Jusqu’à présent, le lecteur francophone ne pouvait lire que trois pièces de théâtre et quelques poèmes du poète et dramaturge yiddish H. Leivick (1888-1962). La traduction par Rachel Ertel de son témoignage sur ses six années d’incarcération, d’exil et de travaux forcés « dans les bagnes du tsar » est un événement.
H. Leivick, Dans les bagnes du tsar. Trad. du yiddish par Rachel Ertel. L’Antilope, 512 p., 23,50 €
Écrit par Carole Ksiazenicer-Matheron
Dans le monde yiddish, le nom de Leivick, à l’égal de ceux de Peretz ou de Sholem-Aleykhem, suscite un sentiment immédiat de reconnaissance culturelle, d’affection et de vénération pour le poète-prophète, qui souffre les douleurs de tous et les restitue dans une langue parfois hermétique, mais innervée par le sens de sa mission sacrée : affirmation d’une identité collective cimentée par le verbe, le lyrisme, l’engagement aux côtés des plus faibles ; mise en œuvre d’une dramaturgie pathétique propulsée par la fulgurance des images messianiques, qu’elles soient directement apocalyptiques ou filtrées par l’humble registre du quotidien juif.
Le parcours de Leivick pourrait paraître similaire à celui de beaucoup de ses compagnons écrivains, émigrants du début du XXe siècle dans la metropolis américaine et membres du groupe poétique d’avant-garde les Yunge : enfance pauvre en Biélorussie, dans une famille nombreuse qu’il quitte précocement pour étudier à la yeshiva, perte juvénile de la foi et engagement révolutionnaire dès son adolescence ; écriture des premiers poèmes en hébreu et passage au yiddish comme langue d’écriture, signe identitaire de son engagement social et de sa volonté de transmutation des énoncés marqués par le mysticisme et l’érudition juive en un message délivré à tous, que ce soit sous la forme plus accessible et universelle du poème, marqué par un lyrisme libératoire, ou celle, plus ésotérique, du drame, relevant du symbolisme et s’élaborant autour d’une sacralisation mystique du destin juif. Au sein de ce parcours archétypal, l’expérience pendant six ans du bagne et de la condamnation à la relégation à vie en Sibérie pour ses activités révolutionnaires inscrit une césure irréversible, qu’il évoque lui-même comme un « abîme », avant sa fuite et son passage aux États-Unis en 1913.
Comme la plupart des poètes yiddish en Amérique, Leivick gagne humblement sa vie en tant qu’artisan et écrit pour la presse yiddish radicale, y compris communiste jusqu’en 1929, date à laquelle il quitte le journal le Frayhayt en compagnie de Lamed Shapiro pour protester contre la position « internationaliste » du journal sur les révoltes arabes contre le yichouv juif en Palestine. Il collabore également au Tog, d’obédience plutôt sioniste, et participe aux nombreuses revues poétiques éditées par les Yunge. À partir des années 1930, il devient le poète le plus connu du monde yiddishophone, le représentant quasi officiel de la culture yiddish lors des grands congrès internationaux pour la défense de la culture contre la barbarie nazie. Son drame le plus célèbre, Le Golem (1921), a été lu comme une interrogation angoissée sur la violence révolutionnaire, et, après la Seconde Guerre mondiale, ses « poèmes dramatiques » Le Maharam de Rothenbourg et Le Mariage à Fernwald sont une évocation symboliste de la persécution nazie et de l’espoir endeuillé et fragile de la reconstruction de l’univers de sens juif.
À part ces trois pièces de théâtre accessibles en traduction, le lecteur français a pu avoir accès à un échantillon de poèmes traduits dans Le miroir d’un peuple, anthologie de la poésie yiddish due à Charles Dobzynski. C’est dire combien la parution en français du texte testamentaire et autobiographique de Leivick, Dans les bagnes du tsar, publié en 1959, juste avant la maladie qui va le priver de l’usage de la parole et des ressources du verbe poétique, texte magnifique et magnifiquement traduit par Rachel Ertel, est un événement à plus d’un titre.
Prisonniers dans un bagne russe (vers 1908)
D’abord parce que c’est cette expérience vécue dans sa chair, au plus profond de l’abîme carcéral et de l’exil sibérien, qui fait sans doute la différence avec les autres modernistes yiddish aux États-Unis, tous passés par les affres de l’émigration, des tumultes de l’histoire et des difficultés de la vie d’écrivain dans une langue minoritaire, mais dont bien peu, à l’époque des Yunge, au début du XXe siècle, ont pu sentir à ce point le fardeau de la domination totale, de l’écrasement du corps et de l’esprit lors de l’expérience unique de l’enfermement et de la sujétion absolue.
En ce sens, c’est ce texte mémoriel, écrit cinquante ans après les événements, qui établit la signature du témoin et reconstitue les différentes strates de cette initiation à la souffrance et à la complexité humaine. En ce sens également, ce récit en prose, mi-témoignage historique, mi-récit rétrospectif réévalué par la distance temporelle, la plongée dans la mémoire affective, la pulsation pleine de bruit et de fureur, de nostalgie et d’amertume, des souvenirs d’enfance, témoigne d’une double et constante vectorisation, du présent de la narration vers le passé historique (y compris la longue durée de l’histoire juive, restituée dans le texte par la référence au grand historien du judaïsme, Graetz), mais aussi à partir du vécu personnel de l’oppression tsariste, vers l’horizon à venir des deux grands régimes de terreur du XXe siècle, stalinisme et nazisme. De ce double horizon d’attente résulte un texte à la puissante force évocatrice, jouant d’intentionnalités multiples, temporalisées par l’épaisseur des références historiques et littéraires.
Centrale, la référence à Dostoïevski est thématisée par un dialogue dramatique noué avec un codétenu dans les ténèbres du cachot, épisode inaugural du récit après une introduction qui insiste sur l’urgence d’une résurrection des souvenirs autobiographiques au moment de leur restitution tardive, au seuil de la vieillesse. L’entrée dans la narration se fait par ce passage de ténèbres où le narrateur est plongé, et où le rejoint bientôt un condamné de droit commun dont il ne verra jamais le visage mais avec qui il noue une de ces conversations pleines de contradictions chaotiques, de luttes intérieures et de la volonté d’explicitation de leur condition commune qui caractérise l’ensemble des confrontations humaines tout au long du récit. Si Crime et châtiment ou l’épisode du Grand Inquisiteur sont explicitement convoqués, nulle référence plus explicite n’est faite au « modèle » auquel on pourrait à plus juste titre comparer notre ouvrage : celui de ces « carnets de la maison des morts » qui sert aussi de référence implicite à Si c’est un homme de Primo Levi, republié, ne l’oublions pas, en 1958, c’est-à-dire presque en même temps que le texte de Leivick. Se profile ainsi une matrice de transmission des écrits de l’enfermement, jouant sur des invariants communs par-delà les différences de contextes, d’époques et de systèmes politiques d’oppression. Par analogie, on pourrait y adjoindre la fiction d’un Malamud, avec son « homme de Kiev » (The Fixer, 1966), dont la périodisation et l’atmosphère au moment du procès Beilis, en 1913, dans la Russie d’avant la révolution, peuvent également évoquer les épisodes narrés par Leivick ; tous deux faisant état d’une cruauté exacerbée, qui n’a bien sûr pas l’ampleur et le caractère définitif des contextes ultérieurs (camps nazis et goulag), mais qui permet néanmoins de poser des questions cruciales quant à la nature humaine et à la résistance spirituelle face à un pouvoir tyrannique.
Qu’il s’agisse des épisodes et des motifs (les chaînes et les châtiments corporels, la nourriture, la promiscuité, le sadisme ordinaire, la camaraderie et la résistance à la brutalité), ou des lieux emblématiques (la prison, l’étape, le voyage fers aux pieds, l’hôpital, la steppe…), une grammaire se donne à lire, enjambant les contextes, d’autant plus que le récit de Leivick s’effectue après un probable contact avec des témoignages issus du contexte des années 1950, la référence aux régimes de terreur hitlérien et stalinien figurant explicitement dans le récit.
H. Leivick © D.R. |
Ainsi les réflexions du narrateur évoquent-elles sans l’usage du terme la notion de « zone grise », à partir de la partition fondatrice entre détenus de droit commun et détenus politiques, qui témoigne cependant déjà à ses yeux d’une culture du passé, celle des années idéalistes de ferveur et d’ascèse révolutionnaires, lors même que la foi des militants, jugée à l’aune de l’intransigeante droiture politique et humaine du jeune détenu, semble s’être considérablement érodée. Par le biais des dialogues multiples qui scandent les rencontres, se formulent les interrogations fondamentales de toute lutte opposant violence révolutionnaire et violence institutionnelle (comme celle des autorités légales qui règnent sur les détenus avec arbitraire) ou violence de « droit commun » qui s’abat sur les plus faibles (le pogrom, le crime conjugal, le meurtre abject à la Raskolnikov…) ; celles des moyens et des fins du combat contre l’État, de la solidarité collective, de la communauté et du sacrifice de soi, de la nature et de la légitimité (ou non) du terrorisme, de la place des femmes dans la lutte et dans la société carcérale, des compromissions voire des trahisons qui vont de pair avec le système des privilèges au sein du microcosme punitif et de l’auto-administration des détenus, par-delà leur commune soumission à un pouvoir discrétionnaire ; rejoignant finalement en cela l’ouvrage lui aussi testamentaire de Primo Levi, écrit « quarante ans après Auschwitz », Les naufragés et les rescapés, où l’insistance sur les différentes attitudes face à l’oppression, la théorisation de la « zone grise » et l’analyse fouillée des principales émotions suscitées par l’expérience concentrationnaire, la culpabilité et la honte devant l’effacement des distinctions morales et la participation quasi inévitable au « mal », rappellent à la fois le texte de Dostoïevski et celui de Leivick.
En commun également, la fonction pédagogique et initiatique de l’expérience de l’enfermement dans le développement de la vocation d’écrivain, qu’il s’agisse de la nécessité du témoignage autobiographique ou de la peinture d’un monde humain élargi aux dimensions de l’universel, riche en contrastes et en situations poignantes. Cette gamme d’expériences hors du commun témoigne dès lors de l’abaissement le plus extrême comme des possibilités d’envol imaginaire les plus transgressives et les plus débridées. C’est le cas lorsque l’auteur évoque les dialogues hallucinatoires avec une figure paternelle pleine de douleur réprobatrice envers le fils en rupture de tradition ; ou encore les joutes polémiques et dramatisées par le délire typhique avec la figure du Christ, descendu de sa croix pour être le « neuvième détenu » ; ou de la résurgence vive et frémissante des souvenirs d’enfance, dont le plus impressionnant est sans doute celui d’une « envolée » onirique et jubilatoire de l’enfant dans les airs, sur les traces d’une paisible vache menée à la pâture : scission intérieure qui annonce les épisodes surnaturels du Golem, autre figure sacrificielle confrontée au rejet du père, à la solidarité messianique, à la dépersonnalisation prophétique et poétique.
Les ténèbres qui submergent l’âme souffrante du golem comme celle du poète Leivick sont peut-être nées dans l’espace du bagne tsariste, dans la solitude du sol nu du cachot où résonnent les paroles de l’autre et l’incertitude des limites du corps propre. C’est en tout cas en poète juif que Leivick traverse et transmet l’expérience de l’extrême, comme il nous le rappelle lui-même : ses premiers poèmes, ses premiers drames ont traversé avec lui l’obscurité de la prison, ont été cachés dans sa paillasse de détenu et transportés en imagination jusque dans la lumière majestueuse de la steppe sibérienne afin d’innerver le grand corps communiel de la poésie moderne en langue yiddish.
[Source : www.en-attendant-nadeau.fr]
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