La très talentueuse Mme Maurouard, romancière (La Joconde noire), poétesse (Jusqu’au bout du vertige), critique littéraire (Les beautés noires de Baudelaire), livre ici un document original sur l’histoire d’Haïti, du temps colonial où les Blancs
étaient maîtres incontestés de l’île. Pas tous les Blancs. En effet, le
Code Noir (1615 confirmé en 1685 par Louis XIV) interdisait
l’installation des Juifs aux colonies, et l’expulsion de ceux qui s’y
trouvaient déjà.
Car, pas mal de Juifs chassés du Brésil par la conquête des Portugais (1654) avaient remonté la côte pour se réfugier dans les
îles Caraïbes (notamment Jamaïque, Curaçao, Barbade et Saint Domingue).
D’autre part, plusieurs Juifs aussi quittèrent la France pour les îles,
soit avant le Code Noir, soit après l’Edit de Nantes (1683) qui
chassait également les protestants. Dans les îles où l’on manquait de
main d’œuvre, on pratiquait la traite des nègres, cependant que la
plupart des colons français s’installaient planteurs pour cultiver la
canne et lancer l’industrie du sucre et du rhum. Opération tellement
rentable que la France n’hésita pas, sous pression
de l’Angleterre, à lâcher ses colonies du Canada et de Louisiane, pour
conserver ses îles à sucre (Martinique, Guadeloupe, Saint Domingue).
Mais ces îles avaient aussi besoin de structures commerciales
auxquelles les colons ne connaissaient pas grand chose. Et là, les
Juifs dont c’était la profession ancestrale étaient bien utiles pour
organiser l’achat et les prix, le conditionnement, le transport, les
entrepôts et la vente dans les ports d’arrivée, Nantes, Bordeaux, La
Rochelle, où (comme par hasard) d’autres Juifs les relayaient, ces
villes ayant été les seules à être officiellement autorisées à conserver
des Juifs. On n’allait pas ruiner la France pour des questions
religieuses, si importantes soient-elles !
Elvire Maurouard plonge ainsi sa sonde dans les archives du Ministère de la Marine (article Juif) et dans le recueil de Moreau de Saint Mery sur les lois et constitutions des colonies françaises. Et elle en retire quelques documents exemplaires, qu’elle commente très objectivement.
Après avoir brièvement rappelé la condition des Juifs à Saint
Domingue, où ils étaient « tolérés » sans qu’on se souciât d’appliquer
les décrets de Roi, cependant que la colonie prospérait et enrichissait
les villes françaises, Madame Maurouard s’arrête aux années 1764 (soit
près d’un siècle plus tard) au moment où le comte d’Estaing est nommé
gouverneur général des Colonies et représentant sa Majesté. En France,
c’est le règne de Louis xv, le duc de Choiseul étant son ministre de la
Marine et son plus proche conseiller. On est en plein 18ème siècle,
siècle des Lumières, époque de Rousseau, Voltaire, etc. Et l’on se
targue d’être libéral, c’est-à-dire tolérant. Envers les protestants et
les Juifs entre autres. Quoique… (voir Affaire Callas en Métropole !).
Le comte d’Estaing est aussi un noble libéral, et arrive à Saint
Domingue plein de grands projets de « développement », dirait-on
aujourd’hui. L’île lui paraît sous équipée et mal administrée. Il
faudrait multiplier les routes, les bateaux, les relais de poste, les
fontaines, les auberges, les batteries
.
L’Etat est riche en main d’œuvre (pas question de se passer des
esclaves) mais pauvre en numéraires (la France ne prévoit pas de budget
idoine) et donc il faut de l’argent.
Le Gouverneur va donc le prendre où il se trouve et d’abord chez
les gros commerçants, les Juifs et quelques colons très fortunés.
Initiative très mal reçue, l’impôt extraordinaire pour travaux publics
est ressenti comme excessif ! Les premiers à se plaindre sont les Juifs,
qui écrivent à leurs ressortissants de Bordeaux, dont David Gradis est
le personnage le plus riche et influent et qui transmet la plainte en
haut lieu. Mais le Gouverneur d’Estaing prévient de son côté le duc de
Choiseul de la « conspiration » contre sa politique, dont il démontre le
bien-fondé.
Et par ailleurs, décidé à briser leur résistance, il rappelle aux
Juifs l’article du Code Noir (1685) qui leur interdisait de posséder des
biens aux colonies, et à leur descendants d’hériter de leur fortune,
celle-ci devant revenir à l’Etat. Mais pratiquement, cet article n’était
pas appliqué et la tolérance envers les Juifs leur avait permis de
devenir ces émigrés prospères.
Monsieur d’Estaing leur enjoignit donc de soutenir sa politique et,
pour les y aider, leur nomma un « syndic » juif, de ses amis, chargé de
percevoir auprès de ses congénères l’impôt extraordinaire « pour le
bien public ». Bien entendu les colons français de Saint Domingue, ainsi
« doublés », conspirent contre le Gouverneur afin d’obtenir cette fois
l’expulsion des Juifs, comme l’autorisait l’Edit de Nantes, toujours
théoriquement en vigueur. Mais l’Etat, la Cour et le bien public des
colonies bénéficiaient trop des contributions fiscales comme des
activités commerciales des Juifs ; et les interventions des amis qu’ils
avaient partout firent tarder les enquêtes
et rapports ordonnés à ce sujet par un ministre de la Marine qui
n’était plus le même. Si bien que, l’esprit du temps évoluant, le roi
signa un mémoire destiné au successeur de Monsieur d’Estaing, où il
stipulait que les Lois du Royaume à l’égard des Juifs et des protestants
décrétaient qu’ils ne soient plus inquiétés, « pourvu qu’ils
s’abstiennent de tout exercice public de la religion qu’ils
professent ».
On ne les chassa donc pas… mais on continuait, ici et là, de saisir
leurs héritages. Cela dura jusqu’à la Révolution. Les Juifs, qu’ils
soient « Portugais nouveaux chrétiens » ou pratiquant la religion de
Moïse, demeurent privés d’un statut les protégeant, eux et leurs biens.
Ainsi, selon les différents ministres de Paris, et les gouverneurs
exerçant dans les Caraïbes françaises, les Juifs furent tour à tour
menacés, désignés comme « sans patrie », spéculateurs, dangereux pour la
société nationale, concurrents des Français ; ou, au contraire, utiles au
commerce, enrichissant le pays où ils travaillent, pacifiques voisins
qu’il faut fréquenter sans fanatisme.
Cette investigation d’Elvire Maurouard nous apprend beaucoup de
choses en moins de cent pages. Elle étaye surtout cette réflexion
d’Elvire, qui demeure bien actuelle : « Une communauté ne résout pas ses
problèmes en s’acharnant sur une autre ! »
[Source : www.dafina.net]
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