Résumé : Une formidable anthologie de la pensée écologique réunissant des textes de plus de quatre-vingts auteurs différents, dont l'ampleur est sans équivalent à ce jour.
Par Hicham-Stéphane AFEISSA
Dans un bel article consacré à l’histoire du mouvement phénoménologique, Rudolf Schmitz-Perrin a rappelé que, dans les années 1920, c’est à l’Université de Strasbourg que s’est initiée la toute première réception de la phénoménologie d’Edmund Husserl en France, sous la houlette généreuse de Jean Héring (1890-1966) et d’Emile Baudin (1875-1966), tous deux professeurs de philosophie et de théologie protestante et catholique de l’université – bien avant, donc, le long article d’une cinquantaine de pages de Léon Chestov, écrit et publié en Russie en 1917, paru à Berlin en 1923, et traduit en français en 1926 sous le titre de "Memento Mori" . La proximité géographique aidant – une cinquantaine de kilomètres séparent en effet Fribourg-en-Brisgau, où Husserl a enseigné de 1916 à 1928, de Strasbourg –, la nouveauté radicale de la phénoménologie husserlienne n’a pas tardé à se répandre de l’autre côté du Rhin, là où a su l’y conduire pour la faire rayonner cet ancien étudiant de Husserl que fut Jean Héring .
C’est sur la recommandation de ce dernier qu’Emmanuel Lévinas, étudiant lituanien à Strasbourg depuis 1923, se présentera à Husserl au cours du semestre d’hiver 1928-1929 . Avec Gabrielle Peiffer – autre étudiante strasbourgeoise – ils traduiront ensemble plus tard les Méditations cartésiennes, dont Husserl demandera un exemplaire à Alfred Schütz, dans une lettre de 1932, "pour Strasbourg, particulièrement pour l’abbé Baudin qui est un phénoménologue qui surprend par sa compréhension profonde". C’est encore à Strasbourg qu’il viendra prononcer l’une de ses dernières conférences, le 28 mars 1937, sur la phénoménologie du temps, "avec un succès exceptionnel". Comme Husserl le confiera trois jours plus tard dans une lettre à Ludwig Landgrebe : "Strasbourg se considère elle-même comme la banlieue de la phénoménologie (Vorort der Phänomenologie)" .
Il n’est pas rare que l’on puisse associer des noms de villes à celui d’une philosophie ou d’un courant philosophique, comme ce fut le cas de Fribourg-en-Brisgau – véritable capitale de la phénoménologie dans le premier tiers du XXe siècle – et de Strasbourg. Ce qui est plus rare, en revanche, c’est qu’il puisse exister une relation entre un centre identifiable et une périphérie susceptible d’être circonscrite. Soit le centre fait défaut, soit la périphérie demeure introuvable. Si Vienne par exemple fut la capitale de l’empirisme logique et de la psychanalyse au siècle précédent du vivant de Schlick, Waismann, Carnap et Freud, quelles en furent les banlieues ? En inversant le sens de la célèbre proposition de Pascal, l’on pourrait dire que, dans le domaine de la pensée, la plupart du temps, la périphérie est partout et le centre nulle part.
Il nous semble que cette situation est celle qui caractérise le mieux l’actuelle pensée écologique, qu’il n’y aurait guère de sens à qualifier du nom de "courant philosophique", non seulement parce que la philosophie proprement dite n’en est qu’une composante parmi d’autres (aux côtés de la sociologie, de l’histoire, de la géographie, de l’économie, des sciences physiques, écologiques, biologiques, climatologiques, etc.), mais aussi parce que la diversité des approches et des problématiques y est si grande qu’elle interdit de conférer artificiellement à ce "courant" une quelconque homogénéité. À la réflexion, il apparaît que même le problème des origines de la pensée écologique ne se laisse pas aisément résoudre, le curseur pouvant être indéfiniment reculé jusqu’aux origines de la pensée occidentale, dans l’Athènes de Platon et d’Aristote, comme n’ont pas manqué de le faire certains historiens qui se sont employés à montrer que la question des rapports de l’homme à son environnement naturel et, plus généralement, de la place de l’humanité au sein de la nature, y était déjà clairement posée. Mais s’il est pour le moins délicat d’assigner un quelconque point de départ historique de la pensée écologique, d’isoler une quelconque figure fondatrice, un chef de file, un corpus ayant valeur de référence, un ensemble de disciples se réclamant d’une problématique commune, et si, comme nous avons eu l’occasion de le dire ailleurs, l’identité même de la pensée écologique nous paraît être aujourd’hui encore – et sans doute pour longtemps – ouverte aux tentatives de définition les plus différentes, il ne nous semble pas abusif de considérer que cette pensée en construction dispose déjà, si ce n’est d’une capitale, du moins d’une banlieue privilégiée, qui a pour nom : Lausanne.
C’est à Lausanne qu’un enseignement spécifiquement consacré à la relation de l’homme à l’environnement s’est ouvert en 2003 sous les auspices de la Faculté des géosciences et de l’environnement, où des chercheurs d’horizon très différents, allant des sciences naturelles (physique, chimie, géologie, etc.) aux sciences humaines (géographie, philosophie, etc.), travaillent conjointement à analyser et comprendre les différents aspects de cette relation, à en quantifier les interactions, pour finalement être en mesure de proposer des stratégies d’action . C’est à Lausanne que se tiennent régulièrement depuis plus de dix ans colloques, séminaires et journées d’étude sur le thème de l’environnement, dont les actes font parfois l’objet de publication .
C’est à Lausanne que se construit et se développe depuis 2006 (date de sa nomination au titre de Professeur) l’une des réflexions les plus stimulantes dans le domaine de la philosophie de l’environnement, commencée dès le début des années 1990, sous la plume de celui que l’on peut bien tenir à ce titre pour l’un des pionniers de la pensée écologique française, à savoir Dominique Bourg. C’est de Lausanne que nous est venu tout récemment le remarquable ouvrage écrit par Gérald Hess consacré aux Ethiques de la nature , dans lequel l’auteur, Maître d’enseignement et de recherche en éthique et philosophie environnementale à la Faculté des géosciences et de l’environnement, a livré au public ce qui constitue à ce jour assurément le meilleur ouvrage d’introduction à la diversité de la pensée écologique anglo-américaine, en accompagnant ce travail de présentation d’une réflexion personnelle prenant fait et cause pour le pluralisme moral . C’est de Lausanne que nous parvient enfin aujourd’hui l’impressionnante anthologie de la pensée écologique dirigée par Dominique Bourg et Augustin Fragnière (assistant doctorant à la Faculté des géosciences et de l’environnement), comptant presque neuf cent pages, réunissant des textes de plus de quatre-vingts auteurs différents, traduits – pour certains d’entre eux, pour la première fois – de l’anglais, de l’allemand et du japonais, et couvrant plus de deux siècles et demi d’observation, de réflexion et de spéculation, de la seconde moitié du XVIIIe siècle à nos jours. L’ampleur de cette entreprise est telle qu’elle ne souffre pas vraiment la comparaison avec celles qui ont donné lieu, ces dernières années, à des recueils certes toujours utiles, mais singulièrement plus limités dans leurs perspectives .
Auteur : Dominique Bourg et Augustin Fragnière (dir)
Éditeur : Presses universitaires de France (PUF)
Collection : L'écologie en questions
Date de publication : 07/02/14
N° ISBN : 9782130584445
[Source : www.nonfiction.fr]
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