L’homme de Tyr
Écrit par Anne-Françoise Counet
Si le Liban qui compte 38% de francophones reste un bastion de la francophonie au Moyen-Orient, l’anglais, langue internationale du commerce, gagne du terrain comme partout ailleurs. L’enseignement est bilingue : arabe-français ou arabe-anglais, selon les écoles. Aux parents de faire leur choix. Une fois leur bac en poche, de plus en plus d’étudiants optent pour des cursus en anglais.
Depuis l’Antiquité, le pays a toujours été plurilingue en raison des multiples invasions et occupations du territoire. Au début du XIXe siècle, les missions religieuses occidentales, catholique et protestante (donc, politiquement française et britannique) s’installent au Liban et y ouvrent des écoles. Cela permet l’alphabétisation d’une large partie de la population notamment des régions rurales et des montagnes. La création, à quelques années d’intervalle, de l’Université Saint-Joseph (USJ) en 1875 et de l’Université américaine de Beyrouth (AUB) en 1866 qui forment, aujourd’hui, les élites libanaises est le symbole de cette lutte d’influence. Pendant la période du mandat français, l’apprentissage de l’arabe et du français sont obligatoires. À l’indépendance, en 1943, la constitution du Liban stipule que l’arabe est la langue officielle. Elle garantit aussi la liberté de l’enseignement si bien qu’un réel bilinguisme est mis en place. Dans les années 60, contrairement à beaucoup de pays limitrophes et même plus éloignés comme l’Algérie, la Tunisie ou le Maroc qui ont arabisé leurs programmes scolaires, le Liban fort de sa longue tradition d’ouverture sur le monde et de son biculturalisme séculaire, résiste à cette vague d’arabisation et conserve le bilinguisme dans l’enseignement.
L’enseignement fondamental
C’est dans l’enseignement primaire et secondaire qu’il garde toute sa dimension. Dans une grande majorité des écoles, les enfants apprennent l’arabe littéraire (qu’ils n’apprennent d’ailleurs qu’à l’école car la langue d’usage dans la vie quotidienne est l’arabe dialectal libanais) ainsi que le français (ou l’anglais) qui est aussi la langue utilisée pour les matières scientifiques, les activités d’éveil. De plus en plus de parents préfèrent scolariser leurs enfants en anglais. Les programmes scolaires libanais datent encore de la fin des années 90 et ne sont pas renouvelés pour des raisons politiques et religieuses.
Les livres d’histoire s’arrêtent en 1975. On n’aborde pas la période de la guerre civile. À chacun d’enseigner l’histoire récente de son propre point de vue. Ce qui renforce, bien en-tendu, le cloisonnement entre les communautés et religions.
Pour offrir un enseignement de qualité, plusieurs associations de professeurs de français ont été mises place. L’Association nationale des enseignants de français du Liban (ANEFL), présidée par Bouchra Baghdadi Adra, par ailleurs également secrétaire générale de la Commission du Monde Arabe de la Fédération internationale des professeurs de français (FIPF) propose des formations continues pour tous les enseignants avec un accent particulier pour ceux travaillant dans les zones plus rurales : « Le français est plus implanté dans la capitale au sein d’un public plus favorisé », explique la présidente. « Vu la montée des extrémismes, nous tenons à promouvoir les valeurs humaines à travers l’apprentissage des langues », souligne-t-elle, tout en insistant sur la nécessité pour les jeunes Libanais de devenir trilingues.
L’université Saint-Joseph
Un engouement croissant pour l’anglais poussent les jeunes à se tourner, pour l’enseignement supérieur, vers les universités anglophones ou les cursus en anglais au sein des établissements francophones qui se font de plus en plus nombreux.
L’Université Saint Joseph est considérée comme l’une des plus anciennes et des plus prestigieuses du Liban et du Moyen Orient. Elle est présente sur l’ensemble du territoire libanais avec un important campus central à Beyrouth et des centres d’études dans plusieurs régions. Elle compte 13 facultés, 7 écoles et 15 instituts spécialisés qui offrent une formation à quelque 12 500 étudiants. « Malgré une forte concurrence provenant du monde anglophone, nos effectifs restent stables », explique Carla Eddé, vice-recteur aux Relations internationales. « L’université accorde une grande importance au niveau linguistique. La majorité des cours sont en français mais des spécialités en anglais et en arabe ont été créées pour renforcer son ouverture à l’international ». L’USJ a établi des conventions avec 240 universités de 33 pays dont la Belgique et toutes ses universités francophones. L’USJ, de par le pluralisme confessionnel, politique et social de ses étudiants, est un résumé du Liban d’aujourd’hui.
L’USJ attire toujours de nombreux étudiants mais les effectifs dans le département de français diminuent. Karl Akiki, chef du département de Lettres françaises, explique que « l’ambassade de France offre des bourses mais qui sont bien moins généreuses que celles données par les États-Unis, par exemple ». Le département propose des formations aux enseignants de français de façon à « moderniser leur approche pédagogique encore trop souvent tournée vers un enseignement très peu participatif ». M. Akiki insiste aussi sur la modernisation des programmes qui « se basent sur les auteurs classiques français et devraient s’ouvrir aux auteurs contemporains et de la francophonie ».
L’université publique libanaise
Les étudiants qui n’ont pas les moyens financiers suffisants (10 000 €/an) pour étudier à l’USJ (université privée), ont la possibilité d’étudier en français à l’Université publique libanaise (UL), seul établissement universitaire public libanais (env. 300 €/an). Il faut savoir que le Liban compte environ 200 000 étudiants dont 120 000 dans les 40 établissements privés (francophones ou anglophones) et 80 000 à l’université publique. Parmi ces derniers 47 000 sont francophones et ont étudié dans les écoles francophones au primaire et secondaire. « Parmi les étudiants non francophones, on compte près de 1500 étudiants Syriens qui bien qu’ils n’aient aucune connaissance en français, choisissent l’UL parce qu’ils sont bien soutenus dans l’apprentissage du français et qu’ils auront ensuite accès à des bourses pour étudier dans des pays francophones », explique Fady Calargé, directeur du Bureau des langues de l’UL qui organise tout le soutien linguistique. Une section spécifique dirigée par Mona Barouki est chargée de l’enseignement de la langue française. Elle ne compte pas moins de 100 professeurs de français sur les 250 professeurs de langues.
« Cette mise à niveau en français est indispensable car même les étudiants qui ont suivi une scolarité bilingue français-arabe ont très souvent de grosses lacunes au niveau de l’expression écrite », précise Mona Barouki.
Pour soutenir cet enseignement universitaire en français, les établissements s’appuient sur des partenaires tels que l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF). Au Proche-Orient, l’AUF regroupe 15 pays et 84 établissements d’enseignement supérieur. Un nombre en forte hausse depuis quatre ans selon Hervé Sabourin, directeur du Bureau Moyen-Orient de l’AUF. Et de constater que la francophonie est demandée pour son expertise, son savoir-faire au niveau des méthodes pédagogiques et de la recherche, notamment dans où l’axe anglophone est de plus en plus contesté et où s’exprime une certaine ouverture notamment politique. « En Iran ou dans les pays du Golf, tels que les Émirats arabes unis ou le Koweit, le nombre d’établissements scolaires affiliés à l’AUF et le nombre d’étudiants dans les filières francophones sont en forte progression. » Le Liban reste le premier pays du Moyen-Orient avec 22 établissements affiliés. Le pays est un véritable atout pour la francophonie dans la région aussi parce que de nombreux Libanais enseignent dans les universités des pays voisins. « Ce sont eux qui portent la francophonie », renchérit le directeur de l’AUF, tout en précisant que l’OIF a d’ailleurs décidé d’ouvrir prochainement un Bureau à Beyrouth.
Évènements phares
Avec un enthousiasme non dissimulé, Hervé Sabourin détaille quelques projets soutenus par l’AUF. La Liste Goncourt, choix de l’Orient donne l’occasion à des étudiants de 37 universités de 12 pays du Moyen-Orient de primer un ouvrage parmi 8 livres proposés par l’Académie Goncourt. Le lauréat se voit offrir une traduction de son livre du français vers l’arabe. Un événement qui renforce le dialogue interculturel puisque se rencontrent des étudiants aussi bien Iraniens que Saoudiens, Yéménites ou Irakiens. Le Mot d’Or, quant à lui, est un concours qui s’adresse à des étudiants et jeunes professionnels et dont le but est promouvoir le français des affaires et l’entreprenariat en français. Autre projet, un concours de débat et d’éloquence avec la participation d’une centaine d’étudiants francophones venus spécialement d’Asie, d’Europe, d’Afrique et du Moyen-Orient, qui doivent se mettre dans la peau d’un élu de la nation et défendre une position déterminée sur des sujets choisis. Le Salon du livre de Beyrouth est un autre événement très attendu dans la vie culturelle de la capitale libanaise. C’est le troisième salon francophone après ceux de Paris et de Montréal. Chaque édition attire entre 50 000 et 100 000 visiteurs autour de nombreux auteurs de talent francophones libanais et étrangers de renom.
Du théâtre de qualité
Joëlle Naïm-Zraick est passionnée de théâtre et de langue française et a monté sa propre boite de production. « Avant de créer Persona Productions, j’étais prof de français. J’avais pris conscience que le français était en net recul au Liban. Je cherchais à jouer un rôle positif, à ma petite échelle, dans notre pays où l’art et la culture sont laissés pour compte ». Chaque année, Joëlle Naïm-Zraick organise à Beyrouth 4 à 5 pièces pour des représentations dans les mêmes conditions de qualité qu’en France. « Notre public sait que quel que soit le genre de la pièce, ce sera un moment d’exception », se réjouit la productrice, heureuse de la confiance que lui accorde le public de plus en plus nombreux.
Les instances françaises
Les liens entre la France et Liban sont solides et anciens. La France est l’un des principaux partenaires du Liban, notamment au niveau culturel et linguistique. L’Institut français dispose de 9 antennes dans ce pays qui, rappelons-le, est trois fois plus petit que la Belgique. Ainsi, l’offre de cours et d’activités culturelles est vraiment très riche. Plus de 40 établissements scolaires (près de 60 000 élèves) délivrent des diplômes homologués par l’Éducation nationale française. Au niveau des écoles du réseau libanais, Rachida Dumas, attachée de coopération éducative de l’Ambassade de France précise que « la France, en partenariat avec le ministère libanais de l’Éducation, mène de nombreuses actions de valorisation la langue française, principalement en améliorant la qualité de l’enseignement grâce à l’apport de l’expertise française pour la formation de conseillers pédagogiques et de formateurs ». Dans le secteur des écoles privées, les professeurs ont généralement un très bon niveau de français. Par contre, dans les écoles publiques, il y a un manque d’effectifs. Les élèves qui atteignent le Bac ont une très bonne formation notamment au niveau scientifique et intègrent les universités qui, elles aussi, assurent une formation de haut niveau. Cependant, nombre de petits Libanais moins privilégiés abandonnent leurs études en fin de primaire car ils n’ont pas atteint un niveau suffisant pour poursuivre au secondaire. Même si elle est en régression, la langue française a encore de beaux jours devant elle au Liban. Et comme l’ont souligné tous nos interlocuteurs, les élèves qui choisissent l’enseignement en français sont gagnants parce qu’ils apprennent aussi l’anglais et deviennent trilingues. Ce n’est pas le cas de ceux qui choisissent l’enseignement en anglais. On entendra encore longtemps, dans les rues de Beyrouth, les gens se saluer par : « Hi, kifak ? ça va ? », mélange d’anglais, arabe et français, même si, seuls les Libanais instruits maitrisent réellement chacune des trois langues.
[Photo : Edgar Fonck - source : www.agora-francophone.org]
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