sábado, 11 de fevereiro de 2017

Javier Marías, une éducation sentimentale

L’immense écrivain madrilène, auteur de Comme des amours, s’interroge dans un roman somptueux sur le secret et le pardon. 
Javier Marías, ses intrigues captivantes et ses réflexions vitales.

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Peut-on connaître la vérité? Le personnage d'Eduardo Muriel arbore un bandeau noir sur l'œil droit. Il possède une demi-vision, comme nous tous. L'écrivain madrilène Javier Marías mène des enquêtes sur les choses les plus banales de la vie. Nul besoin d'aller chercher du côté du roman policier pour qui sait observer la vie et les hommes. Tout est énigme. Tout est mystère. Tout est trouble. Tout est meurtre. Rien, justement, n'est banal. Ses deux sujets d'observation privilégiés sont l'amour et l'amitié. Son style concentrique, ample, musical cherche, cherche et puis trouve, peut-être. On ne peut pas connaître la vérité mais on peut s'approcher de la connaissance de la vérité. C'est la folie bouleversante des personnages de Javier Marías : ils savent qu'ils ne connaîtront jamais pleinement la vérité mais ils savent tout aussi bien qu'elle existe quelque part et ils ne peuvent donc renoncer à la chercher. Comme le souligne le réalisateur Eduardo Muriel, soupçonnant un ami de s'être mal comporté : soit il l'a fait, soit il ne l'a pas fait, soit c'est moitié-moitié. Chacun livre sa version, chacun réclame sa version. Si rude soit le début parle du chemin du secret et du pardon à travers des vies entières. Javier Marías dit : on peut mentir mais il faudra alors en payer le prix car le véritable problème, avec le secret, c'est qu'on ne peut pas demander pardon.

La confiance et la trahison

Madrid, 1980. Le général ­Franco est mort en 1975. Après quarante ans de dictature, nous sommes en pleine transition démocratique. Le divorce va bientôt être autorisé dans la nouvelle Constitution espagnole. Il le sera en 1981. Un jeune homme de 23 ans trouve un premier emploi de secrétaire particulier auprès d'un célèbre réalisateur et scénariste. Juan de Vere est embauché par Eduardo Muriel. Il fait ainsi la connaissance de sa femme, Beatriz Noguera, et de leurs trois enfants. Il dort de temps en temps dans une chambre de leur maison et entre donc dans leur intimité. Les amis proches, les scènes vues, les violentes disputes. Un soir, il surprend le mari refusant d'ouvrir la porte de la chambre à coucher à sa femme. L'accès lui en est définitivement clos. On ne sait alors ce qu'elle a fait pour se retrouver ainsi humiliée. D'assistant, le jeune homme devient confident. Eduardo Muriel charge Juan de Vere d'une mission : se lier avec son vieil ami, le docteur Jorge Van Vechten, pour savoir si les sombres rumeurs entourant son attitude avec les femmes sont vraies. Le jeune secrétaire se met aussi à espionner son épouse, ­Beatriz Noguera, durant ses longues promenades dans Madrid pour savoir ce qu'elle fait de son temps perdu. L'amour, d'un côté ; l'amitié, de l'autre. Car Javier Marías a mis au centre de son œuvre la confiance et la trahison.

Le passé collectif d'un pays et le passé intime des personnages

Si rude soit le début : une époque festive. Une éducation sentimentale. Une réflexion historique. Dans le Madrid de la movida, la mort du franquisme libère les énergies. Toutes les classes sociales se retrouvent dans les rues d'une ville qui ne ferme jamais les yeux. Juan de Vere, fils de diplomate cultivé, découvre la différence entre l'art et la vie. Le jeune homme n'oublie pas sa mission et ne se délivre pas de son obsession. Qu'est-ce qui est vrai dans les rumeurs entourant le docteur Van Vechten? Pourquoi Eduardo Muriel déteste-t-il son épouse, Beatriz Noguera? Au cœur de toute éducation sentimentale gît la perte de l'innocence. Juan de Vere n'est pas le témoin muet d'un drame conjugal. Il intervient par des décisions et des choix. Ça bouleverse le cours de la vie et le cours de la vie le bouleverse. Pour Javier Marías, on change en bien ou en mal, en bien et en mal, mais on change. On évolue en pensées et en actes. Le parallèle se fait ici entre le passé collectif d'un pays et le passé intime des personnages : à quel point faut-il oublier ce qui fut?
On pense lire Javier Marías pour ses intrigues captivantes mais on découvre qu'on le lit pour ses réflexions vitales. Il rappelle que la première chose dont les hommes ne veulent surtout pas, sans s'en rendre compte, c'est de la liberté, au point de porter aux nues celui qui va les en priver ; il souligne que les générations qui n'ont pas connu la guerre en parle d'autant plus qu'ils peuvent verser des larmes ou s'auréoler de prestige à bon compte ; il avance que la possibilité du pardon passe par la conscience que nous devons avoir d'avoir tous fait quelque chose de répréhensible un jour ou l'autre ; il s'interroge sur le deuil qui possède une "date de péremption sociale" qui fait que les amis sont là un court moment puis passent à autre chose ; il affirme qu'on pourrait dilapider son existence entière à punir et à venger et que cela n'a aucun intérêt. Ses romans s'attachent à la compréhension de l'homme et non à la description politique de la société.

Le clair-obscur des sentiments réversibles

"Si rude soit le début, le pire reste derrière nous…" (Shakespeare). Il faut renoncer à savoir ce que l'on ne peut savoir et faire le deuil d'une vérité absolue. "Si rude soit le début" (la nasse de la rumeur et de la calomnie), "le pire reste derrière nous" (on hausse les épaules et on passe à autre chose). On a tendance à croire ce que l'on nous raconte : Javier Marías instille le doute dans chacune de ses phrases. Elles émergent puis sombrent puis émergent à nouveau. Elles réapparaissent porteuses de nouveaux signes, de nouveaux sens. Il met en scène la circulation de la parole. Que doit-on répéter de ce que l'on a appris et veut-on vraiment affronter la vérité? Javier Marías, traducteur de Thomas Hardy, sait qu'aucune parole n'est neutre. On l'interprète et on la traduit, ouvrant ainsi la possibilité à un sillon d'erreurs, de malentendus, de fautes. L'auteur de Demain dans la bataille pense à moi est un romancier sophistiqué et limpide. Ses personnages ne se veulent pas originaux. Ils cherchent la confiance, redoutent la trahison. Le temps laisse toute latitude pour se comporter bien (au moins une fois) et se comporter mal (au moins une fois) dans une vie. L'œuvre de Javier Marías s'oppose au noir et blanc, ses couleurs du temps de la dictature.
Une voix imprécise et partiale. L'histoire nous parvient, des années après, à travers les mots de Juan de Vere. Quand il entre au service d'Eduardo Muriel, il s'est fixé une règle de conduite : "Juger le moins possible, ne pas me mêler de la vie des autres, et encore moins intervenir." Il se produira exactement le contraire. On pense au film Le Messager, de Joseph Losey, où un jeune garçon manipulé se retrouve dans la famille d'un camarade de classe comme en terre étrangère : accepter tout des autres pour être accepté par tous les autres. L'œuvre entière de Javier Marías baigne dans le clair-obscur des sentiments réversibles. Les frontières sont si poreuses entre la haine et l'amour. Ses hommes et ses femmes observent, écoutent le monde palpiter autour d'eux. Ils sentent avant de savoir. Javier Marías nous rappelle avec justesse que l'homme se croit plus armé pour faire face au passé qu'à l'avenir. Il arrive alors que l'on souhaite que le pire advienne afin qu'il soit enfin derrière nous et desserre ainsi l'étau de l'angoisse. Et alors seulement, si rude ait été le début, la vie peut continuer. 
Si rude soit le début, Javier Marías, trad. Marie-Odile Fortier-Masek, Gallimard, 600 p., 25 euros.



[Photo : Juan Carlos Hidalgo/EFE/MAXPPP - source : www.lejdd.fr]

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