C’est au cœur de la région mexicaine du Sinaloa, rendue célèbre par les séries télévisées consacrées aux narcotrafiquants, que l’anthropologue Adèle Blazquez a mené un travail de terrain de deux années. En étudiant le quotidien des bourgs et hameaux ruraux où vivent les paysans producteurs de pavots, elle montre comment la pratique de l’exclusion constitue une modalité radicale d’insertion dans le capitalisme. Cette enquête dans une des zones les plus dangereuses du monde, la petite agglomération de Badiraguato, entremêle le récit de la jeune chercheuse au sein d’une communauté, la reconstitution des histoires de vies de ses habitants et l’observation des multiples interactions entre ses membres, les narcos et l’armée.
Écrit par Philippe Artières
Adèle Blazquez, L’aube s’est levée sur un mort. Violence armée et culture du pavot au Mexique. CNRS, 336 p., 24 €
« Un monde est […] une configuration particulière, momentanée, plus ou moins durable […] de l’espace du “faisable” pour une action donnée (ou pour une série d’actions relativement analogues). […] Le monde qu’impliquent les actions (ce que je dois savoir pour les décrire) est aussi celui qu’elles répètent au jour le jour : c’est l’ordinaire de la vie sociale tel qu’elles contribuent, par leur accomplissement, à le reconduire. » Adoptant cette approche de Jean Bazin, qui, avec Alban Bensa et Daniel Fabre, contribua dans les années 1990 à renouveler l’anthropologie, Adèle Blazquez se lance sur son terrain, marqué par des assassinats hebdomadaires – le titre de l’ouvrage, qui reprend une formule des villageois, fait directement référence à cet ordinaire sanguinaire. Dans ce bourg encaissé, à une cinquantaine de kilomètres du golfe de Californie, elle est d’abord hébergée chez l’habitant, avant de s’installer dans une chambre individuelle, lieu de vie des « réprouvés ». Si les premiers mois sont consacrés à l’observation de la vie quotidienne des femmes et des hommes du village, l’anthropologue se fait ensuite engager à un poste administratif au sein des services municipaux, qui lui offre un point de vue différent sur cette communauté qui cultive le pavot mais en vit très pauvrement – la totalité ou presque de cette production allant aux intermédiaires, aux trafiquants.
L’intérêt de cette recherche est qu’à chaque étape, évitant toute généralisation, l’anthropologue se saisit d’une pratique concrète pour dessiner un monde social et esquisser les ressorts de son fonctionnement. Après avoir posé un cadre théorique sur le rapport du chercheur à son objet d’étude et en particulier à la question de la violence — qui rappelle la position d’Alice Goffman dans son enquête sur les jeunes hommes afro-américains à Philadelphie –, Adèle Blazquez, grâce à des extraits de journal de terrain, fait monter le lecteur dans le pick-up où elle-même a pris place aux côtés d’un des villageois ; elle l’intègre à une discussion qu’elle a dans le modeste café-restaurant avec Yolanda, victime de la violence des hommes ; elle lui présente son « héros », Teofilo, qui fut un des trafiquants importants du lieu : arrêté et emprisonné durant treize ans aux États-Unis, il est revenu au village sans un sou et vit dans la plus grande précarité. Comme nombre des personnages qui apparaissent au fil des pages, cet informateur qui adopte l’anthropologue, lui expliquant bien des éléments du quotidien, lui ouvrant des portes mais sans cesse la protégeant de la violence qui la menace – certains la soupçonnent d’appartenir à la Drug Enforcement Administration états-unienne –, contribue à faire de ce livre un ouvrage à la fois savant et formidablement humain. D’aucuns trouveront cette remarque surprenante ou même incongrue ; si nous insistons sur cette dimension, c’est que l’anthropologie contemporaine a souvent tendance à regarder de haut ses objets et aussi ses lecteurs. Adèle Blazquez trouve le ton juste : si elle se met en scène sur son terrain, ce n’est jamais pour promouvoir une anthropologie « héroïque » – lorsqu’elle mentionne qu’elle s’est sentie menacée lors d’une sortie avec un homme d’un hameau, qu’elle avait, au cas où, emporté un couteau pour se défendre, elle le fait pudiquement, sans jamais se comparer à la condition d’Adriana, la femme enlevée et violée lors de son séjour.
Car le quotidien qu’Adèle Blazquez observe est structurellement intranquille et cette intranquillité a pour cause une incertitude permanente chez chacun des membres de la communauté, mais aussi chez les narcos et ceux qui luttent contre eux. Plusieurs scènes témoignent de cet état ; la première d’entre elles concerne la possibilité de circuler autour de Badiraguato. Afin d’atténuer l’intensité de cette incertitude, de multiples dispositifs sont mobilisés par les acteurs. Blazquez a ainsi des pages passionnantes sur l’usage de la radio qu’utilisent à la fois les villageois, les paysans producteurs, les narcos mais aussi la police, chacun sur des canaux différents. Et les vies décrites sont, à l’image de ces messages radiophoniques, lapidaires et lacunaires. Si l’incertitude est au centre des existences, c’est parce que c’est sur elle que les rapports de domination s’organisent. La pratique du vol/viol des femmes est la plus emblématique de ce rapport de prédation. Elle est à la fois « l’indifférence au consentement dans la fréquentation, l’appropriation violente d’une femme seule, son objectivation et sa mise en enjeu dans des rapports de compétition violente entre hommes, l’exploitation domestique de femmes par des hommes et la violence domestique ». Loin des représentations sensationnalistes, L’aube s’est levée sur un mort révèle un monde où chaque hectare de terre, chaque route, chaque piste, chaque carrefour, chaque café est un lieu « à risques » où soudain l’incertain peut devenir définitif, en fonction de son genre, de son âge, de son appartenance familiale, de sa fonction…
L’objet de cette étude n’est pas, comme on aurait pu s’y attendre, la production et le trafic de stupéfiants, mais la réalité produite par l’économie capitaliste qui s’incarne dans la vente et l’achat d’une matière première : l’opium. De cette culture, il est en réalité peu question, car le regard de l’anthropologue s’intéresse à la manière dont le système que génère ce commerce influe sur les vies des plus anonymes ; en cela, c’est une étude sur les subalternes qu’a écrite Blazquez, des subalternes dont l’existence est hantée par la violence qui ne s’annonce que par cette formule métaphorique « Amaneció un muerto » : il y a ceux qui sont tués, il y a celles qui sont volées (violées), il y a ceux qui doivent partir, il y a enfin celles et ceux qui survivent dans une inquiétante « tranquillité ». Ce contexte fait l’objet de peu de paroles ; les échanges sont discrets, indirects, décousus et toujours menés avec l’air de ne pas s’y intéresser ; en cas d’homicide, on s’exprime par « anticatastases », ces expressions de situations diamétralement opposées à la réalité.
La réussite de l’enquête est de parvenir, par une occupation de terrains multiples, à « décrire » ce silence. Si les acteurs se livrent peu, à l’exception du vieux Teofilo qui apparaît comme intouchable autant par sa gloire passée que par sa misère présente, l’anthropologue contourne cet obstacle en changeant de position et surtout en se plaçant elle-même artificiellement comme en miroir de celles et ceux qui composent cette communauté. Elle « partage » des expériences : circuler sur des routes dangereuses, habiter avec les plus déclassé.e.s, être une femme seule au milieu d’hommes, rendre visibles des proximités avec tel ou telle, prendre un emploi à la mairie. Sur cet ultime terrain, Blazquez montre que, sur le plan de la gouvernementalité locale, la seule possibilité est de développer des programmes sur « des problèmes solubles ». Cette politique est conditionnée par le « contexte » (le début de l’enquête correspond à l’élection d’un nouveau maire, ce qui permet de le suivre depuis son discours d’investiture et l’énonciation de son programme), et les « victoires » du maire se résument à l’organisation de fêtes, l’érection de panneaux et l’édification de belvédères. L’anthropologue entre dans les arcanes du pouvoir local et décrypte sa fragilité en observant l’instauration d’une « routine », cette « régularité hermétique » et protectrice masquant les événements. « Le contexte de violence est donc doublement et méticuleusement évité par la production d’une temporalité municipale, faite de cérémonies, de fêtes et d’événements réguliers, et par une logique routinière de travail, enchaînant les “programmes”. »
Le livre se clôt sur un très utile « retour amont », formule empruntée à René Char, non pour conclure, mais pour préciser les analyses : l’auteure y revient sur cette notion d’incertitude pour l’inscrire dans un temps plus long que celui de son enquête, et pour montrer que cette « difficulté à prévoir en situation » s’inscrit dans un contexte « où la prévisibilité du jeu social est plus écrasante que défaillante ». Elle est un élément clé de la reproduction des rapports de domination et de dépendance. On aura compris que l’anthropologie est ici moins un outil d’analyse d’un « petit » monde qu’un instrument de production d’un savoir critique transposable, levier pour dénoncer des logiques globales de domination.
[Source : www.en-attendant-nadeau.fr]
Sem comentários:
Enviar um comentário