Les vestiges de la ville de Belchite, détruite pendant la guerre d'Espagne. |
Écrit par
Docteure en études hispaniques, Université Sorbonne Paris Nord – USPC
En 2018, Libération publiait un article au sujet d’un projet pédagogique innovant. Des enseignants en histoire organisaient une sortie scolaire particulière dans le cadre de l’étude de la Première Guerre mondiale. En effet, ils avaient décidé d’emmener leur classe de lycéens dormir dans les tranchées afin que ces jeunes gens puissent se rendre compte des conditions de vie des poilus.
Interloquée, j’avais à l’époque, chose que je ne fais jamais, commenté l’article sur Facebook pour exprimer mon étonnement face à cette activité à mon sens déplacée. Un jeune de 16 ans ne peut – et ne devrait peut-être pas essayer de le faire – se mettre dans la peau d’un poilu pour plusieurs raisons. Il semble malvenu de rendre ludique une réalité dramatique et ce n’est sans doute pas en faisant semblant de vivre l’histoire qu’on l’apprend mieux. C’était pour moi une des dérives de la pédagogie actionnelle, souvent utilisée dans l’apprentissage des langues, qui, en souhaitant mettre l’élève au cœur de ses apprentissages, produit des situations grotesques. Pourtant, sur les réseaux la tendance était plutôt à saluer l’initiative pédagogique, et l’expérience.
L’expérience. Ce terme est sur les lèvres de tous les spécialistes du marketing touristique, comme s’il s’agissait d’une nouveauté ou en tout cas d’un concept dont on pourrait sans cesse repousser les limites. L’expérience des tranchées avait été proposée aux lycéens, mais elle aurait pu l’être à des touristes, deux figures qui se ressemblent en bien des points notamment en raison du fait que les « guides », enseignants ou entreprises touristiques, recherchent souvent pour les attirer un mélange de plaisir et d’instruction, le prodesse et delectare d’Horace. Mais voilà, quand on veut associer l’expérience aux événements traumatiques de l’Histoire, la frontière avec la maladresse ou le mauvais goût est mince.
Qualifié aujourd’hui de tourisme noir ou dark tourism, le fait de voyager sur les lieux d’un conflit n’est pas une nouveauté, comme c’est le cas pour beaucoup de concepts à la mode dans le secteur touristique. Le tourisme de guerre existe au moins depuis 1917, année de la publication par les frères Michelin d’un guide des champs de bataille. Le conflit n’était même pas terminé que les deux Clermontois publiaient deux volumes « L’Ourcq – Chantilly – Senlis – Meaux » et « Les Marais de St-Gond – Coulommiers – Provins – Sézanne ». Outre l’intérêt commercial, leur objectif était aussi, au moyen de textes historiques et touristiques accompagnées de photographies avant/après, de conserver le souvenir du conflit tout en développant un sentiment patriotique chez les touristes potentiels.
L’initiative est différente quand ce n’est plus un éditeur privé qui se charge de ce type de publication mais quand c’est l'État qui l’assume. C’est ce qui s’est passé en Espagne, en pleine guerre civile. Le camp national organisa des Routes de guerre afin de montrer aux Espagnols et aux étrangers ses avancées en plein conflit. La formule incluait le transport à bord d’autocars flambant neufs, le logement, les repas, des visites culturelles par un guide officiel. Inaugurée en 1938, la Route du Nord proposait deux itinéraires, mais les Routes de Guerre d’Aragon, de Madrid et d’Andalousie étaient déjà prévues. Sandie Holguin, estime pour la période 1938-1945 le nombre de ces voyageurs entre 6 670 et 20 010. À l’époque, les journaux français – on devine leur orientation politique – faisaient de la publicité pour ce type de voyage en Espagne et au même moment, pour le camp du général Franco, qui ne tarderait pas à s’imposer. Ce tourisme sombre avait alors bien un objectif politique.
Devoir de mémoire
Après la Seconde Guerre mondiale, les camps de concentration ont été progressivement ouverts au public. Dans le cas d’Auschwitz, c’est la Diète polonaise qui décida de la création d’un musée, dès 1947. Il était alors question de lutter contre le négationnisme – le voir pour le croire – et d’accomplir un devoir de mémoire, tout en célébrant le triomphe du communisme sur le nazisme. Des projets nobles, a priori. Pourtant aujourd’hui, même si on n’y propose heureusement pas d’expérience immersive, nous avons tous déjà vu des clichés particulièrement déplacés de visiteurs souriants devant les chambres à gaz ou en équilibre sur les voies de chemin de fer du train de la mort. L’usage de la perche à selfie fait d’ailleurs l’objet de recommandations spécifiques : oui, les photographies peuvent servir à montrer ce que l’on a vu à des proches qui n’ont pas pu faire le voyage, mais un cliché narcissique en de pareils lieux est sans doute d’aussi mauvais goût que l’expérience de la nuit dans la tranchée. Les motivations des visiteurs sont parfois difficile à distinguer, entre devoir de mémoire et dimension sensationnaliste, voire voyeuriste…
Scénariser l’histoire
Chercher à rendre accessible et vivante l’Histoire traumatique peut donner lieu à des situations délicates. Ainsi, à Guernica en Espagne, le musée de la paix propose de recréer le jour du bombardement. On entre dans une pièce de style années 1930, la porte se referme – même si l’intention est noble, on se demande si on n’entre pas plutôt dans la Tour de la Terreur de Disneyland. Une bande-son s’enclenche. Une femme raconte sa journée… D’un coup, tout s’éteint, les cadres se décrochent des murs, ça tremble, il y a des sirènes. C’est le bombardement de 1937 par la légion Condor. Le voir pour le croire… lorsqu’on vit l’expérience avec des adolescents de 16 ans comme je l’ai fait, beaucoup ne voient pas le problème et se disent « impactés » par la mise en scène. Cela pose quand même la question de la mise en spectacle, en attraction de l’histoire qui ne devrait pas être nécessaire à l’apprentissage de l’Histoire. On peut susciter une émotion, un intérêt sans que les visiteurs aient à pseudo-vivre l’événement. L’idée initiale n’est sans doute pas de les traumatiser mais en rendant l’expérience presque ludique, le risque est grand de prendre tout à cela à la légère et de ne se souvenir que de cette partie de la visite, alors que le reste est tout à fait louable.
Derrière la volonté des scénographes du musée de lier émotion et apprentissage, c’est donc la question de la réception qui peut poser problème : les visiteurs vont-ils rapprocher cette expérience du loisir, voire même du spectacle au sens que l’entend Guy Debord, comme une dérive de la société de consommation ou même de la fiction ?
La visite des lieux de mémoire est primordiale, mais tous les artifices qui peuvent l’entourer ne sont peut-être pas nécessaires. La mise en musée avec des panneaux explicatifs – certes traditionnelle – aide à la contextualisation, comme au Mémorial du Vercors, et les traces parlent souvent d’elles même, comme à Ouradour sur Glane où le visiteur est confronté au village en ruines. Le cas du village bombardé de Belchite en Espagne, aujourd’hui très visité est plus complexe : d’abord considéré pendant le franquisme comme un parc commémoratif de la « Victoire » selon l’historien Stéphane Michonneau, qui lui a dédié de nombreux travaux, il a ensuite été question dans les années 90 d’en faire un mémorial de la paix, projet avorté car il pouvait être vu comme un moyen de faire la paix avec le régime franquiste. Il a fallu attendre 2007 et la loi de mémoire historique pour que les ruines soient « mises en valeur » et que naisse le projet d’ouverture d’un centre d’interprétation et de création d’un parcours didactique.
Après avoir autorisé la déambulation libre au cœur des ruines, non seulement celle-ci est désormais impossible pour des raisons de sécurité mais la Mairie a affirmé vouloir prendre les choses en main et organiser des visites guidées centrées sur les émotions, et donc l’expérience. Mais outre la dimension spectaculaire de la visite due au fait qu’elle ait lieu la nuit et qu’elle prenne appui sur de mystérieuses légendes, elle fait également s’élever les voix des anciens habitants.
La voix et le témoignage semblent ici mis en scène de façon spectaculaire mais l’importance de ceux-ci est soulignée par les spécialistes de l’histoire orale qui regrettent d’ailleurs que personne, curieusement, n’ait eu l’idée d’enregistrer de manière systématique les poilus. Dans le cas de la Seconde Guerre mondiale ou la guerre civile espagnole, il existe des témoignages personnels concrets écrits ou filmés, qui marquent un avant et un après pour quiconque les voit, les écoute ou les lit, provoquant bien mieux, et avec davantage de respect que certains des cas évoqués, la fameuse expérience émotionnelle.
L’histoire individuelle et le récit personnel font d’ailleurs partie intégrante de nombreuses scénographies de musée comme au Mémorial de la Shoah à Paris. Il sera intéressant de voir ce qu’il adviendra du Valle de los Caídos, la basilique qui abritait il y a quelques mois encore la dépouille du dictateur espagnol ; quelques historiens avaient déjà exprimé leur avis sur la question en 2018 mais le travail de redéfinition de ce haut lieu du tourisme « noir » reste à faire.
[Photos : Shutterstock - source : www.theconversation.com]
Sem comentários:
Enviar um comentário