Stupre. Précédé d’une sulfureuse réputation, la libre
adaptation du roman gothique de Matthew G. Lewis par Dominik Moll soumet le
prédicateur Vincent Cassel aux tentations de la chair fraiche.
Ordre et désordre, règle et dérèglements, harmonie et dissonances, le cinéma
de Dominik Moll se déploie, depuis Intimité (1993), à travers des
séries de grandes crises qui exposent le personnage principal aux supplices d’un
écartèlement entre des aspirations antagonistes. C’est à nouveau le cas dans
le Moine, première incursion du cinéaste révélé au grand public avec
Harry, un ami qui vous veut du bien (2000), du côté du cinéma en
costume.
L’action se déroule au XVIIe siècle en Espagne. Le scénario
s’inspire librement du roman gothique éponyme de Matthew G. Lewis, publié en
Angleterre en 1776 alors que son auteur n’a encore qu’une vingtaine d’années.
Aussitôt jugé scandaleux, le texte rencontre, à l’étranger, une certaine faveur
louche auprès de lecteurs de renoms, que ce soit en France (le marquis de Sade)
ou en Allemagne (E.T.A. Hoffmann). Réécrit par Antonin Artaud, qui souhaitait en
tourner une version pour le cinéma et jouer le rôle-titre, le Moine
demeure un classique de la littérature morbide et licencieuse où s’impose la
figure de Satan, prince de ce monde, ordonnateur du récit et des destins. La
version qu’en donne Dominik Moll (qui a cosigné le scénario avec Anne-Louise
Trividic) est libre dans le sens où il a abandonné toute une partie du roman
(l’histoire d’Agnès, qui se passe en Allemagne) pour se concentrer sur les
seules turpitudes d’Ambrosio, ce frère du couvent des capucins réputé pour son
emprise sur les foules au gré de sermons enflammés. Dans le premier chapitre du
livre, Ambrosio est ainsi présenté : «Il passe pour observer si strictement
son vœu de chasteté, qu’il ne sait pas en quoi consiste la différence qu’il y a
entre l’homme et la femme. Aussi les gens du peuple le regardent comme un
saint.»
Promesses macabres. Quand on a su que Vincent Cassel
jouerait Ambrosio, très rapidement, la rumeur a enflé autour du film. On parlait
de festin de sexe, de sang, de moine-vampire et criminel courant, le chibre
turgescent à la main, dans des catacombes à perte de vue. Le film était prêt
pour Cannes, il a fait parti des nombreux refusés et on sait qu’au cours des
différentes projections de presse, il a plutôt déconcerté. L’air du temps
n’entre guère dans la cellule du Moine, c’est vrai, mais on est sûr, en
revanche, que le film a précisément le temps pour lui. Il est probable que
l’horizon d’attente du projet (la star extravertie et les promesses macabres du
genre) est frontalement perturbé par les choix de mise en scène du cinéaste. Le
drame qui se joue bénéficie certes de tout le décorum d’un passé de fantaisie et
des colifichets gothiques (corbeaux, cimetières, apparitions de fantômes…), mais
il se déploie essentiellement à mots couverts, dans la raideur d’automate de
personnages qui ne savent plus ce qu’ils font, bousculés par la saccade des
rêves, des regrets et des fantasmes qui empoisonnent leur raison.
Vincent Cassel est hallucinant en Ambrosio bressonnien, son charisme et son
impétuosité étant comme plaqués au sol par la froide foudre luthérienne de
Dominik Moll qui le guide, blême et rampant, vers les gouffres. L’acteur raconte
comment il a dû se fondre dans une méthode de travail qui ne lui laissait guère
l’occasion d’improviser à partir du texte. Il fallait que chaque ligne soit
prononcée à la virgule près et selon des modalités minimalistes qui ont été pour
lui une sorte d’exercice d’ascèse comme il nous le confirmait à Paris, lors
d’une rencontre à deux voix avec le cinéaste : «Le tournage, c’est un moment
extraordinaire parce que c’est organique. Avec Dominik, on ne s’attarde pas sur
la psychologie du personnage, ses motivations, pourquoi ceci ou cela, on se
retrouve plan par plan dans des trucs précis : "Tourne la tête plus doucement",
"Ne la regarde pas…", "Prends l’objet de cette façon, sans brusquer". On sort du
raisonnement, on entre dans le sensoriel, dans le ressenti du mouvement, du ton.
Je sais si le cinéaste me regarde ou s’il regarde ailleurs, le décor, la
technique… Et dans ce cas, je sais que ça implique souvent une forme de
laisser-aller. Pour le Moine, il était clair que je ne pouvais pas
m’échapper, j’avais l’œil de l’Allemand [Moll est né à Baden-Baden, il est
franco-allemand, ndlr] sur moi ! Pas question de partir en free style ou de
cabotiner.»
«Morale commune». Vincent Cassel, qui a été notamment
Mesrine, ou professeur sadique de danse dans le récent Black Swan et
que l’on verra bientôt dans le rôle d’Otto Gross, élève extrémiste de Freud dans
A Dangerous Method de David Cronenberg a trouvé dans Ambrosio des
paradoxes qui le séduisent, même si en plaisantant il voit aussi le personnage
comme un «type qui baise pour la première fois à 40 ans !» : «Je
trouve rien de plus juste que cette idée de quelqu’un qui proclame quelque chose
haut et fort et qui se comporte à l’inverse des principes qu’il édicte. C’est
quelque chose qui me fascine. La morale commune, au fond, on peut toujours la
questionner et c’est sur ce terrain-là que je veux m’aventurer. Les rapports que
l’on a avec les gens, quand on retire le vernis de civilisation, la politesse,
ça reste quelque chose d’animal. On a tous la même envie d’être aimé, on partage
tous un même désir de posséder, une même peur, un même besoin de se protéger…
J’ai une part sombre dans ma vie, bien sûr, j’ai des faiblesses mais on ne peut
pas se couper de ça, si on n’expérimente pas ces failles-là, ces zones d’ombres,
on se renie d’une certaine façon. Ça peut être le sexe, la drogue, le désir de
se perdre…»
«Dès le début, on entend cette phrase : "Satan n’a que le pouvoir qu’on
veut bien lui donner", renchérit Dominik Moll, qui dit qu’au fond
chacun est responsable de ce qu’il fait. Or le film montre qu’Ambrosio est
marqué, sans en avoir pleinement conscience, par un manque qu’il lui faut
combler et quand cette possibilité s’offre à lui, elle est catastrophique. Sa
situation ambiguë nous oblige donc à nous demander jusqu’à quel point on est
responsable de nos actes et jusqu’à quel point nous sommes programmés par un
destin, ou, dans un autre registre de récit, une origine sociale, un trauma
d’enfance, etc.»
Garde-fou. Tout le film se déroule selon la logique des
cauchemars, on y avance à tâtons à la recherche de murs d’appui, mais ceux-ci se
dérobent ou tombent sans bruit à la moindre poussée. Dominik Moll, évidemment,
ne s’intéresse pas à cette histoire pour sa dimension transgressive, l’affront
qui serait fait à quelque religion que ce soit. Le moine est à la fois le sujet
agissant et le témoin impuissant d’une destruction de l’Idéal, le genre de
martyrologie dont chacun a, au moins une fois dans sa vie, éprouvé la cuisante
blessure. L’universel mystique indiscutable, qui a tenu lieu jusqu’ici de
garde-fou, est soudain repoussé aux marges par une aspiration plus dévorante
encore, un amour charnel pour deux femmes, Matilda (Déborah François), et
surtout Antonia (la révélation Joséphine Japy).
Le psaume 6 («Je suis à bout de forces /Mes os sont brisés / Mon âme est
bouleversée / Reviens, et délivre mon âme…») devient, dans une très belle
scène, la formule qui permet le renversement vertigineux de la foi et de la
volupté, confondant le visible et l’invisible, suturant à même la plaie la
pudeur sentimentale et l’impudeur sexuelle.
Dominik Moll : «Dans les premières prises pour cette scène, le regard de
Vincent se promenait partout sur le visage de Joséphine Japy, comme s’il
cherchait à la dévorer des yeux. Il me semblait que c’était exagéré et qu’au
contraire, son trouble est tel à ce moment-là qu’il lui fallait garder les yeux
fixes, absorbé par un seul point du visage. On ressent plus de trouble et la
tension intérieure à la fois de l’acteur et du personnage.»
Effet d’hypnose. Fermeture et ouverture à l’iris comme dans
le cinéma muet, changement de lumières dans la continuité d’un plan, forts
contrastes chromatiques d’une séquence l’autre, utilisation d’images en
surimpressions, de scènes tournées à la caméra thermiques, musique omniprésente
(travail saisissant d’Alberto Iglesias), les moyens mobilisés par le film
produisent, à l’instar de la complexité de la narration, un effet d’hypnose au
ralenti qui vient de l’expressionnisme de Fritz Lang, des œuvres de Michael
Powell et Emeric Pressburger, du meilleur Roman Polanski. Effet qui dépend du
seul rayonnement sur le spectateur aimanté de ce que Jean Epstein nommait ces
images projetées, hors mesures, dans les cinémas, images «que l’œil ne sait
former ni si grandes, ni si précises, ni si durables, ni si
fugaces».
Le Moine, de Dominik
Moll, avec Vincent Cassel, Déborah François, Joséphine Japy, Catherine
Mouchet… 1 h 41.
Par Didier Péron
[ Source : next.liberation.fr]
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