Le succès mondial de cet alcool artisanal mexicain fait à partir d'agaves, sera-t-il sa perte ? Les profits issus de cette ouverture internationale menacent un savoir-faire vieux de plusieurs siècles que de nouvelles générations de mezcaleros tentent de sauver.
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| Un magasin vendant du mezcal, à Oaxaca en 2004. |
Au fond de cette baraque, deux cheminées alimentent un système de
distillation archaïque, capable néanmoins de produire jusqu'à 350 litres
de mezcal par jour. En guise de cuves de fermentation: trois récipients
de plastique blanc, posés à même le sol, chacun numéroté au feutre
noir. A intervalles réguliers, Señor Gonzalo, qui se déplace en
claudiquant lourdement, escalade tant bien que mal l'échelle de bois
apposée à l'un des fûts et remue la préparation à l'aide d'une spatule
géante. Un aménagement plutôt typique dans l'état de Oaxaca, où le
mezcal reste majoritairement une affaire de famille.
Sous ses airs vétustes, cette distillerie représente toutefois une
réelle amélioration pour Señor Gonzalo et le reste de sa famille. Grâce à
la récente explosion des ventes de mezcal et à la hausse des prix qui
s'en est suivi, la famille Hernandez a vu ses revenus augmenter. Rien de
bouleversant, explique Señor Gonzalo, mais suffisamment pour quitter la
mezcaleria du grand-père et s'installer un peu plus confortablement
dans la montagne.
+ 300% en trois ans
«On a amélioré quelques-uns de nos outils mais on est resté très traditionnel», assure-t-il, planté au milieu de son petit royaume, pointant une machine à mouliner les cœurs d'agaves. «On
pourrait changer nos fours en terre cuite pour des fours en cuivre, ou
passer au gaz et produire plus, mais on perdrait la méthode
traditionnelle qui donne au mezcal cette saveur si particulière.»
Il y a six ans, le mezcal, alcool produit à partir d'agave
(comme la tequila, mais avec un mode de fabrication, des régions de
production et des terroirs différents) était encore très peu connu en
dehors des sept Etats mexicains autorisés à le produire. Même à Mexico,
aujourd'hui plaque-tournante de l'industrie, on ne s'y intéressait pas.
Il avait mauvaise réputation, considéré comme un alcool altéré de
basse qualité réservé aux paysans. Cependant, depuis quelques temps les
bars à mezcal se multiplient, et pas qu'au Mexique. Vendu dans 27 pays,
la production a augmenté de près de 300% en trois ans, créant des
milliers d'emplois. Le nombre de marques certifiées à lui aussi explosé,
passant d'une petite vingtaine à plus de 300.
Pourtant, remarque Alejandro Muñoz, propriétaire d'un magasin
spécialisé dans la vente de mezcals artisanaux, cette croissance ne va
pas sans poser de problèmes.
«Cet effet de mode a deux facettes: le côté positif, et puis le côté plus obscur»,
explique Muñoz. Le côté positif, on le connaît. Ce sont les
micro-entreprises comme celle de Don Gonzalo, qui réussissent à tirer
profit de cet essor. «Le côté négatif, beaucoup de gens de la capitale vont directement aux producteurs pour acheter leur mezcal à bas prix»
(2 euros le litre). Puis ils se chargent de transvaser le mezcal,
encore dans son bidon d'origine, dans de jolies bouteilles en verre qui
attireront l'oeil du client et feront monter les prix.
Car une fois doté d'une étiquette sexy, ce mezcal se revendra jusqu'à sept fois son prix d'achat.
Chez Sabrá Dios, où l'on connaît l'origine de chacunes des bouteilles
exposées en magasin, les choses se passent différemment. Le mezcal est
reconnu à sa juste valeur. A l'encontre des lois du marché de la grande
distribution, ces revendeurs utra-sélectifs offrent environ 180 pesos le
litre (10 euros) aux producteurs artisanaux.
Conserver le côté artisanal
Passionnés de mezcal, Alejandro Muñoz, architecte, et Jacobo Márquez,
producteur de spectacles, se sont donnés pour mission de commercialiser
le mezcal, et de faire reconnaître cet alcool «de garage» comme un art à
part entière.
Tous leurs mezcals sont artisanaux et suivent les traditions de
production transmises de génération en génération. Ceux dont ils sentent
que le processus s'est trop industrialisé ne sont pas acceptés dans ce
petit magasin de la Condesa, quartier branché de Mexico.
Les entreprises avec lesquelles Muñoz et Márquez travaillent sont
parfois si petites que les deux aficionados, quand ils le peuvent,
prennent en charge l'acheminement du produit jusqu'à leur boutique, la
mise en bouteille, ou parfois même les frais de certification.
L'une des marques les plus populaires chez Sabrá Dios, c'est le
mezcal Jolgorio, lancé il y a trois ans par Rolando Cortes avec l'aide
de son frère, Valentín, et son neveu, Asis. Loin d'en être à son premier
coup d'essai, Rolando Cortes, 36 ans, fait partie d'une famille où l'on
produit du mezcal depuis six générations. A quelques minutes de la
mezcaleria de Jolgorio, se trouve les vestiges de celle de son arrière,
arrière grand-père.
Rolando est né en plein milieu de la crise des annés 1980 dans le
pueblo de Matatlán, capitale mondiale du mezcal. C'est à cette époque
que surgit le «conejo», un mezcal altéré de très pauvre qualité vendu
dix fois moins cher que le mezcal pur. Les uns après les autres, les
producteurs mirent la clé sous la porte. Des 450 qui existaient dans la
région, une quinzaine de familles seulement continuèrent à faire du
mezcal. Les autres émigrèrent en masse aux Etats-Unis pour trouver du
travail.
Réconcilier tradition et entrepreneuriat
Aujourd'hui, Rolando Cortes appartient à cette nouvelle génération de
mezcaleros qui, contrairement à leurs prédécesseurs, ont eu la chance de
pouvoir faire des études. En ce qui le concerne, c'est grâce au
dévouement de ses trois frères et de son neveu partis aux Etats-Unis
pour financer son master.
«J'ai grandi d'ici, je connais mon village, ses avantages, ses problèmes... Je savais exactement ce qu'il y avait à faire.»
Pendant ses études, Rolando dresse les bases d'une association
destinée à aider les producteurs de la région, en y introduisant une
dimension de long terme. En effet, dans ce milieu de paysans pauvres, la
pression quotidienne prend souvent le pas sur l'avenir et pousse les
producteurs à la surproduction, ou à l'altération des méthodes de
production traditionnelles pour répondre à une demande croissante.
En 2007, son master en poche, Rolando lance le projet Casa Agava de
Cortes, ainsi que sa propre marque de mezcal, qui porte le même nom.
Puis, trois ans plus tard, el Jolgorio, qui propose une sélection de
mezcals d'agaves haut de gamme provenants de différents producteurs de
Oaxaca, dont Sergio Gonzalo Hernandez.
L'organisation Casa Agava de Cortes impose à ses membres des
contraintes de qualité: certification, traçabilité, respect des
traditions et permet un système de production plus entrepreneurial. Une
façon de réconcilier tradition et entrepreneuriat, apportant aux
mezcaleros une fierté et une utilité qu'ils n'avaient pas.
«Je crois que la majorité des producteurs de mezcal ont
l'impression qu'ils font ce travail parce qu'ils ne sont pas allés à
l'école, ils se sentent inférieurs aux autres», explique-t-il avant de renchérir: «Alors que ces méthodes empiriques, dont eux seuls ont la connaissance, sont la force de cette production.»
[Photo : REUTERS/Aubrey Washington - source : www.slate.fr]

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