Les femmes chez George Orwell ? Des invisibles, aussi bien dans ses livres que dans sa vie. Deux écrivaines les sortent de l’ombre. Et éclairent aussi une certaine misogynie intégrée chez l’auteur de « 1984 ».
George Orwell à Londres,
en 1945. VERNON RICHARDS/THE ORWELL ARCHIVE, UCL LIBRARY SERVICES, SPECIAL COLLECTIONS
Écrit par Amandine Schmitt
Soixante-quinze ans après la publication de « 1984 », le spectre de George Orwell plane toujours. Cet automne, plusieurs auteurs revisitent l’œuvre prophétique de l’écrivain britannique, mais aussi sa trajectoire, qui renferme encore quelques mystères. Dans « Julia », la romancière américaine Sandra Newman change la focale sur la machine Big Brother en passant par le prisme d’un personnage féminin du roman culte d’Orwell. L’Australienne Anna Funder, elle, s’intéresse à la méconnue Eileen O’Shaughnessy, première épouse d’Orwell à qui il doit probablement plus qu’on ne l’imagine. Et la tendance se confirme au rayon BD, où Xavier Coste prolonge son adaptation de « 1984 » (Sarbacane, 2022) avec « Journal de 1985 ».
« Combler les blancs laissés par Orwell »
Aussi périlleux qu’il puisse paraître, « Julia », réécriture de « 1984 », s’avère un exercice réussi. En érigeant en héroïne celle qui se limitait à incarner l’intérêt amoureux du narrateur Winston Smith chez Orwell, Sandra Newman ne dénature ni le matériau de base ni sa portée, mais enrichit la dystopie originelle de nouvelles perspectives. Elle se fond avec aisance dans l’univers de son illustre prédécesseur si bien qu’on croirait ne jamais avoir quitté les télécrans, la novlangue et la Police de la Pensée (l’excellente traduction d’Hélène Cohen mêle les versions françaises d’Amélie Audiberti et de Josée Kamoun). Mécanicienne au ministère de la Vérité, membre des Jeunesses anti-sexe, Julia apparaît comme une citoyenne modèle. Mais cette jeune femme cynique et terre à terre cache une révolutionnaire, bien plus que Winston Smith dont les simagrées l’agacent. Elle n’a aucun problème à fréquenter les « prolétaires » et à vaquer au marché noir. Par ce simple changement de point de vue, Sandra Newman montre qu’un régime totalitaire coûte plus aux femmes : quid de la contraception ? Du contrôle des naissances ? Des relations entre membres féminines du Parti, qu’Orwell résumait au partage d’un dortoir ?
« Quand j’ai relu “1984” à la vingtaine, j’avais un vrai problème avec le traitement de Julia et je sais que c’est le cas de beaucoup de lectrices », retrace Sandra Newman. Cette critique, récurrente, est prise au sérieux par la Fondation Orwell. Présidée par le fils de l’auteur, l’organisation propose une réécriture à Sandra Newman, remarquée pour ses utopies féministes comme « The Men » (non traduit). « Mon agente m’a contactée à l’aube alors que j’étais encore au lit, raconte l’écrivaine. J’ai accepté immédiatement mais une fois plus réveillée, j’ai eu des doutes. Ils ont été dissipés quand j’ai relu “1984” pour la troisième fois de ma vie. J’ai tout de suite eu envie de réfléchir à ce que Julia pense et ressent. » L’écriture a suivi, Newman avouant « combler les blancs laissés par Orwell ». Par exemple : « Pourquoi Julia et Winston, qui ont des relations sexuelles pendant des semaines, ne s’inquiètent pas d’une grossesse ? J’ai résolu le problème en me disant que Julia ne confiait pas tout à son amant. » « Je découvre une femme pleine d’esprit, dont il est si peu question dans les biographies »
En 2017, quand l’écrivaine et ex-avocate Anna Funder, mère de trois enfants, croule sous la charge domestique, elle cherche du réconfort dans les écrits d’Orwell dont elle a toujours adoré l’« autodérision » et sa « vision au scalpel du pouvoir, la façon dont il opère et sur qui il s’exerce ». Puis elle engloutit six biographies de l’auteur. « Je n’étais toujours pas guérie », plaisante-t-elle auprès du « Nouvel Obs ». C’est alors qu’elle tombe sur six lettres « fantastiques » d’Eileen O’Shaughnessy, compagne pendant près de dix ans de celui qui est né Eric Blair. « Je découvre une femme pleine d’esprit, qui a étudié la littérature sous l’égide de Tolkien à Oxford et dont il est si peu question dans les biographies. Qui était-elle ? »
Dans un éclairant livre hybride (à la fois biographie, autobiographie et fiction), Anna Funder lève donc le voile sur cette fascinante inconnue. Dans le cottage-épicerie décrépi des Orwell, Eileen s’occupait du ménage, du jardinage, des animaux et des clients. Le soir venu, cette lettrée révisait les pages de son tuberculeux de mari. Quand, en 1936, celui-ci part combattre les fascistes en Espagne, elle le suit. Son travail à la logistique et propagande du Poum (Parti ouvrier d’Unification marxiste) lui vaut d’être étroitement espionnée − mais à peine mentionnée dans « Hommage à la Catalogne », récit engagé de son époux. Elle serait aussi celle qui a suggéré la forme de la fable pour « la Ferme des animaux ». Quant à l’influence précise de son poème dystopique de jeunesse titré « Fin d’une époque, 1984 » et de ses fonctions au service de la Censure du ministère de l’Information britannique…
« Enterrée par l’Histoire »
Anna Funder démontre habilement « comment une épouse se fait d’abord enterrer sous les corvées domestiques, puis par l’Histoire ». Parmi les techniques d’« omissions méthodiques », l’utilisation de la voix passive. « Les biographes écrivent : “le manuscrit a été dactylographié”. “Les visas pour quitter l’Espagne ont été obtenus”. “Le bébé a été récupéré”. Plutôt ça que d’admettre qu’Orwell ne s’est pas déplacé pour son fils adoptif », décrypte l’écrivaine. Plus largement, Funder réfléchit à l’apport immense et « non rémunéré, non remercié, invisibilisé » des femmes d’artiste. Fait révélateur : après la mort prématurée d’Eileen, George Orwell distribua les demandes en mariage, qui tenaient plus de l’offre d’emploi, « afin de recréer les conditions nécessaires à sa productivité », note Funder.
Écrivain des masses laborieuses, Orwell n’a pas su (voulu ?) voir que les femmes constituaient un peuple opprimé − quand bien même sa mère et sa tante militaient avec les suffragettes. « Il y gagnait, analyse Anna Funder. Il vivait dans un système où il bénéficiait du travail énorme et protéiforme de sa femme. Ce n’est pas possible de considérer l’autre comme un égal sous peine de se sentir coupable de l’exploiter. C’est là le cœur sombre du “doublepenser”, pour reprendre un terme orwellien, patriarcal. » Pour autant, il ne s’agit pas d’« effacer » Orwell, que Newman et Funder n’ont cessé d’admirer et dont elles reconnaissent l’importance fondamentale de son œuvre. Juste de rappeler à qui il doit (aussi) sa postérité.
[Source : www.nouvelobs.com]
Sem comentários:
Enviar um comentário