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Des
travailleuses de la Northern Electric, à Montréal. Avant la Révolution
tranquille, l'anglais était la langue des boss, et il fallait sinon la parler,
du moins la comprendre.
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Écrit par Steven High
Les débats constants sur l’enseignement de l’histoire du Québec et la modification récurrente des programmes en la matière nous rappellent combien histoire et politique sont liées.
L’histoire nous rassemble autant qu’elle nous divise. Il est important d’en convenir plutôt que de le nier.
Il y a quelques années, au cours de la campagne électorale de 2014, le premier ministre libéral du Québec, Philippe Couillard,
a maladroitement déclaré que tout ouvrier d’usine devait être prêt à
parler anglais, mondialisation de l’économie oblige. Digne du temps où,
au Québec, l’anglais était la langue de travail et la vaste majorité des
gestionnaires d’usine étaient anglophones, cette petite phrase a
déclenché un tollé. Même si tant de choses ont changé depuis que la Révolution tranquille et la Loi 101 ont renversé l’ordre linguistique qui régnait dans la province, les gens n’ont pas oublié.
Je l’ai constaté maintes fois à l’écoute d’entrevues d’anciens
travailleurs de l’industrie montréalaise. Ces entrevues ont été
réalisées dans le cadre d'un projet de recherche à long terme sur les
effets de la désindustrialisation.
Entrée à l'âge de 14 ans à la filature Belding-Corticelli, à Pointe-Saint-Charles, Francine Gagnière a vite compris :
“Les anglophones, c’étaient les boss; les francophones, c’étaient les petits. »
Élise Chèvrefils-Boucher a constaté la même chose dès l’âge de 15 ans :
"C’était tout en anglais dans l’ancien temps, ici. Et là, les filles ont dit : "Élise, on a une belle job pour toé à Northern Electric”, sur Saint-Patrick. Là, tu t’en vas là, pis tu t’engages, t’as 15 ans. J’dis : “J’vas avoir une belle job, y a plein d’jeunes qui sont là.” “Est-ce que vous parlez français… Do you speak english?” Là, j’ai dit : “Non.” “Sorry, no job. Sorry, no job!” Pis à l’anglaise qui s’en venait là, y d’mandaient pas : “Do you speak french?” Non, non. “You’ve got the job. You speak english, you’ve got the job.” »
Northern Electric,
ou « la Northern », comptait parmi les pires contrevenants du sud-ouest
de Montréal. Tous le disaient. Mais c’était aussi l’un des employeurs
du secteur qui payait le mieux. Francine Gagnière raconte :
“Quand on v’nait à bout de rentrer à la Northern, on v’nait d’gagner l’gros lot dans l’quartier. Ceux qui travaillaient à Northern, y étaient dans l’échelle sociale plus élevée. »
Mais pour travailler à Northern Electric, il fallait parler anglais :
"Si on parlait de ma mère, de ma tante, y auraient aimé ça eux autres aussi, mais fallait qu’tu parles anglais pour travailler là. Pis y parlaient pas anglais, fait qu’eux autres, y avaient pas cette chance-là. Mais si t’étais unilingue anglais, tu y allais! »
Ancien employé de la sucrerie Redpath, juste à côté, Jean-Paul Bailey va dans le même sens :
"Mais si tu parles d’la Northern Electric, si tu parlais pas anglais, tu rentrais pas là, pis… Comme moé j’avais des chances parce qu’mon nom y est anglais, même que j’aurais pas parlé l’anglais trop, trop, y m’auraient engagé… Ah oui. C’tait raciste! »
La situation était la même ailleurs. Né en 1931, Jean-Guy Dutil a
travaillé comme son père à l’atelier du CN, à Pointe-Saint-Charles. Il
raconte en riant que, lors de son embauche, il avait dû écrire « une
lettre d’application au gérant de l’usine.
"Pis fallait que j’l’écrive… une lettre de 50 mots en anglais. Pis quelques années après, y m’avaient dit que j’avais une belle lettre, mais j’avais 50 fautes! »
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Une vue de l'usine de sucre Redpath, à Montréal
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Papa travaille à la « factory »
Si les anglicismes abondent dans ces entrevues en français, ce n’est
pas par hasard. À l’époque, les travailleurs de l’industrie employaient
en effet des termes anglais pour désigner leurs supérieurs, leurs
tâches, la machinerie industrielle ou les entreprises pour lesquelles
ils travaillaient. Ils parlaient même de « factory » plutôt que d’«
usine ».
« Papa travaillait… à la manufacture Gair, mais papa appelait ça la
factory d’papier », se rappelle Élise Chèvrefils-Boucher. Des décennies
après avoir cessé de travailler chez Belding-Corticelli, Francine
Gagnière qualifiait toujours sa contremaîtresse d’alors de « forelady ».
Comme elle l’explique, « y appelaient ça des forelady, dans c’temps-là,
c’taient un peu les chefs d’équipe ».
Dans le cadre de son premier emploi à la Redpath, Jean-Paul Bailey
devait transporter des sacs de sucre d’une « shed » à l’autre, dans « le
département du packing, qu’y appelaient ». Il a ensuite travaillé «
dans le shipping », avant de décrocher « une job à machine shop ». Il
poursuit :
"Là, une journée y m’appelle, y me dit à moé, y dit : "Là, tu vas tomber helper avec un pipefitter.” »
Lors de l’entrevue, conscient du nombre de mots anglais qu’il employait, M. Bailey a demandé pardon aux deux fonctionnaires de Parcs Canada
qui l’interviewaient. Lui-même issu de la classe ouvrière québécoise,
Paul-Émile Cadorette comprenait très bien : « Les métiers, c’tait
anglais dans le temps, ouin. »
À la Redpath, M. Bailey a travaillé avec le père d'un des fondateurs du Front de libération du Québec (FLQ), le terroriste Paul Rose, condamné pour le meurtre du ministre québécois du Travail, Pierre Laporte, en octobre 1970.
En réalité, l’expression « les Anglais » ne désignait pas uniquement
les patrons ou les habitants de Westmount. Les « Anglais » n’étaient
d’ailleurs pas particulièrement « anglais », ethniquement parlant. Les
quartiers pauvres du sud-ouest de Montréal regorgeaient d’anglophones de
la classe ouvrière qui vivaient dans les mêmes logements sans accès à
l’eau chaude que leurs voisins francophones et faisaient souvent face
aux mêmes défis quotidiens que ceux-ci. Mais le pouvoir était aux mains
des « Anglais ».
Il est important que la communauté anglophone reconnaisse ces
injustices du passé car leur souvenir continue d’avoir une incidence
sur le plan politique. C’est ce souvenir toujours vivant que Philippe
Couillard a ravivé par inadvertance.
[Photos : Parcs Canada - Canal de Lachine - source : www.theconversation.com]


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