En mars 2017, l'acquisition par le géant américain de l’électronique Intel de la société israélienne Mobileye (conduite automobile assistée) pour 15 milliards de dollars a fait sensation : au-delà du montant record de la transaction, c'est le savoir-faire technologique israélien qui a été couronné. Une transaction prometteuse à l’heure où la Nation Start-up semble montrer des signes d’essoufflement.
Écrit par Jacques BENDELAC
En Israël, la haute technologie est un moteur essentiel de l’économie. Les entreprises de technologie seraient même «les ressorts du miracle économique israélien» selon le sous-titre du best-seller des américains Dan Senor et Saul Singer consacré à la Nation Start-up [1]. Certes, l’ingéniosité des inventeurs israéliens a longtemps suscité la jalousie des chercheurs et scientifiques du monde entier. Créé il y a près de soixante-dix ans, en état de guerre permanent et quasiment dépourvu de ressources naturelles, Israël génère davantage de start-up que des nations aussi importantes que le Japon, la Corée du Sud, la France ou le Royaume-Uni. C’est aussi en Israël que l’on trouve le plus grand nombre de brevets déposés par habitant ; c’est encore Israël qui détient le record de sociétés étrangères cotées au Nasdaq, sans compter le nombre relativement important de prix Nobel attribué à des scientifiques israéliens.
La Houtspa, facteur de réussite
Pour beaucoup d'observateurs, Israël ne serait pas seulement un pays mais aussi une start-up qui lutte pour survivre. Depuis la fondation de l’État, c’est la culture de survie, la spontanéité, la détermination qui caractérisent l’histoire du pays. Autrement dit, c’est le culot israélien (houtspa, en hébreu) qui serait, à lui seul, un facteur de réussite, alliant l’audace, la hardiesse et la prise de risques. Mais l’esprit scientifique ne suffit pas à expliquer les réussites de la technologie israélienne.
D’autres facteurs ont une influence directe sur l’esprit des Israéliens. Le premier d’entre eux, c’est sans doute l’armée : enrôlés très jeunes dans Tsahal, les Israéliens sont vite responsabilisés et doivent trouver des solutions à des questions de survie. Et la recherche militaire débouche rapidement sur des applications civiles. En fait, l'économie israélienne a réussi à transformer un handicap – des dépenses militaires importantes – en un atout pour le développement de son industrie et de sa recherche [2].
Aujourd’hui, on ne compte plus les inventions israéliennes utilisées dans le monde entier, depuis la clé USB jusqu’à l’application de trafic Waze, en passant par les techniques d’irrigation par goutte-à-goutte. En 2015, le secteur de la technologie comptait 2.355 start-up, contribuait pour 8% au PIB israélien et représentait 20% des exportations israéliennes de biens et services [3]. Le succès de la superpuissance de la high-tech se mesure aussi par l’attrait qu’elle exerce sur les investisseurs du monde entier. En 2016, les start-ups israéliennes ont levé un montant record de 4,6 milliards de dollars. Les cessions aussi se portent bien : en 2016, les start-ups de l'État juif se sont vendues pour un montant total de 3,4 milliards. Entre 2004 et 2015, les étrangers ont déboursé 48 milliards de dollars pour s’offrir une technologie israélienne. Avec un cerveau en permanence en ébullition, les Israéliens préfèrent vendre tôt leurs entreprises pour se lancer dans d’autres aventures technologiques [4].
Un secteur victime de son succès
La cession de Mobileye à Intel ne doit pas faire oublier que la Nation Start up est en perte de vitesse ; Mobileye a attendu près de vingt ans avant de faire une percée internationale. Après avoir atteint sa maturité et jouit d’une notoriété internationale, la high tech israélienne se trouve à la croisée des chemins. Et pour cause : les facteurs qui ont assuré sa réussite se font de plus en plus rares. Israël manque de cerveaux et d’argent, alors que la concurrence internationale se fait plus pressante. La Nation Start-up serait donc menacée par son propre succès. Longtemps champion du monde pour l’intensité de ses dépenses de recherche-développement, Israël est désormais talonné par d’autres puissances montantes. En 2015, la part des dépenses de R&D dans le PIB israélien se montait à 4,25%, devançant de peu la Corée (4,23%) qui lui avait raflé le premier rang mondial durant les deux années précédentes [5].
Si de nombreuses multinationales ont établies en Israël des centres de R&D (comme Google ou Microsoft), la poursuite du développement du secteur des hautes technologies dépend dorénavant d’un facteur déterminant : un personnel qualifié et compétent. Or, la pénurie d’ingénieurs, informaticiens et techniciens, s’accentue ; la baisse des diplômés s’accélère, la fuite des cerveaux fait perdre à Israël ses meilleurs atouts, alors qu’il devient difficile d’attirer de l’étranger des professionnels du high-tech.
Autre facteur de ralentissement de la locomotive technologique : la pénurie d’argent local, qui oblige les start-ups israéliennes à faire un appel croissant aux capitaux étrangers. En 2016, les investissements étrangers dans la high-tech israélienne ont atteint leur apogée : 96% des fonds injectés dans ce secteur étaient d’origine étrangère (américaine, européenne ou asiatique), contre seulement 4% d’origine locale. Ce paradoxe d’un secteur prometteur, mais qui ne trouve pas d’investisseurs institutionnels israéliens (publics ou privés), laisse planer une menace quant à sa place dans le tissu de l'industrie locale.
Une fusée à deux étages
Aucune économie ne peut asseoir son développement sur la seule industrie de haute technologie, et Israël ne fait pas exception à cette règle. De même, les industries orientées vers l’exportation doivent côtoyer des industries traditionnelles (comme agro-alimentaire ou textile) destinées à satisfaire aux besoins de la population locale. Or, si les gouvernements israéliens successifs ont longtemps privilégié la haute technologie, celle-ci ne parvient plus à entraîner derrière elle le reste de l’économie israélienne.
Résultat de cette politique déséquilibrée : l'économie d'Israël ressemble aujourd'hui à une «fusée à deux étages». À l’étage supérieur, se trouve la high-tech, à forte productivité et à hauts salaires ; à l’étage inférieur, la low-tech (secteur à basse technologie) qui se caractérise par une faible productivité et des salaires bas. Si en 2016, les salariés employés dans le secteur technologique représentaient 8% de la population active du pays, ils accaparaient 17% de la masse salariale du pays, soit deux fois plus que leur part sur le marché du travail.
Si Israël de 2017 est une des sociétés les plus inégalitaires des pays développés, c’est aussi la contrepartie des bonnes performances de sa high-tech. En creusant les écarts de salaires, d’éducation et de productivité, le secteur technologique a multiplié les «laissés-pour-compte» de la croissance économique : un Israélien sur cinq est pauvre, un salarié sur trois est un «travailleur pauvre», le travail précaire s’installe durablement, etc. Désormais, la réduction des inégalités en Israël passe par le renforcement des investissements publics dans l’éducation et la formation professionnelle, tout comme par des aides publiques à l’innovation, et pas seulement dans le secteur technologique.
Les enjeux à venir
Si les technologies sont un moteur de la croissance du PIB d'Israël, les enjeux de ce secteur concernent sont aussi l'avenir de l'économie israélienne tout entière. Or un rapport de l'OCDE constatait en 2015 que «cette croissance induite par la technologie n’a pas été assez inclusive : la pauvreté et les inégalités se sont aggravées, et le pays traverse une période d’assainissement budgétaire» [6]. D’où la nécessité de définir une politique qui s'appuie sur une stratégie globale du développement de la technologie.
Dans un contexte d’instabilité géopolitique, quatre principaux enjeux d'avenir se dessinent pour la high-tech israélienne. L'encouragement à l'innovation d'entreprise semble déterminant pour assurer la pérennité du secteur ; l'aide de l'État à la création d'entreprise et l'attrait des investissements privés permettront à Israël de garder une longueur d'avance sur ses concurrents immédiats, coréens ou autres. De plus, l'amélioration des infrastructures de recherche est nécessaire pour promouvoir l'excellence universitaire ; si Israël compte plusieurs universités de rang mondial et produit des publications à fort impact, la dépense publique de R&D reste modeste.
La mondialisation de la technologie est un autre défi à relever ; petit pays, Israël dépend de ses exportations, ce qui oblige la recherche et l’innovation à être mieux intégrées aux réseaux mondiaux. La coopération internationale devient donc une priorité : après avoir intégré le septième programme-cadre de l’Union Européenne (de 2007 à 2013), Israël s'est associé au programme de recherche Horizon 2020 de l'UE[7]. Enfin, les hautes technologies devraient contribuer à une croissance durable et verte ; Israël a engagé plusieurs initiatives en faveur de son indépendance énergétique (exploitation gazière) et des technologies de l’eau (dessalement).
La paix par la high-tech
Le défi de la mondialisation passe aussi par la coopération régionale. La high tech est aujourd’hui un domaine privilégié de partenariat israélo-palestinien [8]. Des activités de pointe comme la production de logiciels informatiques, les techniques d’Internet ou l’électronique, voient se multiplier les projets de coopération. Avec l’aide de partenaires internationaux, de nombreuses entreprises israéliennes assurent la formation professionnelle de techniciens et ingénieurs palestiniens qui, à leur tour, contribuent au développement de partenariats, joint-ventures ou accords de coopération scientifique avec d’autres pays.
Ramallah |
Le premier vrai partenariat entre deux équipes, israélienne et palestinienne, a pris forme sous le nom d’une start-up appelée Ghost (Global Hosted Operating System, mais aussi «fantôme», en anglais) dont la filiale à Ramallah s’est spécialisée dans les technologies à distance. Asal Technologies est une autre start-up palestinienne qui, depuis sa création en 2000, a réalisé une percée en travaillant en partenariat avec les grandes compagnies comme l’Israélien Ness et l’Américain Intel. Plus récemment, un Israélien et un Palestinien se sont associés pour créer Sadara Ventures, un fonds d’investissement de la high tech destiné à financer des start-ups palestiniennes [9].
Au total, le secteur palestinien de la technologie comprend environ 300 sociétés qui emploient 6.000 salariés. Ces firmes jouent un rôle décisif dans le rapprochement des peuples de la région : si la cohabitation physique entre Israéliens et Palestiniens est difficile, le partenariat virtuel dans le domaine du high-tech ne connaît ni mur ni frontière.
Cet article est aussi paru dans la revue LES GRANDS DOSSIERS DE DIPLOMATIE, N° 39, Paris, juin-juillet 2017)
[1] Dan Senor et Saul Singer, Israël, la nation start-up, Paris, Maxima, 2011.
[2] Jacques Bendelac, « Du dirigisme militaro-industriel au libéralisme civil : l'économie israélienne dans tous ses états », Politique étrangère, printemps 2013, p. 37-49.
[3] Central Bureau of Statistics, Statistical Abstract of Israel 2016, Jérusalem, 2017.
[4] Jacques Bendelac, Les Israéliens, hypercréatifs ! (avec Mati Ben-Avraham), Paris, Éditions Ateliers Henry Dougier, 2015, p. 105-129.
[5] OECD, Main Science and Technology Indicators, Volume 2016/2, Paris, Éditions OCDE, 2017, p. 23.
[6] OCDE, « Israël », Science, technologie et industrie : Perspectives de l'OCDE 2014, Paris, Éditions OCDE, 2015, p. 399-402.
[7] http://www.horizon2020.gouv.fr/cid80253/israel-signe-avec-l-u.e.-un-accord-d-association-au-programme-horizon-2020.html
[8] Jacques Bendelac, Israël-Palestine : demain, deux États partenaires ? Paris, Armand Colin, 2012, p. 228-230.
[9] Anthony Lesme, « Yadin Kaufmann, l’Israélien qui investit dans la high-tech palestinienne », L'Usine Digitale, 17 avril 2017 (http://www.usine-digitale.fr/editorial/yadin-kaufmann-l-israelien-qui-investit-dans-la-high-tech-palestinienne. N527019)
[Source : benillouche.blogspot.com]
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