. Mais chemin faisant, les professeurs se sont rendu compte que les difficultés que rencontraient les apprenants dans leur apprentissage du français étaient dues à l’influence des langues premières sur le français. L’enseignement du français était fait sans la prise en compte de ces langues. Le français se retrouve aujourd’hui sur les cinq continents, il est au contact avec le quart des langues de la planète, plus de 1 500 langues sont aujourd’hui au contact du français. Ne pas en tenir compte, c’est une erreur didactique qui commence à être corrigée par les instances de la francophonie. C’est connu que dans tout apprentissage langagier, une langue première va avoir une influence. Il faut en tirer profit.
Ce développement des langues locales peut-il expliquer cette impression de « recul », de « perte de vitesse », ressentie pour le français ?
Il ne faut pas toujours penser le développement des langues en termes de concurrence. Dans ces pays, les autorités se sont rendu compte que ces langues représentaient de vrais trésors, qu'on se privait d’une manne important du savoir. C'est pourquoi il faut les développer, en faire la promotion, et ne pas penser que parce que ces langues gagnent du terrain ou sont plus mises en avant, le français va reculer. Il s’agit dans la plupart des pays francophones aujourd’hui de valoriser des langues qui pendant longtemps ont été minorées, pour en tirer ce qu’il faut pour le développement. En Côte d'Ivoire, les données statistiques de l’Unesco et du ministère de l’Éducation nationale indiquent qu’il y a 47% d’analphabètes : près de la moitié des habitants du pays n’a pas accès à l’information officielle qui est donnée en français. Mais vous voyez bien que développer ces langues pour que ces populations aient accès à l’information ne veut pas dire que le français est en train de perdre du poids. On a besoin du français, le français est une langue internationale.
Pour vous, il n’y a pas de données qui permettent d’attester d'une baisse de niveau dans des pays comme la RDC ou l'Algérie ?
La RDC est un pays multilingue, comme dans beaucoup de pays en Afrique. Vous avez sur le territoire plus de 221 langues et parmi elles, il y en a quatre qui servent de véhiculaires, mais il n’empêche que le français est utilisé au quotidien comme langue d’intercommunication ou langue véhiculaire pour les populations. Je suis allé à Kinshasa et j’ai pu voir que les gens parlaient lingala mais que le français était aussi bien présent. Donc de mon point de vue, le français n’est pas en perte de vitesse, le français continue d’être utilisé au quotidien.
Un pays comme l’Algérie, où l'on a vu se mettre en place une politique d’arabisation qui a fait un peu d’ombre au français, reste le troisième pays le plus francophone au monde. Donc même si d’un point de vue officiel le français n’est pas reconnu comme une langue à statut privilégié, dans les faits, le français est dans la vie quotidienne des populations. La télé est regardée en français, le français est présent dans les foyers...
Il y a l’Algérie qui a introduit l’anglais dès le primaire... Il y a aussi le Mali, où la junte au pouvoir a décidé d'ôter à la langue de Molière son statut de langue officielle. Le français est donc toujours vu comme le vecteur d’une influence française, une influence coloniale en Afrique, et demeure donc toujours à ce titre objet de méfiance ?
Ce sentiment part du vécu colonial. Lors de la période de la colonisation, plusieurs décrets, plusieurs arrêtés ont interdit l’usage des langues locales dans les interactions entre les colons français et les populations. Pendant longtemps, rien n’a été fait pour réhabiliter ces langues, et aujourd’hui, dans les rapports conflictuels qu’il y a entre la France et certains pays, ces ressentiments ressortent. Mais je pense que la francophonie est en train de comprendre cette réalité et d'essayer de corriger les choses pour que la francophonie ne soit plus vue comme un espace d’impérialisme linguistique.
Le français n'est plus la propriété de la France ; c'est devenu aujourd'hui la propriété de plusieurs pays africains.
L’année dernière, les mots « go » (petite amie), « brouteur » ou « babtou » ont fait leur entrée dans le dictionnaire Petit Robert. Des mots d’origine africaine qui contribue à la vitalité de la langue française. Cela témoigne au contraire d’une appropriation de la langue ?
Dans les faits, je peux parler d’appropriation du français en Afrique, au point que, de mon point de vue – d’autres intellectuels n’ont pas le même point de vue –, le français n’est plus la propriété de la France. C’est devenu aujourd’hui la propriété de plusieurs pays africains. Le problème, c'est que l’Académie française continue de jouer les censeurs et de proscrire certains usages qui ne sont pas reconnus comme des usages du français en France. Mais non, il faut que ces mots de vocabulaire soient intégrés dans le dictionnaire français, comme avec le projet du « dictionnaire des francophones ». Quand il s’agit de compter le nombre de francophones, on compte les francophones de tous les pays, mais quand il s’agit de valoriser l’usage, on va valider au compte-gouttes quelques mots. Il faut assumer les différentes variations de la langue française. Il faut que, dans l’espace francophone, les différents vocabulaires comme les différents accents soient acceptés. Que cela devienne un patrimoine de la francophonie : il ne faut pas rester à surveiller la langue comme si elle était en danger. Toute langue évolue, varie, et c’est ce qui fait que des langues comme l’anglais ont connu un développement phénoménal.
Avez-vous parfois l’impression que le français parlé en Afrique est considéré comme un « sous-français », et que les francophones africains sont considérés comme des locuteurs de seconde catégorie ?
C’est l’impression que l’on a quand on voit qu’on insère un ou deux mots venus d’Afrique dans le dictionnaire et qu’on fait beaucoup de bruit autour comme si c’était quelques chose d’extraordinaire. Il y a une pléthore de mots qui émergent et sont validés par les populations, qui sont repris sur les chaînes officielles, dans les conversations, sur internet... Cela fait partie du patrimoine. D'autant que, plus on a de locuteurs, plus on impose la norme. Aujourd’hui, l’anglo-américain a pris le pas sur le british. Le portugais parlé au Brésil est plus valorisé que le portugais parlé au Portugal. C’est comme cela que ça se passe.
[Photo : Getty Images - Pascal Deloche - source : www.rfi.fr]
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