terça-feira, 26 de novembro de 2019

Ce qu'il reste du Yiddishland

Un livre d'entretien et une traduction de Rachel Ertel nous invitent à redécouvrir la culture yiddish et sa littérature.

Écrit par Myriam ANISSIMOV

Ainsi que l’écrit le grand poète yiddish Avrom Sutzkever (1913-2010), qui réussit à fuir le ghetto de Wilno par les égouts, lors de sa liquidation, et à rejoindre les partisans juifs dans les forêts : « L’état-major de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg était destiné à compléter l’œuvre de la Gestapo : découvrir et annihiler complètement les trésors culturels des Juifs, effacer de la terre, dans le plus bref délai, un demi-millénaire d’histoire juive à Wilno. »

Les collaborateurs du Dr Paul sélectionnèrent vingt-cinq Juifs pour rassembler les trésors culturels à travers la ville. Cinq d’entre eux qui connaissaient bien le yiddish et l’hébreu devaient les classer, les emballer et les expédier en Allemagne. Ils étaient chargés de choisir, selon les directives de Paul, environ 20 000 volumes, sur 100 000, destinés à son « musée de la race disparue » à Francfort. Tout ce qui n’était pas expédié en Allemagne, était considéré comme déchet et « traité » par l’usine de papier. Les parchemins enluminés, les rouleaux de Thora étaient utilisés pour ressemeler les chaussures. Sutzkever et ses camarades membres de la « brigade de papier » subtilisèrent et sauvèrent les œuvres les plus importantes en les enfouissant dans les caves du ghetto. Il les exhuma après la guerre dans la ville anéantie, où ses 50 000 Juifs avaient été fusillés dans les fosses de Ponar.

Transmettre une littérature exterminée
Longtemps après la Seconde Guerre mondiale, la littérature yiddish resta ignorée. Ainsi que l’écrivit Marek Edelman, le commandant en second de l’insurrection du ghetto de Varsovie : « Dans le monde, il n’y a plus de Juifs. Ce peuple n’existe pas. Et il n’y en aura pas d’autre. »

Rachel Ertel qui publie simultanément la traduction du grand récit de Leivick Halpern Dans les bagnes du tsaraux éditions de L’Antilope, et un recueil d’entretiens avec Stéphane Bou, chez Albin Michel, cite Edelman et commente : « Pour Marek Edelman, les Juifs dont il parle sont ceux du Yiddishland exterminé. Et effectivement, le Yiddishland a été anéanti par le génocide. Je ne peux pas dire grand-chose à partir de cette phrase, seulement la répéter : elle prononce pour moi une évidence. »

Malgré cette évidence, Rachel Ertel a voué sa vie à la langue yiddish qu’elle a parlé avec ses parents toute sa vie. Elle a créé son enseignement à l’Université, formé de bons traducteurs et elle-même traduit nombre de chefs-d’œuvre. C’était là sa mission de survivante du désastre. On ne peut qu’être bouleversée par la lecture de ses entretiens, quand elle dit que le yiddish est sa peau et son sang.

Ceux qui ont perdu « tout le monde », comme l’écrit Romain Gary dans La Danse de Gengis Cohn, ne peuvent que partager avec Rachel Ertel le fait que le yiddish soit leur chair, leur sang.

Un révolutionnaire juif
Sa traduction du récit de Leivick est splendide. Je veux dire qu’elle réussit si bien à opérer la translation du yiddish en français, que jamais on ne le sent. C’est élégant, juste, sensible, lyrique, bouleversant. Âpre, cruel, quand Leivick décrit la flagellation des détenus, les exécutions, les relations entre droits communs et prisonniers politiques dans la prison des Boutyrki à Moscou, et d’une beauté ensorcelante, quand Rachel Ertel transpose la traversée par les bagnards de la steppe infinie et fleurie, sous un ciel immense.

Leivick est né en 1888 à Ihoumen, un sthetl de Biélorussie. Jusqu’à son adolescence, enfant né dans une famille extrêmement pauvre, il connut, dès l’âge de dix ans, une vie difficile, étudia dans une yeshiva à Minsk. Accueilli dans des conditions misérables, vivant de la charité des Juifs, il dormait sur une table, ne disposait pas d’une chambre, et subsistant de très peu de nourriture. Devenu adolescent, le garçon pieux perdit la foi, et adhéra au Bund à seize ans, l’organisation socialiste juive qui revendiquait une autonomie culturelle au sein de l’Empire russe.

Cela valut au jeune poète la rupture avec son père, qui brûla ses premiers poèmes. Leivick fut arrêté et jugé à Wilno après la révolution manquée de 1905. Revendiquant son choix, il refusa l’assistance d’un avocat, ce qui fut considéré comme un acte de rébellion. Au terme de l’intervention du procureur, Leivick se leva et déclara : « Je n’ai rien à dire car je ne reconnais pas ce tribunal ni les paroles du procureur, car ce n’est pas moi qui doit être sur le banc des accusés, mais vous tous qui me jugez, vous et tout le pouvoir tsariste sanguinaire. Je suis un révolutionnaire juif. »

Le tribunal le condamna à six ans de bagne, puis à la relégation à vie au fin fond de la Sibérie, à Vitis, sur la berge droite de la Lena. Son père avait assisté muet au procès. C’est avec l’apparition de ce dernier qu’il se confronte lorsqu’il est jeté dans les sous-sols de la prison, au fond d’un cachot complètement obscur. Il perd la notion du temps et de l’espace, tandis que sans cesse son père lui apparait pour condamner le chemin qu’il a choisi.

Certains passages surprendront, compte tenu du fait qu’ils sont l’œuvre d’un révolutionnaire juif. Le détenu Leivick dialogue fréquemment avec le Christ en croix suspendu au-dessus de la porte de la cellule, qui en devient le neuvième prisonnier. Il l’invoque, l’invective. Il pressent pour ainsi dire, de façon prophétique, se profiler la catastrophe qui va s’abattre sur le peuple juif.

Par son ampleur, sa beauté, sa richesse, sa puissance, cette épopée évoque celle qu’écrira cinquante ans plus tard Julius Margolin dans son Voyage au pays des Zeka.

Arrivé à Vitis, lieu de son bannissement, grâce à l’aide du Bund et à une collecte organisée aux États-Unis, Leivick réussit à s’enfuir avec un chariot et un cheval en 1912. Ayant transité par Moscou, il arriva à Hambourg par le train, et s’embarqua sur un paquebot à destination de New York, où il arriva à l’âge de vingt-quatre ans. Il y devint une figure majeure de la littérature yiddish florissante. Il travaillait comme peintre en bâtiment le jour, et écrivait la nuit.

Dans les bagnes du tsar parut en 1958. Peu de temps après la publication de ce livre immense, Leivick fut victime d’un accident vasculaire cérébral qui le laissa paralysé et privé de l’usage de la langue. Il mourut le 23 décembre 1962. S’il avait quitté toute pratique religieuse, il vivait sa poésie, comme un exercice sacré.

L’extermination des Juifs d’Europe lui inspira ces vers terribles :

À Treblinka je n’ai pas été
Pas plus qu’à Maïdanek
Mais je veille à leur porte
Mais j’attends sur le seuil.


[Source : www.nonfiction.fr]

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