On retrouve dans Débrouille-toi avec ton violeur toute la force et l’inventivité du post-exotisme d’Antoine Volodine, ces univers étouffants, dévastés, d’où sortent des voix portées par la conviction que c’est grâce au travail sur la langue, qu’elle soit « neutralisée » ou furieusement poétique, qu’en dernier recours on crée des espaces libérés. Signé Infernus Iohannes, ce livre rassemble trois textes de révolte, violents, sombres, radicaux. Trois textes dans lesquels leurs auteures, des militantes révolutionnaires, réagissent à l’aliénation, en particulier dans ses dimensions corporelles, par l’invention de langues débarrassées de leurs éléments oppressifs.
Infernus Iohannes, Débrouille-toi avec ton violeur. L’Olivier, 256 p., 19 €
Écrit par Sébastien Omont
Tout en citant Antoine Volodine, la quatrième de couverture précise qu’« Infernus Iohannes est une signature collective qui regroupe aussi bien des auteures que leurs traductrices ». L’écrivain post-exotique n’apparaît ici qu’en tant que traducteur du dernier texte, « Slogans » de Marina Soudaïeva, déjà publié indépendamment en 2004. Débrouille-toi avec ton violeur s’inscrit dans un ensemble intitulé « Nos grandes traductions ». C’est une traduction que l’avant-propos présente comme une « coécriture », les traductrices (et le traducteur) n’ayant pas hésité à modifier l’œuvre de départ. Le collectif Infernus Iohannes affirme la volonté d’écrire dans une « langue de traduction », y compris lors de la production d’un texte original, avec la même « vigilance sur ce que l’on va confier à la langue d’accueil », en cherchant à « extirper de la langue ce qui renvoyait directement ou secrètement à des traditions religieuses, poétiques et littéraires […] pour que la littérature post-exotique ne soit pas troublée par des proximités culturelles et des non-dits idéologiques dont elle n’a que faire ». Pour autant, écrire dans une langue libérée des « références à des traditions », « neutre », ne revient pas à rejeter sa richesse, ses « mille nuances et mille formes » possibles.
Antoine Volodine« Débrouille-toi avec ton violeur », le premier et le plus long des trois textes, illustre cette déclaration d’intention. Miaki Ono, à qui il est attribué, y affirme, martèle, assène, que toute pénétration est un « viol », que les femmes considèrent comme naturel uniquement à cause de millénaires de conditionnement. Si cette thèse radicale appartient à son auteure, la dénonciation devient de plus en plus persuasive grâce à la convergence entre les arguments développés et la langue pour les dire. La force des traditions et des normes sociales pour faire accepter l’acte hétérosexuel apparaît d’autant mieux que Miaki Ono et ses traductrices cherchent à les expulser de leur écriture, usant d’un langage cru, n’évitant pas les répétitions, refusant les euphémismes, excluant le vocabulaire du libertinage ou de la séduction, parlant de « femelle animale humaine » plutôt que de « femme », de « danse nuptiale avant dépucelage » plutôt que de « mariage ». Le texte emprunte à la littérature révolutionnaire et au pamphlet son martèlement, ses aphorismes, mais le point de vue de Miaki Ono, femme et militante révolutionnaire en lutte contre l’oppression, a sa cohérence, y compris dans ses paradoxes, lorsqu’elle dénonce la revendication du plaisir féminin à l’époque récente comme un nouveau stade de « propagande totalitaire », visant à faire intérioriser aux femmes le désir du viol.
Le message excessif est servi par des arguments justes, si bien que le lecteur ne sait trop à quoi s’en tenir. D’autant plus que le statut de l’auteur se brouille entre Antoine Volodine l’écrivain, son personnage Miaki Ono, ses traductrices Irina Kobayashi et Astrid Koenig qui dépassent ce seul texte puisqu’elles font partie des auteurs cités dans la bibliographie du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze et du collectif Infernus Iohannes (auquel Antoine Volodine le traducteur appartient et n’appartient pas puisque ce collectif est censé n’être formé que de femmes). Alors, dénonciation littérale ? pure fiction ? démonstration de l’efficacité rhétorique du martèlement ? critique de la rhétorique du martèlement à fins de propagande ? ironie ? (l’avant-propos mentionne des « répétitions parfois naïvement adolescentes et même scolaires »). Tout cela à la fois sans doute. Ne reste donc au lecteur qu’à se raccrocher au texte, avec sa force et sa véhémence « cristallisées et épurées » et l’état d’inquiétude dans lequel, comme toutes les grandes œuvres, il nous maintient. Débrouille-toi avec ce texte ; au fond, il est fait pour ça.
« Sous les viandes » décrit une autre contrainte du corps, la naissance. Non comme une expulsion hors d’un cocon protecteur mais comme un enfermement, un traumatisme qui n’en finirait pas, puisque, dans le monde que décrit Molly Hurricane, des méduses extraterrestres ont entièrement recouvert la Terre de leurs masses gigantesques. Les êtres humains rescapés vivent donc à l’intérieur de la viande, sans faim mais asphyxiés par « la société des mille-tripes » tenue par « les boyaux-démocrates » et divisée entre « pourris du haut » et « pourris du bas ». Dans ces boyaux-démocrates, « leurs habituelles tartufferies – mollesse, malhonnêteté, discours liquoreux, double langage, proclamations humanistes, appels à l’effort, appels à l’égalité, mépris des pauvres » et leurs « discours de la stagnation, la justification des avantages accordés aux riches, les mêmes promesses aux démunis et aux laissés-pour-compte », on reconnaît sans peine l’idéologie dominante actuelle.
« Sous les viandes » frappe par sa description d’une société immobile et d’une angoisse liée à l’enveloppe corporelle, métaphore d’un monde fermé, mou et sombre, sans perspective, qui engloutit lentement, telle la viande de la méduse, tels les rêves où la narratrice, Djennie Saranian, n’en finit pas d’essayer de tuer un juge corrompu. L’onirisme incertain, l’errance dans des non-lieux vagues et sombres, la confusion entre ce qui est réel et rêvé, les états intermédiaires, sont des caractéristiques du post-exotisme mais, dans « Sous les viandes », on en vient à désirer la mort tout en redoutant qu’elle ressemble à la vie.
Paru une première fois en 2004, « Slogans » n’a rien perdu de sa sauvagerie énigmatique, de ses éclats coupants. La rhétorique exaltante des communismes russe et chinois, des guerres révolutionnaires, est subvertie par des images quasi surréalistes : « Sorcière nue, quand tu te décapites, n’appelle pas la pluie, ouvre les yeux » ; « Offre du groupe number dva : désincarnez Natacha Amayoq, nous quitterons les maisons étranges ». Les slogans interpellent presque toujours des personnages féminins et évoquent en grande majorité des êtres féminins, « araignes absinthes », « naines rouges », « chrysalides gueuses » dans un contexte de combat, où domine le nihilisme – beaucoup de slogans se terminent par « rien ! » ou « nitchevo ! ». Les paradoxes abondent, absurdes – ou pas : l’absence de contexte ne permet pas au lecteur de choisir une signification, il ne peut que rester en alerte jusqu’au slogan suivant, et ainsi de suite. Pourtant, le post-exotisme ne se referme jamais sur un désespoir tragique. Les trois sections de 343 slogans s’arrêtent toutes sur « Les mauvais jours finiront ! » et Miaki Ono finit « Débrouille-toi avec ton violeur » par « nous aimons aimer quelqu’un d’autre ».
Débrouille-toi avec ton violeur désarçonne, secoue, interroge, mais avec une cohérence impressionnante. Les trois parties résonnent entre elles comme des insurrections féminines face à la contrainte, à la violence, comme des actes de libération grâce au fier retournement des moyens de langage utilisés par l’oppression.
[Photo : Jean-Luc Bertini - source : www.en-attendant-nadeau.fr]
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